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Mont-de-Marsan, base aérienne 118
Le jour se lève à peine, la brume ondule à travers les herbes hautes. A un croisement, dans une zone reculée de la base, des carcasses de voitures sont entassées sur le bas-côté pour les exercices de désincarcération des pompiers. L’aspirant Ziane, notre guide, gare sa voiture devant un bâtiment vert mousse encerclé par deux radars de plusieurs mètres de haut.
Un panneau annonce «FAUCONNERIE».
A l’intérieur, sur le mur de la cuisine remplie de réserves d’eau et de pâtes, trônent une tête de chevreuil empaillée et un calendrier FHM. Aurélien Caron, le fauconnier, nous serre la main:
«Gérald [Machoukow] est tombé malade ce matin. Vous ne verrez que mes oiseaux voler. J’espère que ça vous donnera tout de même un bon aperçu du métier.»
Les deux fauconniers ont chacun leurs propres rapaces, qu’ils ont eux-mêmes élevés et affaités (dressés). Ils ne se les échangeraient pas plus qu’ils ne se prêteraient une brosse à dents. Le caporal chef Nicolas Salé nous sourit.
«Un café avant de partir?»
Sauf cas exceptionnel –tel qu’un virus sévissant dans les Landes au début de l’hiver– ce sont quatre hommes qui se retrouvent ici tous les matins, au sein de la SPPA (Section de prévention du péril animalier): deux civils (les fauconniers) et deux caporaux chefs (les aides fauconniers). Leur boulot principal, celui qui nous a conduit à dîner dans un relais-routier la veille et à nous lever aux aurores pour les rencontrer, est l’effarouchement des oiseaux migrateurs sur la plateforme de la base aérienne.
Une buse se fait ratiboiser le bec. L'opération prend dix minutes.
Avec l’aide de leurs rapaces (deux faucons pèlerins, deux buses de Harris et deux autours des palombes), ils chassent les corneilles, les vanneaux huppés et autres étourneaux qui pourraient entrer en collision avec les avions militaires. Au mieux, ces volatiles peuvent s’écraser dans un bain de sang et de plumes sur le pare-brise. Au pire, ils peuvent se prendre en masse dans les réacteurs et provoquer un crash aérien.
C’est ce qui s’est produit en janvier 2009, aux abords de la piste de l’aéroport de JFK, lorsqu’un groupe d’oies a obligé un avion commercial à amerrir en urgence dans l’Hudson.
«Seules les bases militaires ont recours à la fauconnerie. Les aéroports civils ne peuvent faire appel qu’à des moyens pyrotechniques, voire au fusil, pour effrayer les oiseaux», explique le fauconnier Caron. Car un faucon ne peut chasser qu’une fois la piste dégagée. Dans les aéroports civils, les rotations sont sans fin: le mouvement perpétuel des décollages et atterrissages empêchent tout créneau d’intervention pour les rapaces. «Et les gens qui voyagent, en général, ils aiment pas trop attendre», plaisante Aurélien Caron. Mais alors est-ce que les méthodes se valent ?
L’homme est catégorique:
«Non, la fauconnerie est bien plus efficace.»
Avant de créer la première fauconnerie de l’armée de l’air à Istres, en 1980, ils ont comparé les différentes méthodes d’effarouchement, «et il y a eu 80% de collisions en moins avec les faucons. Donc bon, la question a été vite réglée». Au milieu des années 1980, le Baltimore Sun rapportait déjà que le Kremlin faisait appel aux faucons pour chasser les corbeaux qui, en plus de faire des dégâts considérables, volaient des documents ultrasecrets pour faire leurs nids.
A titre d’exemple, le fauconnier me donne les statistiques de la base 118:
«En 2004 à Mont-de-Marsan, il y avait en période de migration jusqu’à 1.500 vanneaux huppés par jour. Aujourd’hui, si on en voit 5 dans la semaine, c’est le bout du monde.»
Mon cerveau de moineau a du mal à piger comment six rapaces de la base peuvent exterminer autant d’oiseaux migrateurs entre septembre et janvier. Faut-il qu’ils soient munis de kalachnikovs sur leur dos?
