Culture

«Nymphomaniac», un film fourré aux mathématiques

Après la critique cinématographique, la critique mathématique.

Nymphomaniac.
Nymphomaniac.

Temps de lecture: 7 minutes

Si le premier volume du Nymphomaniac de Lars Von Trier, dont on attend avec impatience la seconde moitié prévue pour le 29 janvier, passionne notamment par le point de vue qu’il offre sur le storytelling (vous pouvez lire à ce sujet l’article de Jean-Michel Frodon), c’est également un grand et beau film mathématique, qui multiplie les références explicites à cette science souvent boudée par le septième art.

Attention, cet article contient de nombreux spoilers.

Il est bien difficile d’assembler totalement les morceaux avant d’avoir pu voir l’intégralité du film –version courte ou version longue, peu importe ici–, mais les mathématiques occupent dans ce volume 1 une importance pas loin d’être exponentielle, souvent reliées aux différentes étapes du périple sexuel de Joe, la narratrice.

Interprétée par Charlotte Gainsbourg, Joe raconte sa nymphomanie au prévenant Seligman, qui l’a ramassée en sale état dans la rue. Après quelques considérations liées à son enfance, elle finit par décrire la perte de sa virginité, quelque part au milieu de l’adolescence. L’affaire sera froide, brutale et vite entendue: un rapport vaginal constitué de trois mouvements de va-et-vient, puis un rapport anal imposé par son partenaire, d’une durée de cinq allers-retours.

Tandis qu’elle dissèque quantitativement ce rapport sexuel, la somme 3+5 s’affiche progressivement, en transparence par dessus l’image. A travers cette simple somme, Lars Von Trier semble indiquer que chaque relation sexuelle à venir pour Joe va être définie par ces deux chiffres. En mathématiques, on appelle ça un idéal engendré par deux éléments: c’est comme si chaque rapport était forcément constitué de 3m mouvements vaginaux et 5n mouvements anaux, où m et n sont des entiers naturels (c’est-à-dire positifs).

Un petit jeu numérique

Mais Seligman voit les choses autrement: pour lui, cela saute aux yeux, 3 et 5 sont des nombres de Fibonacci. De quoi égarer le spectateur non matheux; fort heureusement, il y reviendra vers la fin de ce volume 1. Mais un petit rappel s’impose, car c’est peut-être sur ce concept mathématique que repose l’intégralité du propos de l’insaisissable monsieur Lars.

Mathématicien des XIIe et XIIIe siècles, Leonardo Fibonacci (nom posthume signifiant fils de Bonacci) connut un succès immédiat grâce à ses travaux sur l’arithmétique appliquée au calcul commercial; mais c’est pour la fameuse suite de Fibonacci (et les nombre qui lui sont associés) qu’il fait aujourd’hui encore la joie des mathématiciens et des physiciens.

La suite de Fibonacci suit un fonctionnement extrêmement simple, expliqué dans la dernière partie de Nymphomaniac volume 1 grâce à un nouveau procédé de surimpression. En voici les premiers termes:

0 ; 1 ; 1 ; 2 ; 3 ; 5 ; 8 ; 13 ; 21 ; 34 ; 55 ; 89 ; 144 ; 233 ; 377 ; 610 ; 987 ; 1.597 ; 2.584 ; 4.181 ; 6.765 ; 10.946... 

Le principe est simple: après avoir écrit 0 puis 1 pour initialiser la suite, on obtient ensuite chaque terme en ajoutant les deux termes précédents. 

0+1=1, 1+1=2, 1+2=3, 2+3=5, 3+5=8, 5+8=13, et ainsi de suite.

Pour l’anecdote, Fibonacci présenta sa suite en posant le problème suivant, dont les premiers termes en sont la parfaite modélisation:

«Un homme met un couple de lapins dans un lieu isolé de tous les côtés par un mur. Combien de couples obtient-on en un an si chaque couple engendre tous les mois un nouveau couple à compter du troisième mois de son existence?»

