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Mais que François Hollande va-t-il donc faire en Turquie?

Mauvais timing pour la visite présidentielle de François Hollande en Turquie. C’est en tout cas ce que pointent certains. Et s’ils se trompaient?

François Hollande, le 24 janvier 2014.  REUTERS/Filippo Monteforte/Pool
François Hollande, le 24 janvier 2014. REUTERS/Filippo Monteforte/Pool

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Apparemment, le moment tombe mal. La Turquie dans laquelle se rend le président François Hollande serait en pleine dérive autocratique, islamo-nationaliste et anti-occidentale.

La date de la visite, qui débute ce 27 janvier pour s’achever le lendemain, est connue depuis début novembre. Or depuis le 17 décembre, et à la suite du vaste coup de filet anti-corruption lancé contre son entourage, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est emporté dans une spirale de plus en plus autoritaire, laissant entendre qu’il est l’objet d’un vaste complot mené par son ancien allié islamiste, la néo-confrérie Gülen, avec le soutien des Etats-Unis et d’Israël. L’homme fort de Turquie bloque les procédures judiciaires, multiplie les purges au sein de la police et de la justice, restreint la liberté de la presse et d’expression… Bref, le pays, toujours candidat à l’Union européenne, n’aurait plus d’Etat de droit que le nom.    

Et c’est dans ce contexte que le Président français effectue une visite espérée et attendue en Turquie depuis vingt mois.

Président d’un grand pays européen, à deux mois d'échéances électorales importantes en Turquie comme en France, François Hollande ne risque-t-il pas de servir les intérêts politiques de Recep Tayyip Erdogan et d’apporter un surcroît de légitimité à un Premier ministre pourtant de plus en plus acculé et désavoué par de nombreuses chancelleries occidentales? C’est ce que pensent, non sans quelques fondements, plusieurs éditorialistes et analystes français tandis que l’opposition UMP, par la voix de Xavier Bertrand, jouant de nouveau de l’épouvantail de l’adhésion turque, demande au successeur de Nicolas Sarkozy d’«avoir le courage de dire qu'il s'y oppose» lui aussi.  

Faire oublier Nicolas Sarkozy

On pourrait écrire qu’avec la Turquie, la France fait décidément tout de travers. Quand il s’agissait d’encourager le gouvernement turc dans des réformes démocratiques, l’ancien Président, de droite, durcissait le ton et dénonçait au contraire une supposée incompatibilité géographique, culturelle et religieuse.

Et alors qu’il s’agirait de marquer fortement sa désapprobation vis-à-vis des dérives autoritaires du Premier ministre turc, le nouveau Président, de gauche, fait le voyage d’Ankara.

On humilierait quand il faudrait soutenir, puis on soutiendrait plutôt que de prendre ses distances. Bref, la France serait définitivement à contretemps avec la Turquie. 

Et si cette analyse pêchait par simplisme? Si nous avions tout faux? Si au contraire, en effectuant cette visite maintenant, alors que la démocratie turque est en pleine déconfiture, François Hollande se trouvait, si ce n’est en position de force, au moins dans une situation bien plus avantageuse? Si le moment, somme toute, ne tombait pas si mal pour nous?

D’abord parce qu’annuler cette visite, importante et symbolique aux yeux, aussi, d’une partie de la population turque, aurait été une catastrophe. Cela aurait sans doute valu rappel par Ankara de son ambassadeur. Ce qui aurait empiré le déjà très lourd contentieux politique turco-français. Et sans procéder au distinguo entre le pouvoir et le peuple, nous aurions conduit la Turquie à se renfermer encore un peu plus, à se marginaliser.

Car cette visite d'Etat est la première depuis celle que fit en 1992 le mentor de l’actuel Président, François Mitterrand. Elle est censée faire (un peu) oublier le passage au pas de charge, cinq heures montre en main, effectué en février 2011 par Nicolas Sarkozy en tant que Président du G20.

Les trois atouts de François Hollande

François Hollande arrive d’ailleurs avec un préjugé plutôt positif dans l’opinion publique turque, qui fut largement consensuelle dans la détestation de son prédécesseur. Les Turcs ne demandent qu’à tourner la page. Et il y a fort à parier qu’ils vont mettre «les petits plats dans les grands», ce qu’ils font excellemment pour peu qu’ils le veuillent.

Surtout, François Hollande a trois atouts. Il est d’abord servi par le «protocole», qui va lui ôter une sacrée épine du pied. Son interlocuteur «naturel» est le Président Abdullah Gül, pas le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Certes, la fonction de président de la République est essentiellement honorifique en Turquie. D’ailleurs, en 2011 c’était avec le Premier ministre turc que Nicolas Sarkozy avait mené sa «visite de travail». Mais grâce au protocole, l’entrevue avec Recep Tayyip Erdogan, délicate, est réduite à la portion congrue: le lundi en fin d’après-midi.

Abdullah Gül et François Hollande, en revanche, ne vont presque pas se quitter: entretien en tête-à-tête, signatures d’accords bilatéraux, soirée lundi à Ankara et déjeuner mardi à Istanbul. Et les deux chefs d'Etat feront conférence de presse commune.

Avoir Abdullah Gül comme interlocuteur principal est en soi déjà, dans le contexte actuel, un fort geste politique. Le président de la République de Turquie possède, lui, encore toute sa légitimité, il n’est pas touché par l’opération anti-corruption. Et ses ambitions sont intactes.

