Politique / Monde

Il faut politiser la mort de Mandela

Parce que Nelson Mandela était un combattant de la liberté. Parce que son engagement politique était primordial.

Nelson Mandela, en 2001. REUTERS/Jonathan Evans
Nelson Mandela, en 2001. REUTERS/Jonathan Evans

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Tout événement majeur de l’actualité, peu importe qu’il soit triste ou qu’il marque une époque, sert de prétexte aux réseaux sociaux pour critiquer la politique. Et certains d’entre nous aimeraient que ça s’arrête.

Sauf votre respect, j’aimerais qu’on passe outre tous ces conseils si bien intentionnés. Nelson Mandela était un militant politique. Il s’est présenté aux premières élections auxquelles il lui a été permis de participer –et il les a gagnées, évidemment. Quand la politique l’a déçu, il a rejoint l’African National Congress (ANC), qui se livrait au terrorisme contre les infrastructures d’un Etat oppresseur. Comme le disait Bill Ayers, Mandela n’était pas un gentil et inoffensif «activiste des droits civiques». C’était un «révolutionnaire aimant» «officiellement un “terroriste” selon le gouvernement américain, et ce longtemps après» qu’il a été libéré et s’est mis à faire le tour du monde en héros.

Je suis plutôt d’accord avec Max Boot. C’est-à-dire que j’estime que nous devons laisser Mandela dans son contexte, en combattant de la liberté (il est assez agaçant que les affiches du biopic qui va sortir sur Mandela, avec Idris Elba dans le rôle principal, le qualifient de «TROUBLEMAKER» [fauteur de troubles], comme s’il avait jeté des pétards dans le bidet de P.W. Botha ou quelque chose dans le genre*). 

Il y a deux leçons politiques directes à tirer de la vie de Mandela. La première: les Etats-Unis se trompent parfois de méchant. En 1990, quand Mandela a enfin été libéré de prison, Cox News Service a dévoilé que, heu, la CIA avait aidé à l’envoyer derrière les barreaux:

«Le service de renseignements, par le biais d’un agent à l’intérieur de l’African National Congress, a fourni aux services de sécurité sud-africains des informations précises sur les activités de M. Mandela qui ont permis à la police de l’arrêter, peut-on lire dans le rapport de Cox News Service.

Le rapport, qui doit être publié dimanche, cite un fonctionnaire retraité anonyme affirmant qu’un haut responsable de la CIA lui avait confié peu de temps après l’arrestation de M. Mandela: “Nous avons remis Mandela à la branche des services de sécurité sud-africains. Nous leur avons donné tous les détails, comment il était habillé, ses horaires, l’endroit où il serait.”»

A cette époque –il y a plusieurs décennies– les États-Unis soutenaient quelques abominables régimes anti-communistes. Nos services de renseignements ont aidé à faire fuiter les noms de membres de la résistance communiste à destination des mollahs iraniens et par conséquent ont joué un rôle dans leur condamnation.

De 1965 à 1990, quand Mandela était en prison, les Etats-Unis ont également financé Mobutu Sese Seko, qui a bien travaillé à transformer le pays que nous appelons aujourd’hui la République démocratique du Congo en un Etat défaillant. Mais bon, il était anti-communiste! Tout cela est tellement facile à condamner rétrospectivement. Mandela nous a rappelé de vivre au présent.

La deuxième leçon en découle tout naturellement: il vaut vraiment la peine d’écouter les revendications des rebelles. D’accord, parfois ils mentent ou penchent vers la tyrannie (voyez le voisin du nord de l’Afrique du Sud et la tragédie de Robert Mugabe). Et parfois, ils défient toute tentative de démonisation. Les (quelques) républicains qui ont voté contre les sanctions contre l’Afrique du Sud n’en parlent pas beaucoup, mais à l’époque on mettait en opposition anticommunisme et oppression raciale, et c’est l’anticommunisme qui a gagné. En 1986, comme l’a récemment évoqué Sam Kleiner, Ronald Reagan avait demandé à Pat Buchanan de pimenter un peu le premier jet d’un de ses discours sur la politique étrangère pour accentuer son opposition à l’ANC de Mandela:

«Soir après soir, semaine après semaine, la télévision nous montre des violences exercées par les forces de sécurité sud-africaines, blessant et tuant des manifestants pacifiques et d’innocents témoins. Plus récemment, nous avons lu des témoignages de violentes attaques de noirs contre d’autres noirs. Et puis il y a la terreur fomentée par certains éléments de l’African National Congress –les routes minées, les attentats à la bombe dans les lieux publics, et qui vise à provoquer encore plus de répression, l’imposition de la loi martiale, et finalement à créer les conditions d’une guerre interraciale.»

Quand on le lit aujourd’hui, on ne peut que constater la remarquable partialité du discours: bon d’accord, l’Etat pratiquant l’apartheid avait la main un peu lourde; mais les révolutionnaires africains en faisaient tout autant dans le seul but de provoquer la guerre raciale!

