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En Israël, Ariel Sharon est vu comme un héros sans héritier direct

De nombreux citoyens continuent à s’identifier à l’histoire collective qu’il incarnait et les idées qu'il a défendues inspirent les politiques actuellement menées au Proche-Orient, mais aucun dirigeant ne se revendique directement de lui.

Benjamin Netanyahou, Ehud Olmert, Ariel Sharon et Shimon Peres, en janvier 2005. REUTERS/Gil Cohen Magen.
Benjamin Netanyahou, Ehud Olmert, Ariel Sharon et Shimon Peres, en janvier 2005. REUTERS/Gil Cohen Magen.

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En Israël, nombreux sont ceux qui pensent qu’Ariel Sharon, décédé ce samedi 11 janvier 2014 après huit ans de coma, était le véritable successeur spirituel de David Ben Gourion, le créateur de l’État hébreu qui, comme lui, ne cachait pas son attachement charnel à la terre.

Alors qu’à l’étranger, son image était plus ou moins dégradée selon les pays en raison de l’attitude de Tsahal lors des massacres de Sabra et Chatila au Liban, en 1982, ou de sa visite sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem fin septembre 2000, juste avant le début de la Seconde intifada, Ariel Sharon était vénéré en Israël. D’une part,parce qu’il représentait le héros capable de mener le pays à la victoire et de s’opposer au terrorisme, et d’autre part parce qu’il avait choisi, lorsqu’il était Premier ministre, un ministre des Finances, Benjamin Netanyahou, qui avait sorti le pays du marasme économique pour le hisser parmi les hautes réussites occidentales.

Échec de Tsipi Livni

Une grande partie de la nation israélienne —à l’exception de la droite nationaliste et des colons, qui le détestaient— pleure aujourd’hui celui qu’elle voyait comme un héros, un génie politique et un visionnaire qui avait semé des théories applicables par les tenants actuels du pouvoir. De nombreux citoyens continuent à s’identifier à l’histoire collective qu’il incarnait, celle d’une génération.

Mais en revanche, aucun dirigeant politique ne revendique directement l’héritage de Sharon. Contrairement à Ben Gourion en son temps, il n’a pas laissé d’héritier spirituel qui pourrait reprendre son flambeau.

Un instant, les Israéliens avaient vu en Tsipi Livni la dauphine: comme lui, elle avait des parents sionistes illustres, comme lui, elle s’était distinguée à l’armée dans des missions secrètes du Mossad, comme lui, elle avait rejeté l’intégrisme religieux et l’extrémisme nationaliste. Mais, trop «pure» pour la politique, elle s’est définitivement écartée de l’héritage le jour où elle a refusé de constituer un gouvernement minoritaire alors que son parti Kadima était le premier en sièges au sortir des élections de 2009. Sharon, lui, se serait battu jusqu’au bout.

Pragmatique ou cynique

Ce baroudeur militaire qui ne rêvait en fait que d’une vie pastorale savait être pragmatique —certains diront cynique. Il a toujours considéré ses adversaires, et même ses amis, comme des médiocres, que ce soit en politique ou à l’armée. Aucun homme politique israélien ne trouvait grâce à ses yeux, surtout s’il apportait la contradiction au grand jour.

Il estimait qu’il n’avait pas en face de lui des visionnaires capables de le comprendre et a donc été amené à manipuler ses propres amis politiques, faisant dire à David Ben Gourion: «Si Arik ne malmenait pas autant la vérité, il ferait un chef formidable.» Il avait gardé de son passage dans la Haganah, l’armée clandestine qui se battait contre les Britanniques, une autonomie de décision qui lui a permis de devenir un excellent chef de guerre et qu’il a également mise en pratique durant sa carrière politique, ce qui lui valut quelques déconvenues.

En 1979, ce pragmatisme le conduisit ainsi à démanteler sans scrupules, au lendemain des accords de Camp David, les implantations juives du Sinaï parce qu’il estimait que l’intérêt du pays l’exigeait. La droite nationale ne lui pardonnera jamais cette incartade et aujourd’hui se réjouit de son départ définitif.

Rupture avec le Likoud

En 2005, il décida de même d’évacuer Gaza, prenant à contre-pied la plupart des chancelleries occidentales qui le boycottaient, à telle enseigne que le New York Times qualifia alors Israël de «nouveau chouchou des Nations unies». Cette année-là, il prononça, dans une enceinte qui résonnait encore des multiples résolutions condamnant Israël, un discours devant des délégations arabes qui, cette fois, ne s’évaporèrent pas dans les couloirs sous prétexte qu’un Israélien parlait à la tribune…

Cette décision fut en revanche fatale à la majorité qu’il avait formée en 2003, des cadres du Likoud et des nationalistes s’opposant alors frontalement à lui pour éviter l’évacuation des 8.000 habitants des implantations. N’étant pas homme à transiger avec des dirigeants selon lui médiocres et qui n’avaient pas compris où était l’intérêt d’Israël, il quitta le parti pour créer Kadima, ratissant large de la droite à la gauche, prenant les meilleurs éléments dans chaque parti pour imposer ses vues et pouvoir appliquer sa politique après les élections anticipées de 2006.