Ce qui pourrait ne ressembler qu’à un petit jeu numérique a en fait eu plus d’une conséquence importante en mathématiques. Ce cher Seligman, incarné par un Stellan Skarsgård toujours en verve, aborde brièvement l’impact de la suite de Fibonacci en évoquant le théorème de Pythagore et le nombre d’or, également appelé section dorée (traduit en section d’or dans les sous-titres français du film, mais c’est là une imprécision bien dérisoire).

La «divine proportion»

D’abord le lien avec Pythagore. Choisissons quatre termes consécutifs (et différents de zéro) de la suite de Fibonacci, que nous nommerons a, b, c et d du plus petit au plus grand. Un triangle dont les longueurs sont égales à a x d, 2 x b x c et b²+c² est un triangle rectangle car il vérifie l’égalité de Pythagore. Cette propriété se démontre d’ailleurs assez facilement.

Exemple avec 3, 5, 8 et 13:

3 x 13 = 39 ; 2 x 5 x 8 = 80 ; 5²+8² = 89

Or 89² = 80² + 39², donc le triangle est rectangle d’après la réciproque du théorème de Pythagore.

Quant au nombre d’or, égal à (1 + racine de 5) / 2, et connu comme la «divine proportion» en raison de son omniprésence au sein de certains des éléments les plus harmonieux de la nature et de l’obsession dont il fait l’objet auprès de nombreux artistes renommés (de Le Corbusier à Dali), il apparaît comme par magie dès que l’on s’intéresse de près à la suite de Fibonacci.

Le nombre d’or est la limite de la suite u(n+1) / u(n) quand n tend vers l’infini, et il permet également de donner une approximation très solide de n’importe quel terme de la suite de Fibonacci sans avoir à calculer tous les termes précédents.

Si u(0) = 0, u(1) =1, u(2)=1, etc,

alors u(n) = (phi^n – (1 – phi)^n) / racine de 5 (où phi désigne le nombre d’or).

Si le nombre d’or est partout dans la nature, c’est donc que la suite de Fibonacci l'est aussi. En y faisant référence, Seligman pressentirait-il chez Joe une prédisposition à accumuler les expériences sexuelles, voire à vivre chacune d’entre elles comme la somme de toutes les précédentes?

Le nombre d’or est également à l’origine de la spirale d’or, que Lars Von Trier utilise en fin de film pour illustrer les propos de Seligman. Elle se construit en partant d’un rectangle dont le rapport entre la longueur et la largeur est égal au nombre d’or.

On construit ensuite à l’intérieur de ce rectangle de départ une suite de rectangles de plus en plus petits, définis comme suit: la longueur de chaque rectangle est la largeur du rectangle précédent, et sa largeur est choisie de façon à ce que le rapport longueur/largeur soit égal au nombre d’or.

Mais pas besoin de calculs complexes pour construire chacun de ces rectangles: il suffit à chaque fois de leur retrancher un carré, puis de répéter l’opération dans la partie non retranchée. En traçant un quart de cercle bien choisi à l’intérieur de chaque carré, on obtient la fameuse spirale ci-dessous.

Un motif qui sied bien à ce que tente de décrire le réalisateur: la nymphomanie de Joe est une spirale qui réduit peu à peu l’envergure de son univers et semble être destinée à ne jamais connaître de fin. Rien n’est laissé au hasard chez Lars von Trier...

Mais le film va plus loin. A l’occasion d’un cinquième et dernier chapitre dans lequel Seligman fait écouter à Joe un cantus firmus de Jean-Sébastien Bach, Lars Von Trier tire de son chapeau une théorie fumeuse à défaut d’être inédite.

Attribuons à chaque lettre du nom de Bach un nombre correspondant à sa place dans l’alphabet: B=2, A=1, C=3, H=8.

Magie, stupeur: quatre nombres appartenant à la suite de Fibonacci.

