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Afrique du Sud: l'apartheid pèse encore sur l'économie

Mandela a mené les Sud-Africains vers la liberté politique, mais ils n'ont toujours pas réussi à dépasser l'héritage économique de l'ancien régime.

Dans le semi-désert du Karoo, en Afrique du Sud, le 10 octobre 2013. REUTERS/Mike Hutchings
Dans le semi-désert du Karoo, en Afrique du Sud, le 10 octobre 2013. REUTERS/Mike Hutchings

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Il fut un temps où les nouvelles que l'on entendait de l'Afrique du Sud formaient un véritable tableau rafraichissant d'espoir pour le futur.

La chute du système de ségrégation raciale de l'apartheid en 1994, combinée à l'établissement d'institutions démocratiques ancrées dans une des constitutions les plus progressistes de la planète, ont alimenté l'espoir selon lequel il était possible de passer d'un système fait d'exclusion et d'inégalité à un système de participation inclusif basé sur l'égalité.

Et pendant un temps, l'économie du pays, bâtie sur les minéraux, a permis une croissance économique respectable, même si celle-ci n'avait rien de spectaculaire, comparée aux standards de croissance d'un tigre d'Asie de l’Est, d'à peu près 8 à 10% par an. L'économie sud-africaine était alors encore en mesure de soutenir l'augmentation des standards de la vie d'une portion très large de sa population.

Mais tout ça, c'est fini. L'augmentation troublante de la violence et du nombre d'actes de protestation l'année dernière rappelle les conflits opposant les mineurs et la police durant la période de l'apartheid.

Des troubles qui rappellent ceux de l'apartheid

En août 2012, les troubles causés par le mécontentement des travailleurs de la mine de platine de Marikana a conduit à la mort de 34 manifestants aux mains des forces de police. Pour certains, cet incident a été représentatif de la détérioration évidente du «grand marché» de 1994 que le parti nationaliste (majoritairement blanc) avait passé avec les mouvements de libération (majoritairement noirs).  Pour d'autres, les conflits des travailleurs qui ont suivi ont révélé de sérieuses failles dans l'économie, que le gouvernement sud-africain, mené par le Congrès national africain (ANC), ne semble pouvoir réparer.

Depuis lors, les troubles se sont propagés auprès des ouvriers, des mines de platine aux producteurs d'or, puis de minerai de fer, chrome et enfin charbon. Les grèves de mineurs ont causé à elles seules plus d'un milliard de dollars de perte, et au deuxième trimestre 2013, l'économie avait déjà ralenti jusqu'à un taux de croissance de 0,9% (une véritable chute libre après des taux de 2,6 à 3,1% de croissance de 2010 à 2012).

La monnaie du pays, le rand, a atteint son point le plus bas depuis le début de la crise économique, et l'économie semble être prise dans une spirale inévitable et incontrôlée. A la mi-mai, le président d'Afrique du Sud, le ministre des finances et le président de la banque centrale avaient déjà pris conscience du futur économique inquiétant de la nation, et ils ont encouragé les ouvriers et employés à mettre fin à ce cercle vicieux de grèves non-autorisées et de demandes d'augmentation de salaire excessives.

Comment en est-on arrivés là? Alors que le pays a fait des progrès remarquables en démantelant les restes sociaux et politiques de l'apartheid, nombre des institutions économiques, des pratiques et mentalités de ce système sont restées intactes. Comme l'a observé Anne Applebaum, l'apartheid était, entre autres, un système élaboré pour protéger les emplois des blancs les moins fortunés, en leur garantissant des salaires élevés et de nombreux avantages.

La réorganisation post-apartheid

Plusieurs aspects de ce système existent toujours, sauf qu'aujourd'hui, les intérêts des noirs sont mis là où se trouvaient autrefois ceux des blancs. On le retrouve à travers des syndicats puissants (plutôt noirs que blancs), très proches du parti politique dominant (l'ANC plutôt que le Parti nationaliste), et grâce à un copinage capitaliste qui assure de vastes fortunes aux acteurs politiques.

Le secteur minier est toujours contrôlé par un petit groupe d'investisseurs, qui comprend une nouvelle élite noire à qui le pays a accordé plus de pouvoir grâce à son programme controversé de discrimination positive, et qui s'intéresse plus aux profits qu'aux conditions de travail. Cela ne veut pas dire que les blancs ne détiennent plus de pouvoir économique considérable dans certains secteurs, par contre. Le système agricole commercial, largement dominé par les blancs, n'a quasiment pas changé, empêchant l'absorption de nombreuses personnes sans emploi qui exploitent d'ordinaire des petites fermes ou petites parcelles de terre.

