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Pourquoi le réquisitoire du pape François contre le capitalisme agace les libéraux

Parce qu'en dénonçant la perversité de la finance mondiale, «la loi du plus fort» au nom de la compétitivité, il bouscule la «doctrine sociale» de l’Eglise vieille de plus d’un siècle.

Le pape François au Vatican en octobre 2013. REUTERS/Max Rossi
Le pape François au Vatican en octobre 2013. REUTERS/Max Rossi

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Dans un document appelé «exhortation apostolique», qu’il a rendu public le 26 novembre à Rome sous le titre «La joie d’évangéliser» [PDF], le pape François se livre à une féroce dénonciation du capitalisme et du libéralisme économique.

Preuve d’un changement de priorité dans l’Eglise, il ne consacre que quelques lignes au mariage homosexuel, alors qu’il trace, en quelques pages serrées et bien senties, un bilan implacable de la situation économique mondiale.

Ce n’est pas la première fois qu’un pape interpelle ses contemporains et les responsables politiques sur les déséquilibres économiques et les disparités sociales, mais celui-ci, qui vient d’Amérique latine où cohabitent des situations d’extrême pauvreté et d’extrême richesse, a clairement choisi son camp.

Il donne un nouveau cap à ce que les historiens et théologiens appellent la «doctrine sociale» de l’Eglise. Celle-ci, traditionnellement caractérisée par la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme, bascule, sous la plume du pape François, dans une dénonciation sans nuance d’un système «qui nie la primauté de l’être humain». Au point que Rue 89 et des sites américains le définissent déjà comme un «pape socialiste ».

Il commence par un constat général, avant de s’en prendre à la finance mondiale. L’économie libérale est «une économie de l’exclusion», «une économie qui tue», écrit-il. Prenant à témoin les médias, il se dit révolté par «le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue meure de froid ne soit pas une nouvelle, alors que la baisse de deux points en Bourse en soit une. Voilà l’exclusion».

De grandes masses de population, ajoute t-il, «se voient exclues, marginalisées, en raison du jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le faible». Ce n’est pas la loi du marché en soi qui est coupable, mais son hégémonie.

«Une économie sans visage»

Pour le pape argentin, l’économie mondiale a dérivé. Elle a dépassé les mécanismes classiques de l’exploitation et de l’oppression. Elle a créé une «culture du déchet»: «l’être humain est un bien de consommation qu’on peut utiliser et, ensuite, jeter». Le travailleur n’est pas seulement «exploité», voué aux «bas-fonds et à la périphérie de l’existence», mais réduit à l’état de «déchet». Il fait partie «des restes».

Jorge Mario Bergoglio n’appelle pas à un renversement de l’ordre économique, à une quelconque révolution, un mot qui ne fait pas partie de son vocabulaire. Il n’intervient pas sur le rôle régulateur de l’Etat. Il n’a pas non plus de discours sur le sens de l’histoire et n’est pas marxiste. Mais il met en cause la relation de soumission à l’argent, le règne absolu de la finance et du marché sur les êtres humains, la prédominance et la perversité de la finance mondiale. Il écrit:

«La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’elle a, à son origine, une crise anthropologique profonde: la négation du primat de l’être humain! Nous avons créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation. (…). Non à l'argent qui gouverne au lien de servir.»

Détestation de l'argent et du profit

Par leur violence, ces déclarations du pape jésuite surprennent et ne font pas l’unanimité. Certains commentateurs, en France et outre-Atlantique, mettent en cause sa compétence économique. Ils volent au secours du libéralisme en invoquant les vertus du marché et du profit. Un collaborateur, qui se décrit comme un bon catholique, du magazine économique américain Forbes écrit que le pape ne comprend pas le monde tel qu’il évolue:

«Avec le libéralisme et la mondialisation, les inégalités ont reculé, la pauvreté a diminué depuis trente ans au rythme le plus rapide qu’ait connu l’espèce humaine. Des milliards de personnes ont été libérées des exigences les plus dingues du collectivisme et ont pu rejoindre la meilleure machine à produire de la richesse jamais créée, un certain degré de marché libre».

Un point de vue qui suscite des résistances. Proche des milieux catholiques progressistes américains, le National Catholic Reporter admet que François n’est pas un économiste, mais un «pasteur». Et son rôle est de mettre en garde le monde contre «le danger de systèmes économiques qui ont échoué à réaliser le bien commun et ont rendu les gens esclaves, parce qu’ils ne laissent pas de place pour Dieu».

De même, dans The Guardian, quotidien britannique de gauche, une chroniqueuse écrit que «le pape François a parfaitement identifié le pont crucial, l’accroissement des inégalités de revenus qui est le plus gros enjeu économique de notre temps, déterminant pour la reprise économique». Pour son éditorialiste, «il est temps d’évoluer dans notre approche du capitalisme. Il ne s’agit pas de se débarrasser du capitalisme ou de tomber dans la détestation de l’argent ou du profit. Il s’agit de rechercher le profit de manière éthique et de rejeter l’idée que le profit passe forcément par l’exploitation».

Il y a plus d’un siècle, en 1891, un autre pape, Léon XIII, écrivait la première encyclique sociale («Rerum Novarum»), qui déjà avait fait scandale. Pour la première fois, la plus haute autorité de l’Eglise déplorait la concentration, entre les mains d’une infime minorité, de tous les revenus de l’industrie et du commerce. Il critiquait l’existence d’«un petit nombre de riches et d’opulents qui impose un joug servile à l’infinie multitude des prolétaires».

Plus loin que Léon XIII

Le pape rompait enfin avec la langue de bois paternaliste qui faisait de la charité et de l’aumône le remède à tous les maux, de l’inégalité, une loi de la nature, et de l’écart entre riches et pauvres, une fatalité. Ce texte, fondement de la «doctrine sociale» de l’Eglise, avait choqué les milieux capitalistes de l’époque et tous les bien-pensants.

Tous ses successeurs ont suivi peu ou prou cette voie, prôné des formules de compromis entre le capital et le travail, éveillé des générations de militants sociaux, politiques et syndicaux. Longtemps identifiée aux intérêts économiques les plus conservateurs, soupçonnée de vouloir défendre son pouvoir social et moral, l’Eglise catholique a fait sa conversion, mettant au premier plan de son éthique le respect du bien commun et celui des droits fondamentaux de l’être humain.

Le pape François va plus loin. Il s’en prend à l’inhumanité du modèle capitaliste, ne se prononce même pas sur les bienfaits du profit et de la liberté d’entreprendre qui étaient justifiés par tous ses prédécesseurs. On lui reprochera de ne proposer aucun modèle alternatif. Pour le moment, et ce n’est qu’une étape, il rejette les excès du système productiviste et libéral et provoque les experts financiers et les gouvernants du monde entier.

Henri Tincq

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