Culture

Comment «Donjons et Dragons» a annoncé notre société geek

Les innovations d'Apple, le renouvellement des systèmes d'exploitation, les psychoses autour du jeu vidéo... Le célèbre jeu de rôle, qui fête ses quarante ans, anticipait bien des tendances du monde numérique d'aujourd'hui.

Des dés spéciaux de «Donjons et Dragons». <a href="http://www.flickr.com/photos/merydith/4676661355/">Will Merydith</a> via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">License by.</a>
Des dés spéciaux de «Donjons et Dragons». Will Merydith via Flickr CC License by.

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En ce mois de janvier 2014, le jeu Donjons et Dragons fête ses quarante ans. Le rappel d’un temps où le terme «jeu de rôle» n’était pas synonyme de World of Warcraft mais de papier, crayons et dés.

Créé par Gary Gygax et Dave Arneson, Donjons et Dragons (D&D pour les intimes) avait et a toujours des horizons ambitieux, sans le budget d’un Peter Jackson. On s’assied autour d’une table avec quelques amis, imagine que l’on incarne les héros d’une histoire d’heroic-fantasy narrée par l’un des participants (appelé le Maître du Donjon) et se livre aux péripéties ordinaires du genre (se battre contre des monstres, jeter des sorts, accumuler des trésors) via un ensemble de règles et de jets de dés bizarres (à huit, dix ou vingt faces).

D&D réconciliait chez les ados d’alors bosse des maths et fibre artistique. Car le personnage joué (guerrier, voleur, mage ou prêtre, pour citer les professions basiques) est autant une somme de statistiques sur une feuille que matière à du théâtre improvisé avec ses partenaires. Et avec le Maître du Donjon, garant du récit, des règles et voix des autres protagonistes de l’aventure: c’est lui le tenancier d’auberge, l’elfe sexy, le méchant sorcier à vaincre ou le monstre en gélatine rencontré dans un couloir.

En jargon, cela donnait:

«Lance un D20 et n’oublie pas de rajouter +2 de bonus pour ton épée magique; oui, tu as obtenu un 20, donc c’est jet critique et dommages doublés pour le garde.»

Dans le cinémascope mental des joueurs et la bouche du Maître, c’était plutôt quelque chose comme:

«La lame brillante de ton épée fend la tête du garde en un éclair, vite suivi par le vermillon de son sang jaillissant comme un geyser.»

Plus de 30 millions de personnes dans le monde se sont prises au jeu depuis sa création. Donjons et Dragons a été traduit en français et dans une dizaine de langues, adapté en dessin animé et (mauvais) films. Une relique ringarde? Plutôt le pont entre la culture geek d’hier et d’aujourd’hui, qui prouve, dans le détail, que rien n’y a vraiment changé depuis 1974.

Donjons et Dragons et Apple

Les points communs entre le jeu et Apple, ainsi, sont nombreux. A l’origine, une aventure initiée par deux associés à domicile à la même époque, le milieu des années 70. Steve Jobs et Steve Wozniak bricolent leurs ordinateurs dans le garage de la maison du premier, les créateurs de D&D planchent dans la cave de la maison de Gygax.

Lui (courtier en assurance) et Arneson (agent de sécurité) sont fans de wargames, ces jeux de stratégie qui reconstituent des batailles historiques avec des figurines sur un plateau. Ils veulent les décoincer, les passer au prisme de Tolkien et non pas Napoléon, en conserver le souffle mais les rendre plus généreux qu’une énième recréation minutieuse d’Austerlitz. Comme Jobs et Wozniak, ils croient à la démocratisation d’un appareillage lourd pour l’utiliser chez soi, entre amis: leur création est aux wargames austères (dont les praticiens snoberont ce nouveau jeu) ce que les produits Apple étaient aux lourds ordinateurs.

D'ailleurs, pourquoi ces dés aux formes curieuses? Pour plus de liberté et maximiser les chances: avec deux dés classiques, à six faces, les probabilités d’obtenir un 2 et un 12 sont plus rares (une chance sur douze) que celles d’avoir un 6, 7 ou 8. Un dé à vingt faces rééquilibre la situation, chaque nombre ayant la même probabilité de sortir (5%).

Mais le vrai pari de Gygax et Arneson est de vouloir gagner de l’argent avec D&D. En 1973, Gygax créé la société TSR (Tactical Studies Rules) pour publier le jeu sous formes de livrets au look austère, logés dans une boîte en carton.

C’est le succès: en 1996, les ventes des jeux auront rapporté 40 millions de dollars. Arneson quittera l’affaire, comme Wozniak délaissera Apple, restera dans l’ombre de son binôme tandis que TSR grossira pour mieux s’empêtrer comme Apple dans des imbroglios financiers et commerciaux. Gygax sera écarté de l’entreprise qu’il a montée, tout comme Jobs. TSR aura son ennemi juré, façon Microsoft, en la personne de Wizards of The Coast, éditeur du jeu de cartes à collectionner Magic, qui concurrencera durement le jeu de rôle dans les années 90.

En 1995, TSR voudra les contrer avec un jeu de dés à collectionner, Dragon Dice, aussi séduisant qu’un Macintosh TV. Avant de se faire racheter par Wizards of the Coast en 1997, qui elle-même deviendra une filiale de l’empire du jouet Hasbro en 1999.

