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Recherche médicale: tout pour le pénis, rien pour le clitoris

Quel est le seul organe spécifiquement dédié au plaisir? Réponse, le clitoris. Pourtant, cet organe érectile qui conduit directement à l’orgasme n’intéresse guère la communauté médicale et scientifique.

Bothanica, pièce de théâtre à Rome en 2010. REUTERS/Alessandro Bianchi
Bothanica, pièce de théâtre à Rome en 2010. REUTERS/Alessandro Bianchi

Temps de lecture: 9 minutes

En pleine controverse autour du Lybrido, médicament des troubles du désir féminin (en cours d’essais cliniques), le constat s'impose: la recherche en matière de sexualité féminine ne progresse qu’avec l’obstination de quelques militants.

La sexologue Ghislaine Paris, qui vient de publier son troisième ouvrage, L’importance du sexuel, estime que le clitoris est «méconnu» des médecins et «maltraité» par eux.

Anecdote vécue:

«Au dernier Congrès de sexologie, nous avons eu une communication sur les troubles érectiles chez l’homme dus au diabète et aux problèmes d’athérosclérose. J’ai demandé des précisions sur les troubles rencontrés par les femmes. Réponse: on n’a pas regardé.»

Il est vrai que l’on vient de loin. Après la découverte du clitoris par Colombo (Realdo Colombo, un médecin italien Colombo) en 1559, après les dissections réalisées par l’anatomiste allemand Kobelt en 1844, il a fallu attendre les travaux de l’urologue australienne Helen O’Connell en 1998 pour que soit effectuée une description anatomique du clitoris à partir des outils modernes (IRM). Comme le rappelle La fabuleuse histoire du clitoris (2012), cette urologue s’était aperçue qu’à la différence du nerf érectile chez l’homme, les nerfs clitoridiens n’étaient répertoriés dans aucun livre d’anatomie. Et c’est en 2007 que la gynécologue et échographiste Odile Buisson et le chirurgien urologue Pierre Foldès effectuent la première échographie complète du clitoris, ce qui permet de voir ses mouvements. Ils découvrent un organe en trois plans formant une double arche enserrant le vagin.

A écouter Odile Buisson, la recherche scientifique sur le clitoris et le plaisir féminin est aujourd’hui «quasi inexistante»; elle estime qu’il n’y a «pas d’équipes multidisciplinaires travaillant sur la sexualité féminine». Odile Buisson:

«On a des tonnes d’articles sur le pénis, son fonctionnement, le lien avec le cerveau; mais rien sur le clitoris. Dès que l’on parle de clitoris, tout le monde est aux abris!  La femme, c’est le sexe second, le sexe par défaut, le sexe sans pénis. C’est un peu à l’image de la cour de récréation quand un petit garçon dit à une petite fille: moi, j’ai un zizi et toi, t’as rien.»

Preuve que le clitoris «n’existe pas», il ne figurait pas dans le glossaire du catalogue de l’exposition sur le «Zizi sexuel» de la Cité des Sciences à Paris en 2008!

Spécialiste de la chirurgie des mutilations génitales, Pierre Foldès confirme qu’il «n’y avait rien sur le clitoris» quand il commencé, il y a 25 ans, à réparer des femmes excisées. Il a dû réaliser lui-même des dissections pour comprendre l’anatomie du clitoris et son dispositif nerveux.

Ce chirurgien humanitaire a reçu en consultation quelque 10.000 femmes et reconstitué 4500 clitoris de femmes mutilées, en France et en Afrique; la réparation consiste à enlever la partie blessée, cicatricielle et à reconstruire un clitoris normal. Ses travaux ont fait progresser la connaissance du complexe clitoridien et légitimé le clitoris comme organe du plaisir. Pierre Foldès:

«On sait aujourd’hui que le clitoris est un organe très complexe, beaucoup plus gros qu’on ne le pensait –il mesure 11 centimètres– qu’il existe au moins trois origines nerveuses différentes, ce qui donne plusieurs façons d’aboutir à une excitation et à un orgasme, à la différence de ce qui se passe chez l’homme. Le clitoris est le point de départ de la plupart des sensations orgasmiques de la femme, y compris celles qu’elle peut ressentir au cours d’une pénétration vaginale.»