Les institutions économiques dirigées par les blancs avaient eu pour résultat une période initiale d'investissements importants et de croissance économique dans les années 60 et au début des années 70. Toutefois, ces institutions économiques ont empêché de canaliser les ressources pour les utiliser de manière productive, ce qui a causé une stagnation de l'économie (qui a aussi été encouragée par les sanctions, bien sûr). L'ironie du sort, c'est qu'une situation similaire est en train de se reproduire en Afrique du Sud, de nos jours.

Un des pays les plus inégaux au monde

On en voit les signes partout. Selon une mesure standard de l'inégalité, le coefficient Gini, l'Afrique du Sud serait l'un des pays les plus inégaux de la planète. Les 10% les plus riches de la population possèdent 58% des richesses du pays, tandis que les 10% les plus pauvres ne possèdent que 0,5%. La moitié la plus pauvre des Sud-Africains possède moins de 8% de cette richesse.

Ce qui contribue aussi aux disparités flagrantes du pays, c'est que l'économie semble incapable de créer suffisamment d'emplois. Le taux de chômage a dépassé les 20% depuis plus de 15 ans, et tourne aujourd'hui autour de 25%. La population jeune (entre 15 et 34 ans, principalement noirs, ou métisses) est la plus frappée par ce chômage, et représente environ 70% du chiffre total. Le taux de chômage chez les jeunes et d'environ 51%.

Le chômage chronique a rendu presque impossible la réduction du taux de pauvreté du pays. Alors que le taux global de pauvreté a légèrement baissé, son niveau est resté intact parmi les populations noires et d’autres ethnicités. Dans les zones urbaines, la pauvreté a même augmenté dans les dix ans qui ont suivi la chute de l’apartheid.

La dure réalité, c’est que l’Afrique du Sud possède une économie double: d’un côté, ses entreprises internationales lui donnent une position forte dans le monde dans les domaines de la finance, l’ingénierie, la construction et les carburants synthétiques. Pourtant, le système éducatif du pays ne forme pas suffisamment de travailleurs avec suffisamment de compétences et d’expertise pour rivaliser avec ceux de Chine ou d’Inde dans de nombreux secteurs à forte intensité de main d’œuvre.

On peut sans aucun doute attribuer le manque de compétences à l’exclusion délibérée des noirs de l’école et des postes spécialisés pendant l’apartheid. L’éducation était alors ségréguée de manière très stricte, et les dépenses de l’état pour un étudiant blanc étaient dix fois plus élevées que pour un étudiant noir.

Aujourd’hui, même si tout le monde a théoriquement accès à l’éducation de manière équitable, les enfants des familles noires les plus pauvres ne peuvent se permettre de payer les frais d’inscription demandés par les meilleures écoles. De plus, la qualité de l’éducation publique gratuite qui est proposée aux populations les plus pauvres de la société sud-africaine est régulièrement classée comme l’une des pires du monde par des organisations comme le Forum économique mondial.

Le résultat, c’est une polarisation intensifiée avec des revenus qui augmentent pour les travailleurs éduqués de l’économie formelle, alors que ceux qui n’ont pu recevoir une éducation de qualité sont accablés par des salaires qui stagnent et une faible productivité, et sont forcés de trouver refuge dans l’économie informelle.

Cessations d'activité obligées

Mais il existe une autre explication, tout aussi probable, à l’économie double du pays, et c’est celle qui est devenue un des sujets de prédilection depuis le début de la lutte des travailleurs. Il s’agit de la structure des relations industrielles de l’Afrique du Sud, encore un reste (bien qu’indirect) de la période de l’apartheid.

Alors que de nombreux pays en voie de développement ont vu un mouvement syndical voir le jour, les syndicats sud-africains, sous l’apartheid, se sont développés en suivant des programmes industriels nationaux plus avancés. Ils ont fortement soutenu les lois de salaire minimum après 1994, ce qui a étouffé le développement de nombreuses industries à coûts réduits et à forte intensité de main d’œuvre qui emploient normalement un grand nombre de travailleurs semi qualifiés et non qualifiés.

Le pouvoir des syndicats, allié aux tentatives de l’Etat de répondre aux demandes des «pauvres actifs» de ses circonscriptions, ont eu pour résultat tout un tas d’augmentations de salaire qui sont au-dessus du taux d’inflation et n’ont aucun rapport avec la productivité. Comme les coûts de la main d’œuvre augmentent plus rapidement que la productivité, de nombreuses entreprises à forte intensité de main d’œuvre qui subissent la concurrence low-cost des importations se sont retrouvées obligées de cesser leurs activités, de peur d’être poursuivies pour non-respect de la loi. Beaucoup d’autres ont été fermées par les autorités.

Comme le rôle de la productivité a été réduit dans la détermination des salaires, des facteurs comme les imperfections du marché du travail (rigidité des prix et des salaires, restriction d’embauche, législation pour la protection de l’emploi) ont été combinés avec une structure de négociations collectives pour finalement réduire la mobilité des travailleurs, et donc la création d’emplois.

