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L'Europe peut-elle atteindre l'indépendance énergétique grâce au gaz de schiste?

Le succès américain n'est pas forcément reproductible sur le continent.

Williston dans le Dakota du Nord, en mars 2013. REUTERS/Shannon Stapleton
Williston dans le Dakota du Nord, en mars 2013. REUTERS/Shannon Stapleton

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Le 17 décembre 2013, le gouvernement britannique publiait la carte des zones anglaises, écossaises et galloises où l'exploitation du gaz de schiste est possible, soit le dernier épisode d'une série de timides initiatives européennes visant à réitérer le «shale gale» [littéralement: ouragan de schiste] qui, ces cinq dernières années, a permis aux Etats-Unis de radicalement transformer son bilan énergétique.

Remonter un peu plus de gaz naturel du sous-sol ne ferait pas de mal aux Britanniques, aux prises avec une hausse des prix de l'énergie et des émissions de gaz à effets de serre, soit l'exact opposé de la situation américaine. Mais ni la Grande-Bretagne, ni l'Europe dans son ensemble, ne s’apprêtent à copier les Etats-Unis et à faire souffler un «ouragan de schiste» vers un secteur énergétique assaini et une assise manufacturière régénérée. Pour l'Europe, cela signifie qu'il n'est toujours pas facile de répondre à la question, vieille d'une décennie, d'une énergie plus propre et moins chère obtenue parallèlement à l'accroissement de sa sécurité énergétique. Début 2014, l'Europe devrait finaliser son plan climat-énergie 2030. Mais pour le moment, rien ne dit que les roches mères en feront partie –ni même qu'elles devront en faire partie.

Le rapport britannique, publié le 17 décembre, ouvre la moitié de la Grande-Bretagne à des prospections en gaz de schiste. La presse britannique s'en est émue et met en garde contre «l'industrialisation des campagnes» et sa horde de camions mugissant jour et nuit dans des zones densément peuplées.

Du côté des autorités britanniques, à l'instar de leurs homologues américains, on reconnaît la nécessité d'exploiter les dépôts bitumineux de manière responsable, tout en disant qu'ouvrir davantage de zones à la fracturation hydraulique pourrait relever d'une aubaine économique.

«Aujourd'hui marque une nouvelle étape quant à l’exploitation du potentiel du gaz de schiste dans notre bilan énergétique», a déclaré le ministre britannique de l'Energie, Michael Fallon, en présentant ce projet. «C'est une perspective exaltante, qui pourrait apporter de la croissance, des emplois et de la sécurité énergétique.»

Et de telles étapes comptent, car la Grande-Bretagne possède quasiment tous les ingrédients susceptibles de faire, réellement, advenir la révolution du schiste: un cadre réglementaire clair, des marchés financiers robustes, des producteurs alertes, une infrastructure gazière existante et une géologie potentiellement favorable.

Piqûre de rappel

On ne peut pas en dire autant de bon nombre de pays européens qui, s'ils ont en théorie d'abondantes réserves en gaz de schiste –la Pologne ou l'Ukraine, par exemple– ont des changements radicaux à opérer dans leurs réglementations et des investissements massifs à injecter dans leurs infrastructures gazières. Parallèlement, l'exploitation du gaz de schiste, à cause d'un taux d'épuisement élevé lors des premières phases de son développement, requiert des tas et des tas de plateformes de forage. Encore un élément qui, comparé aux Etats-Unis, manque cruellement à l'Europe et au reste du monde.

Les balbutiements britanniques en matière de gaz de schiste fonctionnent comme une piqûre de rappel et montrent combien la quantité brute de ressources (Cf. la Chine) importe sans doute moins pour son exploitation que tous les trucs ennuyeux qui la rendent possible. Evidemment, à l'instar d'autres pays européens, la Grande-Bretagne doit aussi faire face à une virulente opposition des riverains et des écologistes, comme dans certaines régions des Etats-Unis.

«S'il y a un pays qui pourrait tirer son épingle du jeu, je parie que ce sera la Grande-Bretagne. Mais l'opinion publique y est assez hostile au gaz de schiste et le gouvernement aurait tout intérêt à faire les choses en douceur», explique Tim Boersma, spécialiste en sécurité énergétique auprès de la Brookings Institution.

Ce qu'il y a de particulièrement intéressant dans cette passion naissante du gouvernement britannique pour le gaz de schiste, c'est qu'elle arrive au même moment qu'un projet de loi visant à investir, au cours des dix prochaines années, 180 milliards de dollars dans des sources d'électricité propres et peu gourmandes en carbone. Ce projet de loi comporte des subventions en faveur du nucléaire et des énergies renouvelables, afin de garantir que la Grande-Bretagne, qui conserve aujourd'hui ses lumières allumées en se goinfrant de charbon bon marché américain, atteigne ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre. 