«Ami de trente ans» du Premier ministre avec lequel il a fondé le Parti de la justice et du développement (AKP au pouvoir depuis 2002, islamo-conservateur), il envisagerait un jeu de chaises musicales. Et se verrait bien remplacer Recep Tayyip Erdogan au poste de Premier ministre en reléguant ce dernier au Palais présidentiel de Cankaya.

Depuis les manifestations de mai et juin, dont il a dénoncé la violence de la répression, Abdullah Gül marque sa différence et laisse entendre publiquement ses désaccords: sur la politique étrangère de la Turquie, en Syrie par exemple, ou vis-à-vis de l’Union européenne. Il représente un des prétendants les plus crédibles pour autant que son heure arrive.

Dans les pas de l'Union européenne

Second atout pour le Président français: la séquence Bruxelles-Ankara de la semaine précédant sa visite en Turquie.

Le 21 janvier, le Premier ministre turc a dû venir s’expliquer devant les instances européennes bruxelloises. Les présidents de la Commission européenne, du Conseil européen et du Parlement européen ne se sont pas défilés et ont mis en garde Recep Tayyip Erdogan contre toute atteinte à l'Etat de droit et au principe de séparation des pouvoirs. Les dérives autoritaires du Premier ministre turc brouillent, pour le moins, les perspectives européennes de la Turquie.

François Hollande peut donc s’inscrire dans le droit fil de Messieurs Schulz, van Rompuy et Barroso, s'aligner sur les critiques formulées à Bruxelles sans pour autant apparaître en première ligne de l'offensive. D’autant qu’en ayant autorisé, en février, l’ouverture d’un des cinq chapitres bloqués à la négociation par Nicolas Sarkozy, Paris n’apparaît plus comme l’empêcheur d’avancer vers l’intégration —même si du côté turc, on trouve qu'un chapitre sur cinq, c'est trop peu. La France est cependant plus légitime désormais pour demander à Ankara de faire un geste sur Chypre afin de débloquer d’autres chapitres ou bien encore de rappeler à Recep Tayyip Erdogan qu’ouvrir les chapitres 5 sur les marchés publics et 8 sur la concurrence serait fort possible, à condition qu’Ankara fournisse des informations sur la transparence et les aides publiques, ce que le Premier ministre turc refuserait absolument.

Troisième atout: la partie française et la partie turque semblent s’être mises d’accord pour reconnaître que la question de la reconnaissance du génocide arménien, grosse pomme de discorde, est désormais balisée par l’arrêt du Conseil constitutionnel français retoquant la loi pénalisant la négation des génocides et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, rappelée en décembre 2013, qui juge que nier la qualification de génocide ne signifie pas nier la réalité des événements de 1915. 

Ce dont pourrait parler Hollande

Côté turc, on souhaite plus encore: que le Président François Hollande, connu pour sa sensibilité arménienne, s’engage à ne rien faire au delà de la loi de janvier 2001 adoptée par l’Assemblée nationale; qui reconnaissait ainsi publiquement le génocide arménien.

Mais si la France, explique un diplomate, s’inscrit dans la «continuité de la loi de 2001», c'est avec «le devoir de soutenir un travail de mémoire au nom des victimes et de leurs descendants». En Turquie, sur ce sujet «on vient encourager mais pas juger», précise-t-on à Paris.

L’annonce de la rencontre présidentielle prévue mardi à Istanbul avec Rakel Yagbasan, la veuve dde Hrant Dink, le journaliste arménien assassiné en 2007 par un jeune ultranationaliste turc, est d'ailleurs positivement accueillie par Ara Toranian du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France. Ce dernier a rencontré, en décembre, le Président de la république française, afin de lui rappeler que d'ici fin 2014, la France doit transposer dans sa législation la loi-cadre européenne de 2008 pénalisant le racisme, la xénophobie et le négationnisme et, dit Ara Toranian, il pense avoir été entendu.

Bref, l’objectif «normalisation des relations» avec la Turquie n’est pas gagné mais pas inaccessible non plus, d’autant que cette visite devrait aussi permettre un renforcement des liens économiques alors que la livre turque a perdu plus de 30% de sa valeur en un an et que les investisseurs occidentaux s’inquiètent de la stabilité du pays.  

A la différence de Nicolas Sarkozy, François Hollande n’a pas grand-chose à se faire pardonner par les Turcs, qui savent pourtant assez bien jouer de la culpabilité judéo-chrétienne de l’Occident. Il est audible et si cette visite n'est pas si mal venue, c'est parce qu'elle peut même, selon ce que dira le Président français, constituer un signe d'encouragement pour les démocrates turcs, dont plusieurs centaines de milliers ont manifesté en mai et juin et continuent, parfois courageusement, à le faire. 

Et puis, l'hôte d'Abdullah Gül pourrait s’enquérir du sort réservé à la sociologue Pinar Selek, dont les autorités turques demandent l’extradition à la France, où la jeune femme s’est exilée après sa condamnation à la prison à vie en Turquie.

Et il devrait questionner ses interlocuteurs sur le rôle qu’auraient pu jouer les services secrets turcs dans l’assassinat de trois militantes kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, inscrit sur la liste des organisations terroristes par l’Union européenne et par les Etats-Unis) il y a un an, en plein coeur de Paris. 

Une de ces trois jeunes femmes se nommait Fidan Dogan. Elle avait 27 ans et avait grandi à Strabourg. A plusieurs reprises, elle avait par le passé rencontré les responsables du Parti socialiste pour les informer de sa cause. L'un d'eux s'appelait François Hollande.  

Ariane Bonzon

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