Culture

Le sexe à l'écran, anatomie d'un rapport

Chacun à leur manière, trois très beaux films,«La Vie d’Adèle», «L’Inconnu du lac» et «Nymphomaniac», ont, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma.

«Nymphomaniac» de Lars Von Trier.
«Nymphomaniac» de Lars Von Trier.

Temps de lecture: 7 minutes

Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.

Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux. 

Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.

Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma. 

Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.

La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités.

Regard du spectateur

Les deux films français ont en commun de concerner des amours homosexuelles. Il se trouve que l’époque de leur sortie a aussi été en France celle d’un des plus violents débats concernant les mœurs et l’homosexualité que ce pays ait jamais connu, à l’occasion de l’autorisation par la loi du mariage gay. Là s’arrête la ressemblance, mais pas la comparaison.

Bien des choses différencient en effet les deux films. L’homosexualité est très présente depuis ses débuts dans l’œuvre d’Alain Guiraudie —elle jouait un rôle majeur dans Ce vieux rêve qui bouge et Le Roi de l’évasion—, alors qu’elle n’a aucune place particulière dans l’ensemble des films de Kechiche.

Dans L’Inconnu du lac, la manière de filmer les corps masculins, leur nudité, les caresses et les autres pratiques physiques mais aussi les paroles, codées ou très explicites, participent clairement d’une revendication (oui, on peut montrer ça, parler de ça) en même temps que d’une quête de sensualité. Celle-ci est construite sur un triangle, dont deux termes sont les personnages à l’écran et le troisième le spectateur.

Sexuelle ou pas, toute scène de cinéma suppose certes le regard du spectateur, mais on fait presque toujours comme si celui-ci n’était pas là, le plaçant «en sécurité» dans la position de voir ce qui est en principe sans témoin (une situation intime, mais aussi bien un crime ou une promenade sur la plage). [1] Ici, le regard des autres, voyeurs présents sur les lieux de l’action filmée ou observateurs plus ou moins attentifs et méthodiques, et les commentaires sur ce qui advient, sont partie prenante de ce que construit le film et du trouble érotique et inquiétant qu’il suscite, mais aussi de l’empathie, voire de la tendresse, pour les personnages qui émanent du film, et qui en font la très singulière séduction.

Dans l’un des meilleurs articles de L’Encyclopédie du nu au cinéma dirigée par Alain Bergala, Jacques Déniel et Patrick Leboutte, intitulé «Double pénétration», Charles Tesson mettait en évidence les effets de la contrainte pour le cinéma pornographique de faire place à l’œil du spectateur. Dans une approche non pornographique, entre autre parce qu’il se pose ouvertement cette question, Guiraudie réussit avec grâce et délicatesse cette «double pénétration», par le sexe et par le regard, de ce qui est d’ordinaire en concurrence toujours forcé. Dès lors, il peut accomplir cette réinvention du film noir, littéralement cette nouvelle incarnation (la présence possible de nouveaux corps) d’un genre de cinéma, avec toutes ses puissances traditionnelles d’interrogation, grâce aux ressorts du suspens, sur les ambiguïtés de l’âme humaine.

Accompagner l'expérience du plaisir

Cette interrogation de la place du regard, y compris en termes d’érotisme, est loin d’être indifférente à Abdellatif Kechiche. Il suffit de se rappeler la danse du ventre de Hafsia Herzi à la fin de La Graine et le Mulet, et la tension douloureuse entre séduction et mise en danger qui y éclosait à mesure qu’elle durait. Pas d’acte sexuel au sens strict ici, mais le redoublement troublant du regard du spectateur de cinéma avec celui des spectateurs-voyeurs (affamés) qui, dans le film, regardent la jeune femme danser contre le temps et l’échec.

Le regard sur un corps de femme, regard destructeur, véritable viol décliné sous de multiples formes avant le passage à l’acte dans les conditions les plus dégradantes de la prostitution valant condamnation à mort, était au centre de Vénus noire, sans ménager au spectateur aucune autre place où se réfugier, d’où l’extrême dureté du film de Kechiche. Rien de tel avec Adèle, qui renoue avec la posture classique du spectateur, qui voit «comme au cinéma», sans justification ni interrogation de la place de son regard.

