Culture

Ce que les mathématiques peuvent apporter aux tops de fin d'année

En décembre, tous les journaux demandent à leurs rédacteurs de dresser des listes de leurs films, disques ou livres préférés des douze mois écoulés, avant d'agréger ces classements en un palmarès global. Et c'est là que les choses se compliquent.

<a href="http://www.flickr.com/photos/ellenmunro/4602503472/">8, 9, 10, 11, pigeon</a> Ellen Munro via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by</a>
8, 9, 10, 11, pigeon Ellen Munro via Flickr CC License by

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Chaque année fleurissent les tops de fin d’année, pratique considérée comme totalement incontournable par la moitié de l’univers et parfaitement aberrante par l’autre moitié. Au-delà de l’éternelle considération philosophique sur l’art, la compétition et la hiérarchisation, il y a pour le matheux quelque chose de fondamentalement attirant dans cette pratique annuelle. Le seul fait de remplir un joli tableur et de voir se compléter automatiquement la colonne dédiée à la somme automatique provoque chez lui –en tout cas chez l’auteur de ces lignes– un inlassable frisson semblable à celui qu’éprouve le fan de course automobile lorsqu’il assiste à une tentative de dépassement.

Artistiquement, le top de fin d’année se discute. Mathématiquement, on ne peut nier le plaisir qu’il apporte.

Seulement voilà: la comptabilisation des points, qui permet de fondre chaque top individuel en un beau classement général, a elle aussi de quoi susciter la polémique. Plaçons-nous dans une situation où les classements proposés comportent 10 œuvres, effectif généralement choisi par les médias afin de ne pas offrir au lecteur des listes trop interminables. La pratique consistant à offrir 10 points au premier d’une liste et 1 point au dixième cité me semble franchement discutable: c’est pourquoi il important de la remettre en question dès aujourd’hui afin que la France cesse de vivre dans l’erreur et puisse de nouveau se regarder en face fin 2014.

Remettre en cause la suite arithmétique

Voilà ce qui me chiffonne dans le fait que l’attribution des points fonctionne comme une suite arithmétique de premier terme 10 et de raison -1 (autre façon de dire «10 points pour le premier, 1 pour le dernier»): elle semble signifier que l’œuvre placée en tête de liste vaut deux fois plus que la sixième, qui vaut elle-même cinq fois plus que la dixième. Est-ce que ce monde est sérieux?

Lorsqu’un journaliste cinéma qui voit entre 200 et 500 films dans l’année n’en retient qu’une minuscule petite dizaine, il est fort probable qu’il aime éperdument les dix films en question —oh, il y a bien quelques exceptions sur la place de Paris. Il doit ensuite les classer dans un ordre de préférence absolument déchirant.

Parfois, le classement se fait sans mal, relevant d’une logique qui n’appartient qu’à son auteur, mais revêtant pour lui une indéniable cohérence. D’autres fois, quelques films se distinguent sans mal mais l’ordre des autres films ne tient qu’à un fil, frôlant l’aléatoire.

La grande règle du classement de fin d’année, c’est qu’il n’y a pas de règle. De fait, le classement arithmétique semble en grande partie aberrant. Et parce qu’on ne plaisante pas avec les tops, voici donc d’autres propositions de comptabilisation.

Inverser la donne

Dans le fonctionnement classique, on attribue donc entre 1 et 10 points à chaque oeuvre citée par un rédacteur ou une rédactrice, son score final étant tout simplement la somme des différents points attribués. Pour départager d’éventuels ex aequo, on favorise le titre qui a été cité le plus grand nombre de fois dans l’ensemble des classements individuels.

La première méthode alternative consiste tout simplement à faire l’inverse: on classe tout simplement les œuvres de la plus citée à la moins citée, puis on départage les ex aequo en comparant leur total de points. Bienfaits de cette inversion: le titre cité six fois en dixième position devance alors très largement celui qui n’aurait été cité que deux fois mais toujours à la première place. Cela permet d’éviter que des œuvres ayant trop divisé –chef-d’œuvre pour une poignée, bouse intersidérale pour la plupart des autres– se retrouvent propulsées en haut de classement au détriment d’autres ayant fait davantage consensus.

Autre avantage de cette méthode: elle permet de savoir comment prendre en compte les rédacteurs désireux de ne pas ordonner leur liste. Une spécialité visiblement interdite dans la presse la plus mainstream, mais tolérée chaque année dans des magazines tels que les Inrocks ou les Cahiers du Cinéma, ainsi qu'à Slate (qui, de son côté, n'a pas fait de classement général cinéma mais seulement des tops individuels).

Il est alors impossible de donner 10 points au premier film et 1 point au dixième, et la méthode généralement adoptée (attribuer 5 points à chaque film, selon les critiques contactés) est aussi tiède qu’erronée. En effet : en comptant sur ses doigts ou en utilisant la formule permettant de calculer la somme des n premiers entiers –n (n+1) / 2, pour ceux qui l’auraient oublié–, on peut vite réaliser que 55 points sont attribués par chaque rédacteur dans son top… et que la rigueur voudrait donc que l’on donne 5,5 points à chaque film. Un demi-point qui pourrait faire toute la différence.

