Culture

Fauve ≠: que nous dit le succès de ces cinq garçons dans le tourment

Depuis la sortie de leurs premiers singles, auxquels un album succèdera en février, ils sont scrutés, vantés, parfois moqués. Mais que nous disent-ils de la jeunesse d'aujourd'hui? La sociologue Monique Dagnaud est allée les rencontrer.

Temps de lecture: 6 minutes

Une certaine jeunesse s’enthousiasme, se reconnaît en eux. Ils ont connu la consécration lors du Printemps de Bourges, sillonnent aujourd’hui les salles de concert des villes françaises et se produisent à l’étranger (Montréal, Bruxelles), jouant partout à guichets fermés.

Il sont l'objet de critiques hyperboliques des Inrockuptibles, du Monde, de Télérama ou du Mouv', mais aussi de railleries acides —y compris sur Slate.

Et parfois défendus par des gens a priori assez loin de leur univers, comme récemment le patron de l'exigeant label français Born Bad, Jean-Baptiste Guillot:

«La haine qu'ils cristallisent, c'est dingue. [...] C'est inoffensif, mais c'est un truc teenage, de la musique d'ado. Et moi ça m'a toujours fait triper.»

Un jour, ils ont explosé

La fulgurante notoriété atteinte, l'an passé, par le groupe Fauve ≠ a piqué notre curiosité. Qu’avec un répertoire d’une dizaine de textes, ils aient réussi à soulever un tel charivari affectif —la presse vante une musique qui «fait tressaillir l’échine», leurs «incantations tripales», leurs «propos acérés comme une fusée de détresse» ou «une tuerie en live»—, voilà qui incite à aller plus loin.

Qui sont ces jeunes adultes âgés de 26 à 30 ans? Nous avons rencontré ces cinq garçons dans le tourment lors de leur concert à Villefranche-sur-Saône (Rhône), le 23 novembre.

Tout allait bien, en apparence, pour ces Parisiens. Ils sont nés dans des familles aisées, loin du milieu artistique. Ils n’ont, comme ils le chantent, jamais manqué d’amour, ont fait des études correctes (droit, marketing), ils avaient un boulot et leur avenir était tracé. Et puis, un jour, ils ont explosé:

«Docteur, rigole pas, faut que vous fassiez quelque chose pour moi… parce que je peux vraiment plus, j’peux plus sortir dans la rue, j’peux plus mettre les pieds dans le bureau, de toute façon je suis devenu incapable de prendre le métro.»

Saint-Anne

Ces cinq amis d’enfance, qui se connaissent depuis quinze ans, qui bricolaient ensemble de la musique, ont tous donné leur congé le même jour à leur employeur, il y a un an: «On n’avait plus de vie, on a fait ce geste pour aller mieux.» Leurs clips, postés sur YouTube, ont captivé les internautes, puis attiré l’attention de tourneurs, qui les ont conviés pour quelques concerts dans des petites salles. Lancer Fauve ≠ a été pour eux «une révolution personnelle», une bouée de sauvetage.

Savant clair-obscur

Derrière le signe d'égalité barré qui leur sert de logo se cache un savant clair-obscur. On ignore le prénom des uns et des autres puisqu’ils se présentent comme un collectif ouvert, aux membres interchangeables —chacun a tout de même un instrument et c’est bien toujours le même qui chante. Ils ne passent pas à la télévision et ne se laissent pas photographier, une consigne que respecte scrupuleusement la presse: «On essaie de se tenir à distance de la notoriété.» Par contre, ils se laissent volontiers voir sur scène comme en interview, n’entretenant de ce fait aucun mystère.

Ce contre-pied à l’ivresse de la starisation signe une distinction: ils disent s’être lancés dans le métier avant tout pour «aller mieux» et pour échanger avec d’autres, «avoir de vraies relations». Quelque peu éberlués par leur succès météorique, ils insistent sur leur manque de professionnalisme («On ne sait pas encore bien jouer de nos instruments», «Sur scène, il arrive encore que l’on se rentre dedans») et souhaitent avancer pas à pas:

«L’idée, c’est de se rôder en jouant dans des petites villes.»

Leur projet artistique s’affirme donc sans prétention, cultive l’aspect amateur, et cet à peu près impulse une force d’authenticité. «Nous ne voulons pas intellectualiser ce qui nous arrive», disent-ils: une autre façon de maintenir un voile d’opacité.

Textes sans pudeur

Cette visibilité en teintes pastel s’accompagne en revanche de textes qui ne s’embarrassent d’aucune pudeur. La modestie de la posture contraste avec la mise à nu débridée de leurs états d’âme. Cette intériorité qui s’extirpe au grand jour marque l’identité du groupe —mais l’énervé, celui qui lance sa rage, c’est à l’évidence le chanteur anonyme.

Que disent-ils? A la première écoute, on retient surtout le registre de la «fatigue d’être soi», mais le jugement est vite révisé: derrière ce mal-être (que certains ont qualifié de «faux») se dessine une revendication plus collective, que l’on peut qualifier d’éthique ou même de spirituelle, pour que la société monte le son, avive son souffle, relance l’espoir.

En exergue de leur site, ces musiciens se déclarent «désespérément optimistes». Et ajoutent, ce qui peut paraître d’une ingénuité confondante dans le monde d’aujourd’hui:

«Fauve adhère de façon inébranlable à la croyance selon laquelle l’Amour peut rafler la mise dans ce monde bizarre.»