Et pourquoi ne pas faire entrer le gaz de schiste dans la danse? Après tout, si les Etats-Unis ont réussi à faire revenir les émissions de leur secteur énergétique à des niveaux inédits depuis le début des années 1990, c'est surtout parce que leurs usines électriques brûlent davantage de gaz et moins de charbon. La récession, aussi, a joué sur la stabilisation de la demande en électricité. 

Le rapport britannique sur le gaz de schiste montre bien à quel point rien n'est gagné. Même si le pays réussit à évaluer précisément ses ressources, et le coût de leur exploitation, le gaz de schiste britannique n'est pas près de remplacer, comme aux Etats-Unis, le vilain charbon.  

Le plus probable, selon le rapport commissionné par le gouvernement, c'est que le gaz de schiste britannique permette de diminuer les importations, onéreuses, en gaz liquéfié. Par conséquent, toujours selon le rapport, l'exploitation du gaz de schiste britannique n'aura qu'un effet minime sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre du pays.

Le problème n'est peut-être pas de trouver un gaz meilleur marché

Et le texte souligne aussi un malentendu fondamental sur la nature de la révolution américaine en matière de gaz naturel et sur son application possible au reste du monde: aux Etats-Unis, si le gaz est relativement bon marché, ce n'est pas parce qu'il est extrait des roches mères, mais parce qu'un gisement de schiste ne produit que très peu de gaz. Briser la roche par un cocktail d'eau et de produits chimiques envoyé à haute pression pour faire remonter le gaz du sous-sol est un processus bien plus cher que de le pomper, simplement, dans un gisement de gaz naturel; le prix relativement bas du gaz américain vient du fait qu'un nombre colossal de producteurs s'est mis à la fracturation hydraulique en un laps de temps très court.

«Le gaz de schiste permettrait à l'Europe d'obtenir une source de gaz alternative, pas un gaz à bas prix», commente Boersma.

Les estimations du coût du gaz de schiste européen varient, vu qu'il y a encore très peu d'explorations, sans parler d'exploitations, mais il faudra sans doute compter sur le double du prix américain. Ce qui veut dire que le gaz de schiste ne pourra pas expulser le charbon du bilan énergétique britannique comme le gaz bon marché, issu des roches mères, l'a fait aux Etats-Unis. D'ailleurs, ce charbon expulsé du marché américain est venu abonder, ces deux dernières années, sur le marché britannique.

Certains pays européens ont préféré retirer le gaz de schiste de l'équation, avant même d'évaluer les avantages et les inconvénients économiques de son extraction et de sa distribution. C'est le cas de la France et de la Bulgarie, qui l'ont tout bonnement interdit. L’Allemagne est toujours indécise.

Ce qui ne veut pas dire que le gaz de schiste ne soit d'aucun intérêt pour l'Europe. Les autorités britanniques ont mentionné la croissance et les emplois qu'il y aurait à tirer de son exploitation, un point positif que l'on retrouve dans le rapport.

La chose est tout particulièrement vraie au lendemain de la passe d'armes entre la Russie et l'Ukraine, au cours de laquelle le gaz russe a tout d'abord été brandi comme une carotte, puis un bâton, avant de redevenir temporairement une carotte. Trouver des sources alternatives, et fiables, de gaz, pourrait, au final, être plus crucial que de trouver un gaz meilleur marché.

Ce même 17 décembre, il n'y a qu'à voir l'enthousiasme qui a suivi la signature, à Bakou en Azerbaïdjan, du projet de construction du gazoduc trans-adriatique. Les volumes de gaz de la Caspienne ne sont pas énormes, et n'arriveront pas en Europe avant la fin de la décennie, mais c'est un début. Bon nombre d'Européens attendent aussi avec impatience le gaz américain, vu que les Etats-Unis ont annoncé de modestes exportations en gaz naturel liquéfié ces prochaines années.

Autant de trajectoires qui finiront bien par converger tandis que l'Europe tente de finaliser son plan climat-énergie 2030 au début de la nouvelle année.

L'enjeu, qui est le même depuis une dizaine d'années, c'est précisément de voir comment le continent pourra promouvoir des sources d'énergie peu gourmandes en carbone afin de diminuer ses émissions de gaz à effet de serre, tout en réduisant le coût de l'énergie pour des gouvernements, des familles et des entreprises en mal de liquidités. Parallèlement, l'Europe cherche à asseoir sa sécurité énergétique. Ces trois objectifs n'ont jamais clairement coexisté et ont même, bien souvent, été contradictoires. L'exploitation du gaz de schiste ne résoudra pas tous ces problèmes, mais elle s'est désormais invitée à la table des discussions.

Keith Johnson    

Traduit par Peggy Sastre

Article actualisé le 1er janvier 2014 à 15h30: une erreur de traduction nous a fait employer à plusieurs reprises l'expression «schistes bitumineux» à la place de «roches mères».

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