Mais alors, pourquoi ce peu d’intérêt de la communauté médicale pour le clitoris? L’analyse d’Odile Buisson est que la communauté médicale et universitaire préfère se concentrer sur les questions liées à la reproduction. A quoi bon s’occuper de la jouissance féminine puisque la femme n’a pas besoin de jouir pour concevoir et qu’aucune étude ne montre que la fertilité d’une femme augmente avec son plaisir?

«Je suis persuadée que si le plaisir féminin était nécessaire pour concevoir un enfant, il serait étudié. A contrario, un homme qui n’a pas d’érection pose un problème à la société car il ne peut reproduire la génération future.»

Les femmes après l’amour: «C’était très bien»

L’argument de la biologie ne convainc pas Ghislaine Paris.

«Il y a bien longtemps que l’on n’assimile plus la sexualité humaine à la procréation. Si l’on ne s’intéresse qu’à la sexualité masculine et au coït, c’est parce que c’est l’une des meilleures façons pour l’homme d’atteindre l’orgasme.»

Comme le plaisir de l’homme est jugé capital, le plaisir de la femme ne se conçoit qu’en relation qu’avec le coït, explique en substance la sexologue.

«La terminologie est éclairante avec le terme “préliminaires” couramment employé. Cela laisse penser que le plat de résistance c’est le coït et que l’acte sexuel, c’est la pénétration, point barre.»

Mais l’organe a aussi ses militants. «N’oubliez pas que nous avons, et nous seules, un organe qui n’est dévolu qu’au plaisir», rappelait à ses lectrices le magazine Causette; quant à l’association Osez le féminisme, elle avait en 2011 lancé une campagne intitulée «Osez le clito» pour sensibiliser l’opinion à l’importance de cet organe et battre en brèche «la norme sociale» de la jouissance féminine avec le pénis.

Elisa Brune, journaliste scientifique et écrivain, analyse:

«Très peu de femmes ont déjà joui pendant le coït, sans stimulation clitoridienne, mais elles ne le diront pas clairement à leur partenaire; un silence ou une appréciation globale –“c’était très bien”– feront l’affaire; les femmes se sentent coupables (de ne pas jouir, NDLR incapables, ou pas normales et préfèrent le camoufler.»

Elle vient de publier Salon des confidences, le désir des femmes et le corps de l’homme et prépare une enquête fouillée sur l’orgasme féminin. Elle estime qu’une femme sur dix n’a jamais joui et observe que beaucoup de femmes évitent la question, préférant parler de «plaisir», notamment dans la fusion avec l’autre. Yves Ferroul, sexologue qui avait publié en 2010 avec Elisa Brune Le Secret des femmes; voyage au cœur du plaisir et de la jouissance (1.300 femmes interrogées), explique:

«Si elles veulent atteindre l’orgasme, il faut explorer, voir comment le clitoris peut-être excité, par exemple avec des caresses manuelles au cours de la pénétration.»

Voilà qui nous ramène à la «bombe» du rapport Hite de 1976. Au terme d’une enquête auprès de 3.000 Américaines, Shere Hite écrivait que la plupart des femmes n’avaient pas d’orgasme «avec la seule action du pénis dans le vagin, sans stimulation supplémentaire»; elle ajoutait que les orgasmes augmentaient quand la pénétration était accompagnée d’une caresse clitoridienne.

Freud: le plaisir clitoridien est infantile

Les sexologues n’ont pas la tâche facile pour expliquer aux couples des possibilités offertes par le clitoris. Ghislaine Paris:

«Il y a une véritable cécité psychologique concernant le clitoris. L’idée qui domine, c’est que l’organe de jouissance de la femme, c’est le vagin et que cela ne peut pas être le clitoris.»