Leur univers est pensant, avide de messages. Ils excellent dans le clip-témoignage qui arrache le cœur. D’une chanson à l’autre, c’est leur histoire de mecs en miroir les uns les autres qu’ils racontent:

«Dans nos textes, pas de fiction, c’est nous.»

Amitié portée en bandoulière

Leur géographie? Des paysages du quotidien, les rues de Paris ou la Bretagne de leurs vacances (Kané) ou de leurs voyages (4000 îles): le groupe se met en scène dans ses décors familiers. Ses membres fixent en images et en mots leurs fureurs, leurs impatiences, leurs angoisses, leurs espoirs sur un ton d’urgence, d'autofiction fébrile de celui qui est proche de péter un câble. La musique est techno-pop, fluide et mélodieuse, d’une vitalité entraînante, les paroles sont à peine chantées, dans le style spoken word: écrites selon une simplicité désarmante, elles sont là pour être écoutées, reprises en refrain, suspendues.

L’amitié qui les unit est portée en bandoulière –leur premier album, qui sort début février, s’intitule Vieux frères. Leur chanson fétiche Blizzard est illustrée par la longue virée à mobylette de deux copains (plans larges sur les bords de Seine, puis sur des routes de campagne qui se déploient en zig-zag). L’un s’adresse à l’autre, lui remonte le moral, l’exhorte à sortir de son auto-flagellation:

«Qu’est ce qui va pas? Parle moi, tu sais que tu peux tout me dire.
On est tellement nombreux à être un peu bancal un peu bizarre.
Et dans nos têtes y’a un blizzard.»

Dialogue de la jeunesse masculine avec elle-même

Cet extrait d'une chanson cliquée plus de 2 millions de fois sur YouTube grave la griffe Fauve ≠: un dialogue de la jeunesse masculine avec elle-même.

L’image d’une virilité en doute et la recherche d’une accalmie intérieure traversent tous les textes. On repère, en vrac: les angoisses face à une identité sexuée qu’on a plus envie d’assumer, et d’ailleurs qu’on déteste, le rejet du fringant métropolitain, la célébration de la solidarité entre potes comme rempart à la peur, le spleen lié à l’insatisfaction des relations avec les femmes (la pornographie est citée à de nombreuses reprises comme la pratique de la honte), la panique de rester «à côté des rails», la crainte d’être un loser, de ne pas pouvoir intégrer «ce nouveau monde». Mais face à la hantise de l’échec, y compris sexuel, surgit le flash rédempteur, le coup de foudre de la rencontre amoureuse:

«Imagine-toi  t’es là / en train de te reprendre un verre au bar
Quand tout à coup tu croises un regard / qui te perfore de part en part

Imagine-toi: t’es là / ça te tombe dessus / sans crier gare
Un truc bandant / un truc dément / qui redonne la foi.»

Les nuits fauves

Un imaginaire rimbaldien, post-révolution sexuelle.

«Ni des victimes, ni des rebelles»

«Nous ne sommes ni des victimes, ni des rebelles.» Inutile d’insister: la rhétorique de Fauve n’est pas militante politiquement.

Mais elle relève d’un engagement qui porte une marque générationnelle: «Je considère qu'on est super engagés mais pas pour quelque chose d'aussi trivial que la politique. Notre engagement se situe plus à un niveau sociologique. La guerre psychologique est partout et notre façon de résister, c'est d'essayer de donner de l'espoir. C'est se battre, tous les jours, contre la passivité, contre le cynisme», expliquait l'un d'eux à L'Express l'an dernier.

Le style Fauve, certes, suscite par mal de railleries et de détournements. On peut facilement taxer ces artistes d’idoles pour adolescentes, ces dernières nourrissant les premiers rangs des fans, si l’on en croit les messages sur Twitter et les photos sur Instagram  Les contempteurs de Fauve ≠, pourtant, renvoient sûrement à l’incrédulité que suscite un positionnement aussi décalé, cette révolte existentielle en dehors des préoccupations du temps, au plus loin du triptyque inégalités/fiscalité/morosité. 

Connivence qui se passe de mots

Ce jour-là, à Villefranche-sur-Saône —qui fêtait alors le beaujolais nouveau, avec flonflons dans les rues, stands de dégustation, un marathon à géométrie variable et un feu d’artifice—, il y eut d’abord la rencontre avec la presse. Les jeunes journalistes présents (Chérie FM, le Patriote Beaujolais, des blogs musicaux) ne cachaient pas leur engouement. Peu de questions, et surtout pas inquisitrices, comme s’ils goûtaient ce moment de grâce, la présence de ces artistes qui leur ressemblent et avec lesquels se coule immédiatement une connivence qui, finalement, se passe de mots. D’ailleurs, alors que l’heure avançait et que les machinos s’activaient en coulisses, personne ne voulait se séparer.

Puis il y eut le concert, programmé dans le cadre du Festival Les Nouvelles Voix. Le théâtre de Villefranche-sur-Saône était bondé: autour de la scène, les adolescents et jeunes adultes dansaient et lançaient des fleurs, et des adultes de tous âges entassés sur les gradins s’étaient levés, tous en unisson avec la violence positive de Fauve ≠. L'hebdomadaire local décrira le concert ainsi:

«Des textes parlés très forts, déversés en flots continus dans une urgence intransigeante […], dont les leitmotivs sont repris par un public conquis et acquis à cette cause qui parle aux cœurs».

Monique Dagnaud

Fauve, Vieux frères, sortie le 3 février 2014. Un EP déjà disponible, Blizzard. Le groupe est actuellement en tournée.

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