La question est cette fois ailleurs. Elle est dans la capacité du cinéma à accompagner l’expérience même du plaisir des protagonistes, et à l’offrir comme telle aux spectateurs (des deux sexes et de toutes orientations sexuelles). Que la grande séquence où Adèle et Emma font l’amour soit érotique, au sens de procurer une excitation sexuelle à beaucoup de spectateurs, est très probable mais n’est pas essentiel. L’essentiel est de rendre perceptible ce qui advient aux personnages eux-mêmes à travers cette expérience.

Pour y parvenir, outre la beauté et le talent des actrices, le cinéaste recourt à ce qui est devenu un de ses moyens esthétiques et dramatiques les plus puissants, la durée. C’est en continuant de filmer les étreintes des deux jeunes femmes avec la même attention qu’il fait naître une sensation qui, sans rien éliminer de ce qui touche au physique, ouvre l’espace à une autre relation que celle de voyeur. Mieux, Kechiche installe une possibilité de sublime, et qui ne peut exister que dans le cas des amours entre femmes: une possible éternité, la promesse d’un plaisir partagé, donné l’une à l’autre à égalité, et qui soit sans fin, sans la butée et la retombée, même transitoire, de la jouissance masculine.

Sexe comme marché, sexe comme symptôme

On pourrait considérer que Lars von Trier s’est posé des questions comparables à la fin des années 90 lorsque sa société de production, Zentropa, a abrité la création d’une filiale, Puzzy Power, vouée à la production de films pornos pour femmes. Si elle a donné lieu à la publication du Puzzy Power Manifesto [2] et à la production de quelques films (Constance, Pink Prison, All About Anna…), cette entreprise «mécanique», au sens où elle repose sur la seule inversion des stratégies classiques du porno, n’a guère donné de résultat sur le terrain du cinéma.

C’est que Lars von Trier, qui est un grand cinéaste puritain, ne fait place à la sexualité que comme pratique réelle, et pas du tout comme production esthétique et donc érotique. L’un des aspects du génie de Trier, singulièrement dans Nymphomaniac, est de tresser ensemble les différentes occurrences de cette pratique réelle: le sexe comme activité banale de la quasi-totalité des espèces animales, le sexe comme marché, le sexe comme symptôme.

La manière de filmer le sexe comme activité banale reprend la question là où Godard l’avait laissée avec les leçons d’éducation sexuelle de Numéro deux il y a plus de 30 ans —et avant lui Chantal Akerman dans Je, tu, il, elle (1973) et Luc Moullet dans l'excellement titré Anatomie d’un rapport (1976). La dimension mercantile est au cœur d’une stratégie très sophistiquée de promotion, qui invente un, voire plusieurs autres films fantasmés par les spectateurs, films que Lars von Trier n’aurait réalisé pour rien au monde, et à l’aune desquels ils regarderont Nymphomaniac. Le sexe comme symptôme est le sujet même du film, entièrement construit autour des thèses freudiennes d’Au-delà du principe de plaisir, sur la répétition et le manque.

Comment il y en a

La question du réalisme de la représentation (et a fortiori de la réalité du rapport sexuel entre acteurs) devient désormais complètement absurde et hors sujet. Le jeu du vrai et du faux est ailleurs, et exactement comme Godard disait dans Week-end «C’est pas du sang, c’est du rouge», Lars von Trier dit dans Nymphomaniac: «C’est pas du cul, c’est du malheur.»

Trois modes d’existence du sexe dans trois films très différents, donc. Mais pourtant une donnée commune: à chaque fois la relation à l’acte sexuel spécifie le film. La question n’est pas qu’il y ait «du sexe», mais comment il y en a.

Dans une époque paradoxale où les tabous et le puritanisme sont loin, très loin d’avoir disparus mais où l’imagerie pornographique est accessible en ligne pratiquement partout et pour tous, la monstration de cette activité-là permet de singulariser des «manières de faire», qui ne sont pas seulement des manières de montrer mais des manières de construire une relation particulière avec une collectivité de spectateurs comme individus. En quoi le sexe à l’écran demeure bien une question de cinéma.

Jean-Michel Frodon

[1] Sur cette question, le film récent le plus intéressant est Dans la maison de François Ozon, avec la position instable de Fabrice Luchini en double du spectateur introduit dans l’intimité de la maison que décrivent les rédactions de son élève. Revenir à l'article.

[2] Les recommandations du Manifeste, qui imite celui de Dogma, portent sur un scénario crédible, le respect des désirs de la femme, pas de violence, pas d’éjaculation faciale ni de fellations forcées, l’introduction de séquences d’humour. Revenir à l'article.

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