De plus, 2+1+3+8=14, le nombre d’entrées dans cette cantate…

Les nombres de Fibonacci seraient partout, et pourraient même expliquer la soudaine envie de Joe d’écouter chez Seligman cette musique dont elle ne sait rien.

Les maths sont partout

Les mathématiques effectuent d’autres incursions dans le film, à intervalles irréguliers. Dès lors que Joe décide de décider de l’avenir de ses amants en lançant un dé, les probabilités interviennent. Si elle obtient un 1, l’amant en question poursuit sa route et verra son coup de téléphone obtenir une réponse favorable. Si elle fait un 5, il sera éconduit; un 6, carrément ignoré... Une approche probabiliste de l’existence qui devrait théoriquement permettre à Joe de rayer un certain nombre d’amants de sa liste, et ce de façon progressive.

Plus tard, lorsque Joe donne une bonne leçon de créneau à Jérome, l’objet de sa fascination, Lars von Trier choisit d’illustrer la scène par un plan vu du ciel sur lequel il griffonne brièvement, sans s’appesantir ni laisser le temps de prendre des notes, un rectangle savamment divisé en secteurs d’angles permettant a priori d’effectuer le créneau parfait pour peu qu’on les respecte.

Les spécialistes conseillent de former un angle de 45 degrés avec la chaussée avant de contre-braquer. La technique de Joe, elle, semble faire appel à des données plus nombreuses et plus complexes, qu’un bon arrêt sur image pourrait aider à disséquer plus en détails. Mais le parti-pris du cinéaste ne relève sans doute pas du simple gimmick, ni même du clin d’œil à ses précédents films Dogville et Manderlay (où les décors étaient simplement tracés par terre): il s’agit une fois encore de pointer du doigt l’incursion des mathématiques dans le quotidien de Joe, comme si elle en tirait un profit incroyable, consciemment ou non.

Une fois encore, les maths sont partout dans ce film: dans la courbe de température de la femme de S. (le bienfaiteur du train), ou dans le tableau imaginaire qui permet à Joe et son amie B de tenir à jour les comptes de leur concours de coucheries ferroviaires. Et puisque Nymphomaniac n’est par un diptyque mais bien un film coupé en deux pour les besoins de sa sortie, nul doute que le volume 2 apportera à son tour son lot d’incursions mathématiques et de considérations scientifiques en tous genres.

Pour finir, un point sur l’information capitale donnée par Joe à Seligman en fin de volume 1: en juxtaposant tous les prépuces circoncis depuis que l’homme est sur Terre, on obtient une distance équivalente à celle d’un aller-retour entre notre planète et Mars.

Précision oubliée par Joe: une fois retirés, les prépuces doivent-ils être déroulés ou non? Supposons que non. En rappelant qu’il y a au minimum 55,7 millions de kilomètres entre la Terre et Mars (cela peut aller jusqu'à 401,3 millions de kilomètres), en considérant que la longueur moyenne d’un prépuce est égale à 2 cm (le prépuce d’un adulte mesure en moyenne 4 cm d’après ce site anti-circoncision), on obtient le calcul suivant:

2 x 55,7.10^6 / 2.10^(-5) = 5,57.10^12

Cela signifierait qu’environ 5.570 milliards d’hommes auraient été circoncis depuis le début de l’humanité[1]. Si plusieurs indices laissés çà et là dans le film (dont une narration à la Usual Suspects, basée sur les objets présents dans la pièce où se tient la narratrice) laissent à penser que Joe est plus mythomaniac que nymphomaniac, cette dernière assertion peu crédible ne fait que renforcer la tendance visible de l’héroïne à déformer la réalité comme elle l’entend.

La sortie du Volume 2 le 29 janvier devrait offrir quelques clés de compréhension supplémentaires.

Thomas Messias

[1] 107 milliards de personnes auraient foulé la Terre depuis le début de l'humanité. Retourner à l'article

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