Émanciper les tops

Remontons un instant aux sources en pénétrant l’esprit d’un auteur de top. Qui n’a jamais dû résumer son année en dix titres ne connaît pas la douleur que cela constitue. Après une sélection évidemment trop large, il faut alors procéder à une sorte d’auto-amputation en se débarrassant, la larme à l’œil, de ces œuvres qu’on a tant aimées mais qu’il faut pourtant laisser à la porte de son panthéon personnel.

Arrive alors de façon quasiment systématique ce moment si affreux où la shortlist, composée de onze titres, semble impossible à réduire encore. C’est comme avoir onze enfants à sauver mais seulement dix parachutes.

Pour éviter de sacrifier un chouchou de façon barbare et arbitraire, on peut imaginer une méthode consistant à répartir (par exemple) 55 points sur un nombre de films compris entre huit (au cas où l’année ait été décevante) et quinze. Cela donnerait des classements à géométrie variable mais permettrait à chaque rédacteur de pouvoir tenir compte du profil de son année culturelle (foisonnante ou non) tout en lui donnant autant d’importance qu’à son voisin.

Petite restriction également: interdit de donner plus de 15 points à un même titre –pour éviter qu’un petit malin ne tente de filer l’intégralité de ses 55 points à son coup de cœur absolu, faussant ainsi la donne.

Petit exemple concret qui fait suite à la publication des tops cinéma de Slate. Deux des participants se sont prêtés au jeu et ont attribué 55 points à leurs 10 films favoris de l’année, en les répartissant à leur guise.

Le top d’Alexandre Hervaud

1. Cloud Atlas (15 pts) 2. La Vie d’Adèle (14 pts) 3. Blue Ruin (6 pts) 4. Le Dernier Pub avant la fin du monde (5 pts) 5. Gravity (3,5 pts) 6. Le Congrès (3 pts) 7. Lone Ranger (2,5 pts) 8. Les Flingueuses (2 pts) 9. Résurrection (2 pts) 10. Upstream Color (2 pts).

Le top d’Axel Cadieux

1. Mud (12 pts) 2. Gravity (11 pts) 3. Inside Llewyn Davis (8 pts) 4. Cloud Atlas (5 pts) 5. Snowpiercer (5 pts) 6. Le Congrès (5 pts) 7. Vandal (3 pts) 8. A Touch of Sin (3 pts) 9. The Place Beyond the Pines (2 pts) 10. 40 ans mode d’emploi (1 pt).

Les tops deviennent alors plus personnels et subjectifs encore, et les coups de cœur de chacun ressortent de façon plus criante.

Moduler en douceur

La méthode précédente mérite d’être testée à grande échelle mais on peut également avoir recours à des ajustements plus modestes selon les besoins.

Lorsque les contributeurs d’un média sont nombreux mais que celui-ci souhaite proposer (sans tricher) un top qui lui ressemble au maximum, il peut être nécessaire de donner plus d’importance aux classements des rédacteurs principaux. C’est le choix effectué par le site Accréds, consacré à l’actualité des festivals de cinéma, auquel je contribue: à l’occasion du top annuel des meilleurs films de festivals, les journalistes cinéma du site peuvent citer dix films (notés de 10 à 1, mais coefficient 2), mais les contributeurs occasionnels n’en donnent que 5 (notés de 10 à 6). Chacun participe ainsi à hauteur de son degré d’activité sans pour autant se sentir spolié.

Toujours sur Accréds, un roi du tableur nommé Hendy Bicaise s’amuse chaque année à compiler les classements des principaux titres de la presse française. Seulement voilà: pour ne pas donner autant d’importance à chaque média ciné, dont certains semblent plus que d’autres coller à l’image de son site, Hendy Bicaise applique à chaque liste des coefficients dont il préfère garder les valeurs pour lui. Une façon de rendre encore un peu plus subjective ce qui aurait pu n’être qu’une simple somme de tops.

Du côté de chez Tess Magazine, site féminin et culturel, on s’autorise à faire preuve d’un peu moins de transparence afin de coller d’aussi près que possible à la ligne éditoriale. Si l’on compare les tops séries individuels et le classement général proposé en haut de page, il se produit des choses étranges: certaines séries présentes dans le top collectif ne figurent que dans un seul des classements individuels…

Explication de Pamela Pianezza, rédactrice en chef du site: comme les tops individuels sont trop disparates en raison du nombre immense de séries diffusées chaque année, le classement général est établi à part, en comité de rédaction, comme on le ferait pour un palmarès de festival. Ce sont alors les séries «les plus Tess» (dixit Pamela Pianezza) qui sont désignées par la rédac, fière de présenter un classement cohérent et faisant consensus dans le bon sens du terme.

Les possibilités sont donc multiples, infinies, plus ou moins mathématiques, mais l’essentiel, après tout, est que chaque titre de presse puisse présenter un top qui lui ressemble, qui le satisfasse autant que possible, et lui donne une image de média prescripteur, respectable, qu’on ait envie de continuer à suivre pendant encore une année au moins.

Thomas Messias

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