Mais au lieu de se concentrer sur des réformes du marché du travail pour mieux allier salaires et productivité et réduire les entraves à l’embauche, le gouvernement a choisi de gérer le problème grâce à des grands programmes radicaux qui présentent une vision forte mais aussi des lacunes d’informations sur les détails ou les moyens de mise en place des projets. En 2010, le New Growth Path («chemin vers une nouvelle croissance») a été présenté au public, avec pour objectif pour 2020 de faire passer le taux de chômage de 25% à 15%, en créant 5 millions d’emplois «corrects».

Besoin d'au moins 5% de croissance par an

Bien que la plupart de ces emplois soient dans le secteur privé, celui-ci s’est montré très sceptique en découvrant le projet, et a déploré son manque de crédibilité. Et pour cause, si l’Afrique du Sud voulait créer 5 millions d’emplois d’ici 2020, elle aurait besoin d’un taux de croissance d’au moins 5% par an, rien que pour faire fluctuer le taux de chômage actuel, et de bien plus pour réaliser son objectif de création d’emplois. Il est très peu probable que le projet réussisse: selon le Fond monétaire international, le PIB de l’Afrique du Sud devrait rester bien en dessous de 4% jusqu’en 2018.

On n’entend plus beaucoup parler du New Growth Path de nos jours. Au lieu de ça, le gouvernement est passé à un nouveau projet, le National Deployment Plan («plan de déploiement national»), plein de promesses tout aussi grandioses de suppression du chômage, mais cette fois, d’ici 2030. Cet effort nécessiterait la création de 11 millions d’emplois supplémentaires, ce qui représente encore une fois un objectif presque impossible à atteindre.

Pourquoi le gouvernement cherche-t-il à attirer l’attention sur des politiques d’intervention nationale douteuses plutôt que de se concentrer sur des réformes de marché du travail à l’efficacité prouvée pour régler le problème économique du pays?

Une explication possible repose sur les mentalités qui se sont formées durant l’apartheid: l’Afrique du Sud de l’époque se voyait alors comme un Etat axé sur le développement, un Etat qui aspirait à utiliser les programmes gouvernementaux ainsi que les politiques publiques pour accélérer la croissance économique en suivant l’exemple du succès des pays d’Asie de l’Est.

Un bon nombre des agences de développement de l’état qui existaient sous l’apartheid fonctionnent toujours, y compris la Corporation pour le développement industriel, la Banque d’état et la Banque de développement sud-africaine. De nombreux membres du gouvernement pensent qu’ils peuvent se servir de ces agences pour lancer un nouvel élan dans le développement du pays, avec une structure démocratique et non raciste, et qui réussirait là où son homologue de l’apartheid a échoué.

Retourner au rêve de Mandela

Peu nous porte à croire qu’ils aient raison, même si les conditions sont en effet différentes cette fois. L’Etat axé sur le développement sous l’apartheid n’était pas durable parce qu’il était basé sur l’exclusion de la majorité noire, ce qui a causé la faillite de l’Etat d’apartheid à la fin des années 80.

En Asie de l’Est, les Etats ont réussi à mettre en place leur industrialisation rapide pendant la période de crise d’après-guerre et d’avant-pétrole de l’ordre économique international de Bretton Woods, qui, pendant une génération, a permis une croissance durable, non inflationniste et sans précédent pour l’économie mondiale, ainsi qu’une tolérance pour le libre-échange et les tarifs douaniers.

L’économie du monde d’aujourd’hui est faite de marchés d’exportation très concurrentiels. Quand la croissance économique mondiale est en baisse, on cherche à développer des marchés ouverts libéralisés. Toutefois, le modèle d’Etat axé sur le développement n’est pas réalisable en Afrique du Sud pour le moment parce qu’il est à l’opposé de cet objectif.

Dans ce cas, le rêve sud-africain de liberté, d’égalité, de tolérance, d’harmonie raciale et de prospérité va-t-il prendre fin, à cause de l’échec d’une économie incapable d’éliminer les vestiges de l’apartheid? Ou est-ce que le gouvernement trouvera le courage d’affronter les nombreux problèmes qu’il rencontre? On espère que oui, mais pour le moment les autorités ne nous ont donné que peu de raisons d’être optimistes. Et comme un sage observateur l’a exprimé, dans la veine de Nelson Mandela :

«En tant que pays, il nous faut penser et agir collectivement... et surtout, il nous faut changer notre comportement politique national pour qu’il s’aligne sur nos objectifs stratégiques nationaux.»

Ce ne serait pas merveilleux, si le pays pouvait retourner au rêve de Mandela ?

Robert Looney

Robert Looney enseigne l'économie à la Naval Postgraduate School de Monterey, en Californie.

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

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