Sauf que ce n’était pas le cas du tout. Et ce en grande partie grâce à Mandela, qui, une fois libéré de prison, a fait exactement ce qu’il avait promis et s’est absolument opposé à la moindre vengeance noire contre les partisans de l’apartheid. Mais Mandela a surpris tant de gens qu’une nouvelle théorie a vu le jour: Mandela était l’unique raison pour laquelle l’ANC, ou les noirs d’Afrique du Sud, n’optaient pas en bloc pour la vengeance. En 2004, le WorldNetDaily informait ses lecteurs d’une rumeur selon laquelle la mort de Mandela (encore fringant malgré ses 86 printemps) marquerait le début de la guerre interraciale

«L’une des opérations prévoit que 70.000 hommes noirs armés “soient transportés dans le centre-ville de Johannesburg dans l’heure” en taxis pour attaquer les blancs.

Les plans portent les noms de “Opération Vula” [ouverture du chemin], “Nuit des longs couteaux”, “Opération nettoyage des blancs”, “Opération aigle de fer” et “Campagne octobre rouge”.

L’opération “Notre jour de pluie” doit avoir lieu après la mort de Nelson Mandela et impliquerait le transport de noirs en taxi vers les grandes villes.

Les assaillants devraient “s’emparer” des sites de ravitaillement en carburant et massacrer les blancs. Attaques qui déboucheraient sur un coup d’Etat.

Des sources affirment que la plupart des noirs du pays sont au courant de ces projets. Quand des querelles interraciales éclatent, les noirs disent souvent aux blancs: “Attendez un peu que Mandela meure.”»

Cela fait maintenant quelques heures que Mandela est mort mais, tiens, on ne signale toujours pas de noirs en armes dézinguant des blancs à Johannesbourg. Un fiasco encore plus grand que celui des «émeutes du verdict George Zimmerman» qu’on nous avait promises cette année aux Etats-Unis. Mais c’est le genre de raisonnement timbré dans lequel on tombe quand on transforme un homme politique en saint, en quelqu’un de totalement à part, impossible à cadrer dans le contexte. Et pourquoi ne pas garder le contexte? On peut beaucoup apprendre de ce que Mandela a su faire et que nous n’avons su faire, nous, que très, très longtemps après.

«L’opération Vula» se fait toujours attendre, mais cette dépêche du Daily Mail sur «la menace imminente d’une guerre interraciale» en Afrique du Sud se répand à grande vitesse dans les médias sociaux. L’introduction nous annonce qu’un fermier blanc a été assassiné cette semaine, et que «des groupes d’Afrikaners mécontents prétendent que plus de 4.000 d’entre eux ont été tués depuis l’accession de Mandela au pouvoir». Si vous êtes fan des articles nuancés et sans dramatisation spectaculaire sur les combats des fermiers sud-africains, lisez Eve Fairbanks. Sinon, lisez cet article, j'imagine.

Le vrai problème de la dépêche arrive quand on nous parle de Julius Malema:

«Croquemitaine des Sud-africains blancs, Malema est très apprécié des jeunes noirs, et s’est également distingué pour avoir repris avec ferveur la chanson Kill The Boer et une autre appelée Bring Me My Machine-Gun [apportez-moi ma mitraillette].

Des sondages conduits cette semaine montrent une immense vague de soutien de ses politiques chez les jeunes Sud-africains noirs, dont il dit qu’elles excluront toute réconciliation, et de la lutte pour la justice sociale dans un “combat contre le monopole de l’homme blanc.”»

Bring Me My Machine Gun est une chanson interprétée par des membres de Spear of the Nation, l’aile militante de l’ANC. Le président Jacob Zuma l’a notoirement claironnée à tue-tête, sachant qu’il aime susciter la controverse; il ne s’est pourtant pas livré au pillage des biens des blancs en quatre années de pouvoir. Mais le plus important, c’est que l’affirmation que les sondages révèlent un grand soutien à Malema est totalement hors sujet. Est-il difficile de trouver un sondage évaluant le soutien apporté à Malema?

Rien de plus simple.

«Les sondages d’opinion laissent penser que les voix en faveur de l’ANC pourraient chuter de 10%. Le parti remportera 56,2% des suffrages, comparé aux 65,9% de 2009, selon les prédictions du mois d’août de Nomura South Africa. Ils estiment que la part de la DA passera de 16,7% à 27% et prédisent 6% pour Agang et 4% pour les Economic Freedom Fighters de Malema.»

Le DA, c’est la Democratic Alliance, le parti officiel d’opposition, une coalition centriste qui a remporté 10% des suffrages dès ses premières élections (en 1999) et a pris le contrôle de la province du Cap-Occidental en 2009. Agang est un parti protestataire, essentiellement de centre-gauche. Donc, le politicien anti-blanc fou contre lequel le Daily Mail nous met en garde réunit en tout et pour tout moins d’un quatorzième du soutien dont bénéficie l’ANC et d’un sixième de celui des centristes. Tout à fait le genre d’information qu’on recherche dans un article instructif sur l’état de la politique sud-africaine post-Mandela, n’est-ce pas? A moins qu’on ne soit tout simplement en train d’essayer de nous faire peur...

David Weigel

Traduit par Bérengère Viennot

* Nancy Scola me rappelle que Rolihlahla, le deuxième prénom de Mandela, signifie «celui qui crée des problèmes» donc ok, je comprends mieux l’affiche maintenant. Ça n’en est pas moins un peu gentillet sur les bords.

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