En réalité, il ne faut pas sous-estimer l’intelligence des piafs. Le faucon, ou la buse, chasse uniquement pour l’exemple. Il lie (capture) sa proie, qui, effrayée, va pousser des cris de détresse. Les congénères de l’oiseau vont alors comprendre que des prédateurs rôdent dans le quartier. Au bout de quelques chasses, les volatiles finissent par déserter la base.
«C’est l’acte de prédation qui les fait fuir. Le but, c’est de créer un climat d’insécurité sur la plateforme.»
L'heure de la pesée.
Voilà pourquoi les moyens pyrotechniques, qu’il s’agisse du pistolet lance-fusée ou de l’effaroucheur acoustique (système de haut-parleurs par lequel sont diffusés des sons d’alarme, de fusils, de cris de détresse d’oiseaux etc.), connaissent leurs limites. A terme, les oiseaux vont rapidement s’apercevoir de la supercherie et continuer à squatter la plateforme («parce qu’ils aiment l’herbe rase, pour les vers», dira le caporal chef Nicolas Salé).
Sur le taxiway, le petit matin prend des allures de périph’ idéal. Au loin, Aurélien Caron aperçoit une corneille noire. Elle déguerpit mollement, fait le tour des arbres, puis revient fissa. Avec l’expérience, les oiseaux ont même appris à reconnaître la Range Rover kaki des fauconniers.
«Du coup, parfois, on prend la voiture civile.»
A malin, malin et demi.
Le péril animalier sur la BA 118 ne s’arrête pas aux étourneaux. Tous les matins, les fauconniers patrouillent la plateforme et ses alentours, pour surveiller et contrôler tous les animaux qui seraient entrés sur les 650 hectares qui composent la base aérienne. Cela va du renard au chien errant, en passant par le sanglier ou le paon qui se niche dans les arbres. Un jour, ils ont même attrapé une perruche au sens de l’orientation approximatif.
***
De retour à la fauconnerie après ce premier tour de piste. Un oiseau fait un tintamarre de tous les diables. Le Circaète Jean-le-Blanc, un rapace qui aime en temps habituel à chasser les serpents, pousse des cris énervés. Récupéré par le centre de sauvegarde de Pouydesseaux, le rapace a été nourri à la main, «ce qu’il ne faut jamais faire, parce qu’après il n’est pas habitué à voler pour chasser. Mais bon, ils ne savaient pas... Un oiseau qui ne vole pas la première année, il est foutu». Aurélien Caron lui donne quelques poussins décongelés à grignoter. Puis il procède à la pesée d’un autour des palombes. Non par coquetterie, mais pour respecter son poids en vol.
Car la seule motivation du rapace, à l’instar des meilleurs d’entre nous, est la nourriture. Il ne vole que s’il a l’estomac vide. «On les tient par la bouffe», dit le fauconnier en prenant la bestiole sur son gant de cuir. Son assistant opine du bonnet.
Nicolas Salé est un ancien maître-chien. Dans son précédent poste à l’armée, il faisait des journées de 28 heures –patrouilles de nuit, entraînement des chiens et nettoyage du chenil compris– avant qu’un accident du genou ne l’empêche physiquement de suivre la cadence. Il précise:
«C’est vrai que c’est pas comme un chien, où on peut le récompenser par une caresse. Là, une caresse, ça embêterait l’oiseau plus qu’autre chose.»
Après un premier entraînement où elle a pu attraper une pie, l’autour sautille dans un bac d’eau. Le rapace aime se baigner après l’effort. Pour nous autres, c’est l’heure de déjeuner au mess. Dans le hall d’entrée, on peut lire:
«INAUGURATION du distributeur automatique de billets ce 12 décembre.»
A l’armée, on aime bien les petites cérémonies officielles.
***
«Papa Charlie j’écoute.» Une voix féminine s’échappe de la radio. Aurélien Caron et Nicolas Salé sont aux aguets. Ils ont réussi à dégoter un créneau de trente minutes auprès du DV (Directeur de Vol) pour faire chasser, cette fois, l’oiseau de haut-vol. Ils ont peur de se faire sucrer le créneau. «Ici Chouka, est-ce que vous nous confirmez l’horaire?», demande le fauconnier par CB à la tour de contrôle.