Donjons et Dragons, un système d’exploitation

Concrètement, le jeu est l’équivalent d’un Windows ou d’un Mac OS, un système d’exploitation. C’est aux joueurs de l’utiliser comme cadre pour bâtir des aventures comme on créerait un logiciel ou ferait tourner un ordinateur. Sauf qu’ici, tout est réellement virtuel, dans l’imaginaire des participants.

Et comme tout OS, Donjons & Dragons évolue pour être meilleur, corriger les règles litigieuses, simuler toutes les situations —et solliciter le portefeuille du client. Il y aura eu huit versions du jeu, dont Advanced Dungeons & Dragons (1977), Advanced Dungeons & Dragons 2nde édition (1989), Advanced Dungeons & Dragons 2nde édition révisée (1995) puis retour à Dungeons & Dragons 3ème édition (2000)… 2014 verra l’arrivée d’une cinquième édition appelée D&D Next: elle aurait pu s’appeler D&D 5S, on n’aurait pas vu la différence.

Par contraste, les règles de D&D sont open source, libres comme Linux, ouvertes à tout auteur de jeu de rôle qui voudrait les utiliser pour développer d’autres univers indépendants de la ligne officielle.

La psychose Donjons et Dragons

Comme toute passion geek, Donjons et Dragons a eu son quart d’heure de soufre aux Etats-Unis, bien avant qu’on accuse les jeux vidéo d’inciter au meurtre.

Mais que font donc ces ados attablés avec leurs livres aux illustrations monstrueuses et leur langage codé? Ils deviennent fous, ne distinguent plus réalité et fiction si l’on en croit le cas fondateur de James Dallas Egbert III en 1979. Cet étudiant disparut de son université du Michigan pendant un mois. Le détective engagé par les parents pour le retrouver bâcla l’enquête en théorisant que sa pratique du jeu de rôle était une piste —que James s’était perdu dans les sous-sols de la fac à jouer et à vivre «en vrai» une aventure de D&D. Egbert s’était en fait caché chez un ami après une tentative de suicide.

Mais il y avait de quoi enflammer l’imagination des médias et d’un écrivain, Rona Jaffe, qui en tira le roman Mazes & Monsters («Labyrinthes et Monstres») en 1981. Le livre fut à son tour adapté en téléfilm l’année suivante avec un Tom Hanks jeunot en joueur schizo, persuadé de sauter d’une tour à l’autre du World Trade Center pour réussir un sortilège.

Satanisme, sorcellerie, blasphème, viol, prostitution et plus encore sont les autres effets secondaires de D&D selon Patricia Pulling, dont le fils joueur se suicida en 1982. Pulling affirmait qu’une malédiction jetée sur le personnage incarné par son fils lors d’une partie le poussa au suicide.

La mère inconsolable fonda en 1983 le collectif B.A.D.D. (Bothered about Dungeons & Dragons, «inquiet à cause de Donjons et Dragons») pour faire campagne contre le jeu. La couverture de leur brochure d’information portait une citation anonyme qui résume l’incompréhension des groupes chrétiens paranoïaques et des parents mal informés:

«Plus je joue à D&D, plus j’ai envie de m’échapper de ce monde.»

Pour apaiser les esprits, TSR retira toute référence aux démons et au diable dans le jeu à partir de 1989, avant qu’ils y soient réintégrés dans les années 2000.

Trente après, D&D est toujours un peu incompris: Hollywood n’a aucun scrupule à tirer un film de World of Warcraft (annoncé pour 2016 avec Duncan Jones à la réalisation), mais Dan Harmon, créateur de la série super-geek Community et forcément fou de D&D, rappelle combien NBC rechigna à l’idée d’un épisode, par ailleurs excellent, autour d’une partie de Donjons et Dragons.

Et même en prison, le jeu fait encore jaser: en 2004, le pénitencier de Waupun (Wisconsin) interdit à quatre prisonniers de jouer à D&D sous prétexte que le jeu «incite à former un gang et à entretenir des fantasmes de violence et d’évasion».

Geeks d’hier, stars d’aujourd’hui

Enfin, que sont devenus ces joueurs de Donjons et Dragons des années 70/80? Certains se portent bien, merci: le basketteur Tim Duncan, le créateur des Simpsons Matt Groening, le réalisateur Jon Favreau (qui vante D&D comme école pour structurer un univers de fiction) ou les acteurs John C. Reilly, Robin Williams et Vin Diesel. Ce dernier s’était même fait tatouer (provisoirement) le nom de de son personnage fétiche de D&D (un chasseur de sorcières baptisé «Melkor») sur le tournage du film xXx.

Et les joueuses? On les trouve toujours à la marge, dans la catégorie geekette sexy: par exemple des actrices porno américaines, comme Kimberly Kane ou Mandy Morbid, qui ont même filmé leurs parties pour un reality show sur internet en 2010, I Hit It With My Axe («Je l’ai frappé avec ma hache»).

La règle du jeu selon Gygax, mort en 2008, continue de se perpétuer dans des domaines insoupçonnés. Ainsi, dans les livrets de D&D, ce dernier écrivait:

«Si leurs personnages n’ont pas la même étoffe que Conan le Barbare, les joueurs peuvent apprécier le fait qu’ils écrivent leur propre histoire et écrivent leur propre légende, sans revivre celles d’un autre.»

Ce que politiques et communicants appelleraient de nos jours du storytelling.

Léo Soesanto

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