A l’écouter, les femmes elles-mêmes intériorisent ce «diktat». La domination masculine (sexualité = pénis), le poids des interdits religieux (plaisir = péché; plaisir féminin = grave péché) et les thèses freudiennes expliquent cette cécité.

Dans ses essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud faisait valoir que la sexualité clitoridienne était infantile, la petite fille investissant son clitoris dans une pulsion sexuelle non organisée. Devenue adulte, la femme devait réclamer le phallus, se concentrer sur son vagin et délaisser son clitoris; si son activité sexuelle restait polarisée sur son clitoris, c’est qu’elle était en régression. Odile Buisson:

«Cette dichotomie entre orgasme clitoridien et orgasme vaginal fait beaucoup de mal;  les féministes des années 1970 s’en étaient saisi(e)s mais on en est toujours là. Freud est un homme de son temps, mais ce qui est frappant, c’est l’absence de remise en question de ses théories.»

L’un des principaux motifs de consultation féminine chez le sexologue est l’absence de jouissance. La simulation de la jouissance va souvent avec. Elisa Brune:

«60% des femmes disent avoir simulé la jouissance à un moment de leur vie.»

Le magazine Causette, qui parle cru, se moque des femmes qui «hurlent pendant l’amour, comme au cinéma».

Les sexologues expliquent que ces femmes n’osent pas, ou n’ont pas le courage de guider leur partenaire, qu’elles veulent «avoir la paix» avec leur compagnon ou qu’elles préfèrent se caresser seules quand il s’est endormi. Ils entendent aussi des hommes frustrés de ne pas donner du plaisir, mais aussi des hommes qui «veulent» que leur femme jouisse avec son vagin. Yves Ferroul:

«Beaucoup de femmes disent que leur partenaire leur impose une manière de jouir, par la pénétration. Pour la quasi-totalité des femmes, la pénétration vaginale n’est pas le moyen inné, automatique de jouissance. Elles ont un plaisir plus facile, plus rapide, plus intense avec des caresses clitoridiennes.»

Le sexologue souligne aussi que pour une femme, «l'émotion d'un sexe à l'intérieur de soi est indépendante de l'intensité du plaisir». Quant au plaisir pendant la pénétration, «il réclame la plupart du temps un apprentissage assez long, au résultat aléatoire en qualité, même s'il peut s'avérer merveilleux»

Yves Ferroul éclate de rire quand on lui demande si la recherche sur la sexualité féminine progresse et fait entendre une musique différente sur le sujet.

«Quand on a publié le Secret des femmes en 2010, j’ai reçu beaucoup de messages d’hommes qui me disaient: quand va-t-on écrire sur le plaisir de l’homme?»

Les hommes souffriraient de ce que l’on s’occupe de leur mécanique –avec le Viagra qui leur permet d’améliorer leur érection– et pas assez de leur désir, ni même de leur plaisir.

«Il est trop vite considéré comme automatique avec l’éjaculation, alors qu’il est, lui aussi, fort complexe.»

Un comprimé de Lybrido quatre heures avant l’acte sexuel envisagé

Pour les femmes, plusieurs pistes médicamenteuses ont été récemment explorées, dont celle de la flibansérine, une molécule destinée à stimuler le désir développée par Boehringer Ingelheim. Mais ce laboratoire a jeté l’éponge en 2010 après le refus de l’autorité de santé américaine FDA. C’est aujourd’hui Emotional Brain (EB), une société néerlandaise de 35 employés –spécialisée dans le développement de médicaments pour la «dysfonction sexuelle féminine»– qui tente de convaincre la FDA avec l’efficacité de son Lybrido. Un nom un brin provocateur puisqu’il renvoie à une libido débridée («unbridled librido» en anglais)! Il s’agit en fait deux médicaments –Lybrido et Lybridos– à prendre quatre heures environ avant l’heure présumée d’une relation sexuelle.