«Chouka» signifie qu’ils ont avec eux un oiseau de haut-vol. «Faucon» est le nom de code pour dire qu’ils sont avec un oiseau de bas-vol (comme l’autour des palombes) et/ou des moyens pyrotechniques. «Ce sont des athlètes, ils ont besoin de s’entraîner tous les jours», nous expliquent les deux hommes.
Le faucon porte un chaperon de cuir jusqu'à destination.
En haut de la butte, nous observons un mirage fondre dans le ciel. Aurélien Caron descend, le rapace à son bras. Il lui caresse la queue.
«Ça, c’est un tic de fauconnier, m’explique le caporal chef. La queue du faucon, c’est son gouvernail. Le fauconnier la caresse pour vérifier que tout va bien. Et il a des petits trucs. Par exemple, quand une plume est déplacée, il la lisse avec un peu d’eau chaude pour la remettre en place.»
L’animal porte un chaperon pour l’aveugler afin qu’il reste calme. Dans des larges boîtes noires, un vanneau et un pigeon qui n’en mènent pas large depuis qu’on les a sortis de la volière réservée aux substituts de chasse. Le fauconnier présente son oiseau au vent, enlève l’équipement (les liens de cuir, appelés jets, accrochés à sa patte) et en dernier le chaperon.
Le vanneau est lâché.
Le faucon lui tourne autour, comprend qu’il n’aura peut-être pas l’ascendant, et le laisse filer («et aussi parce qu’il sait qu’il va pas crever la dalle, vu que quoi qu’il arrive, on va lui donner à manger», lance le caporal chef Salé).
Le rapace en profite pour se balader. Il fend le vent jusqu’à devenir un corps flottant au loin. Aurélien Caron tente de le faire revenir grâce au leurre, sorte de coussinet en cuir sur lequel il a accroché la dépouille d’un poussin. Il le fait tournoyer dans les airs, sans succès.
Depuis le camion, l’assistant fauconnier sort alors un récepteur télémétrique qui ressemble à une antenne râteau, histoire de situer l’animal. L’appareil permet de le localiser grâce à un capteur accroché à ses plumes. C’est un outil indispensable qui permet de retrouver la trace des rapaces, même quand ils s’échappent vers le centre-ville. «Et une fois qu’on l’a retrouvé, bon, faut pas trop traîner. Sinon c’est l’avalanche de questions», racontera plus tard l’effaroucheur, un éclair de fierté dans les yeux. Les gens sont toujours très étonnés. Il faut dire que le métier ne fait pas vraiment partie des registres des conseillers d’orientation: la France compte à peine 10 fauconniers à travers les bases aériennes du pays.
Puis re-belote. Cette fois, c’est au tour du pigeon de tenter sa chance. Le rat du ciel n’a pas le temps de faire 100 mètres que le faucon fond sur lui pour le bufter (lui briser la nuque en le frappant avec ses pattes). Le pauvre vieux s’effondre au sol. L’assistant fauconnier fait un sourire en coin:
«Les pigeons, bah oui là c’est sûr, ça marche à tous les coups. C’est sa proie de prédilection.»
A chaque rapace, son péché mignon. La BA 118 n’est munie que d’espèces correspondant à leurs besoins. Posséder un aigle royal, par exemple, serait très classe, mais ça ne servirait à rien: il chasse surtout des chevreuils ou des renards, qui ne sont pas assez présents sur la base pour que l’on puisse faire appel à lui.
Sitôt le pigeon attrapé, le faucon tire dessus. Aurélien Caron échange alors vite le pigeon contre de la viande fraîche de poussin accrochée au leurre:
«Le faucon pèlerin, il attaque direct la carotide. Et la carotide du pigeon est particulièrement porteuse de maladies.»