Des élections qu’il ne vit pas après son accident vasculaire cérébral quasi-fatal du 4 janvier 2006, mais qui valent aujourd’hui à la droite comme à la gauche de lui reprocher d’avoir été la cause de leur effondrement.

Les armes et la paix

Parce qu’il avait des idées originales sur tout, de nombreux hommes politiques qui l’avaient combattu se posent aujourd’hui la question de savoir comment il aurait résolu les questions sensibles actuelles. Le paradoxe de l’homme tient au fait que, s’il avait vécu dans le fracas des armes, il était au fond pour le principe «la paix contre les territoires».

Il avait réussi à incarner la position médiane entre les aspirations au Grand Israël de la droite nationaliste et l’obligation des grandes concessions (par exemple sur Jérusalem) des travaillistes. Devant l’impossibilité d’absorber les populations arabes dans le cadre d’un État binational auquel il était profondément opposé pour garder l’identité juive d’Israël, il avait réussi à remettre dans l’actualité le principe de l’échange des territoires contre une paix négociée.

Les hommes politiques israéliens s’inspirent aujourd’hui de ses théories en étant prêts à céder 40% de la Cisjordanie mais en imposant deux corridors de sécurité le long de la vallée du Jourdain et à l’ouest et en refusant le retour des réfugiés palestiniens. Ainsi Naftali Bennett, le dirigeant du Foyer juif, diffuse sur les réseaux sociaux et sur internet un «Plan Bennett» consistant à annexer la zone C de Cisjordanie, soit plus de 60% des terres, en laissant aux Palestiniens les 40% restants.

Rêves de développement dans le Néguev

Sharon avait aussi prôné le développement d’un désert du Néguev à 100% israélien, plus prioritaire selon lui que l’installation de pionniers en Cisjordanie, au point de choisir d’y créer un immense ranch, Shikmim (sycomores), pour donner l’exemple. Un lieu où il avait d’ailleurs anticipé la rupture physique avec les Palestiniens en remplaçant les ouvriers palestiniens par des Thaïlandais et en bâtissant une mini-barrière de sécurité, avec un sas d’entrée pour empêcher toute incursion terroriste.

Les gouvernants actuels ont revisité sa théorie face à l’éventualité d’une évacuation de certaines implantations de Cisjordanie en cas de paix, et ont décidé de déménager toutes les bases militaires situées dans la périphérie de Tel-Aviv afin de fonder dans le désert israélien une ville nouvelle qui permettrait l’accueil de centaines de pionniers civils.

S’il s’était remis de son accident vasculaire cérébral, il aurait certainement appliqué le processus auquel il rêvait depuis 1970 et qui est brandi actuellement par la droite nationale. Il avait demandé au journaliste de gauche Uri Avnéri, proche des Palestiniens, de lui organiser une rencontre avec Yasser Arafat pour lui faire part de son projet de créer un état palestinien en fédération avec la Jordanie, qu’il estimait plus viable et plus pérenne, quitte éventuellement à renverser la monarchie jordanienne —et il en était capable.

Les discussions entamées avec Yasser Arafat devaient se poursuivre avec Mahmoud Abbas, son bras droit, qu’il recevra secrètement mais sans résultat probant. Il semble que les Américains aient repris à leur compte ce projet, qu’ils pourraient imposer aux deux parties.

Netanyahou devra neutraliser l'extrême droite

L’actuel Premier ministre Benjamin Netanyahou avait longtemps parié sur l’échec de son rival, qu’il détestait profondément et à qui il n’a jamais pardonné d’avoir détruit le Likoud. Cependant, il comprend à présent pourquoi Sharon ne voulait pas être l’otage des partisans d’extrême-droite et sait qu’il devra trouver les moyens de neutraliser politiquement et physiquement les extrémistes nationalistes qui s’opposeraient au projet de paix avec les Palestiniens qui lui sera certainement imposé par les Américains.

Quant aux Palestiniens, ils s’étaient vus répliquer par Sharon qu’ils ne pourraient rien obtenir par la violence, ni par des Intifada, et qu’il ne pouvait y avoir de négociations sous la terreur. Ils en sont à présent convaincus puisque, malgré certains appels de groupes d’opposants, la troisième Intifada n’a jamais été déclenchée.

Jacques Benillouche

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