C’est au tour de la buse de Harris de se dégourdir les plumes. Un boulot qui nécessite la collaboration de furets. Sur les monticules de terre bordant la piste, les lapins de garenne ont fait des talus du gruyère. Nicolas Salé caresse l’un des sept furets qui logent à la fauconnerie:
«Ça peut être dangereux pour les paras, la terre pourrait s’effondrer sous leurs pieds et ils se fouleraient la cheville ou autre.»
Le lapin est donc chassé hors du terrier par le furet avant d’être attrapé par la buse. Un vrai travail d’équipe. Mais comment la buse distingue le furet du lapin? «Oh, elle sait qu’il est là pour l’aider», explique le caporal chef.
Dans les serres du rapace, le lapin couine comme une baudruche. Le fauconnier intervient rapidement pour sauver le rongeur et le relâcher plus loin.
«Tuer pour tuer, bof. Mais si le lapin meurt, il sera donné en repas aux autres rapaces. Ou au fauconnier.»
La buse engloutit tant bien que mal le poussin. Son bec a poussé, il est trop long. Dans la nature, les rapaces aiguisent leur bec en suçotant le dernier petit os des proies. En captivité, c’est le fauconnier qui est chargé de lui limer.
***
Assis sur un fauteuil couvert de poils de chien, Aurélien Caron passe la fraiseuse. La buse est emmitouflée dans une serviette, tenue par l’assistant fauconnier.
«Oh la la, elle va me faire la tête.»
L’oiseau semble aussi à l’aise que l’humain chez le dentiste. Je demande au fauconnier comment il en est venu à faire ce métier:
«Par la chasse. J’ai commencé par un BEP élevage de gibier, pour faire garde à l’office national de la chasse et de la faune sauvage.»
Après un BTS Gestion et protection de la nature, il décroche un emploi d’aide fauconnier à la base aérienne d’Istres. C’est la révélation:
«Tout m’a plu. Mais il n’y a pas de formation de fauconnerie, contrairement à la volerie, où –comme à Rocamadour– il existe des formations pour le spectacle. En fauconnerie, il faut apprendre sur le tas, devenir aide fauconnier pendant un ou deux ans. Il y a des assos qui proposent des stages de trois jours pour plus de 2.000 euros, mais ça sert à rien. L’oiseau est déjà imprégné, on n’y apprend pas l’affaitage du jour de sa naissance à sa période de chasse.»
Aurélien Caron apprend encore et toujours. Il rencontre parfois des vieux fauconniers qui lui font part de leurs techniques:
«J’aimerais bien imprégner d’autres oiseaux un jour, ça fait partie de mes objectifs. L’aigle royal par exemple, mais c’est très cher et il faut compter au moins 2 heures d’entraînement quotidien.»
Un pigeon attend son heure dans la seconde volière.
Il a aussi droit à 15 jours de formation par an, mais depuis qu’il est arrivé, il n’en a pas vu la couleur:
«J’aimerais faire des stages véto, des stages reproduction... mais bon, il n’y a plus de sous.»
Quelles sont les qualités requises à la fauconnerie? Le civil répond:
«Il faut être calme, très patient –parce que les oiseaux nous font vite monter en pression–, et être présent. Ce métier, c’est une passion. Et il faut que ça le soit, parce que ça ne s’arrête jamais. Le week-end, je viens les nourrir ou je les prends pour ma chasse personnelle.»
Le plus dur, pour lui, c’est de ne pas voir ses oiseaux voler:
«Les créneaux pour travailler avec l’oiseau sont réduits sur la base, vous avez bien vu... et parfois on peut se les faire souffler.»
Deux fois par semaine, les fauconniers et leurs assistants vont donc à Captieux, à quarante minutes de la base, pour faire travailler leurs rapaces sans contrainte.
Comment le fauconnier décrirait sa relation avec le rapace? Pour Aurélien Caron, «c’est un partenaire de chasse». Un attachement clairement réciproque. «Venez, je vais vous montrer une buse mexicaine très sympa», propose le civil. Il sort de la cuisine, et nous emmène dans la volière. Il ouvre la porte.
Dès que la buse pose ses yeux soulignés de jaune sur le fauconnier, elle émet alors un petit ronronnement doux. Un attachement clairement réciproque.
Elise Costa
Photos: Sandy Prolhac