Tous deux combinent deux molécules dont la testostérone, hormone mâle aussi impliquée dans le désir. Dans le cas du Lybrido (indication: hypoactivité sexuelle), la testostérone est combinée au sildenafil, la molécule du Viagra, qui a pour effet de relaxer les muscles lisses du tissu érectile et de permettre à celui-ci de se gorger de sang. Le Lybridos (indication: mécanismes sexuels inhibiteurs) qui n'a rien en commun avec le Viagra, combine la testostérone et la buspirone, un agoniste de la sérotonine; cette dernière intervient dans le contrôle de nombreuses fonctions cérébrales dont le comportement sexuel, l’anxiété, la faim/satiété. Les essais cliniques sont en cours pour les deux médicaments: phase II pour Lybridos et fin de phase II b pour Lybrido aux Etats-Unis. Pour ce dernier, EB espère démarrer les essais de phase III début 2014 pour une mise sur le marché en 2016.

Les débats suscités par ces «pilules du désir» ne sont pas sans rappeler ceux apparus au moment des essais cliniques pour les flibansérine en 2009-2010.

«C’est bien que l’on puisse avoir ce type de médicament pour traiter les femmes qui ont des dysfonctions sexuelles et qui en souffrent, réagit d’entrée de jeu Odile Buisson. Mais il n’est pas utile de traiter des baisses de libido qui sont normales quand on traverse une période difficile ou après un accouchement.» Quant aux hommes, ils devraient, selon elle, accueillir le Lybrido positivement.

«Cela les exempterait de cette responsabilité exclusive et communément admise de devoir faire jouir leur partenaire. Les femmes doivent être actives dans leur plaisir. Faire l’étoile de mer au lit ne mène nulle part.»

Ghislaine Paris voit les deux côtés de la pièce.

«Les sexologues sont très heureux d’avoir à leur disposition des médicaments pour la sexualité masculine et cela manquait du côté des femmes donc, c’est positif.»

A condition, prévient-elle aussitôt, que le médicament soit prescrit «pour des femmes qui ont envie d’avoir du désir pour elles-mêmes». Pour les femmes qui ont des inhibitions à l’origine de leur manque de désir, ce médicament «ne suffira pas, mais il peut contribuer à dépasser certaines inhibitions». Il pourrait aussi favoriser une prise de conscience de leur corps chez certaines femmes qui sont très «mentalisées», dit-elle.

«Cela pourrait les aider à ressentir quelque chose au niveau sexuel.»

La sexologue estime qu’il faut sortir du cliché selon lequel la femme ne fait l’amour qu’avec son cerveau alors que l’homme ne ferait l’amour qu’avec son pénis.

«La femme a un sexe et l’homme a un cerveau!»

D’ailleurs, elle se dit qu’il faudrait mettre au point un médicament identique au Lybrido pour l’homme «car le Viagra ne règle pas l’absence de désir».

La question de la médicalisation du désir

Mais Ghislaine Paris estime qu’un tel médicament peut aussi comporter des effets désastreux.

«Si le Lybrido doit permettre aux femmes de se sentir dans la norme, de correspondre au désir de l’autre et d’avoir des relations sexuelles alors qu’elles n’en n’ont pas envie, c’est mauvais.» 

Concrètement:

«Si le Lybrido est prescrit à la demande du partenaire qui donnerait sa pilule à sa compagne quatre heures avant un rapport sexuel envisagé, c’est catastrophique. Les femmes ont droit à la sexualité mais aussi à l’asexualité.»

Chez les féministes, les points de vue sont tout aussi ambivalents. «Le Lybrido peut aider certaines femmes à éprouver du désir avec un partenaire et cela peut être un moyen de s’épanouir sexuellement», confie Julie Muret, porte-parole d’Osez le féminisme.

«Mais cela peut aussi se retourner contre elles, si elles prennent leur pilule du désir sous la pression de leur partenaire. La sexualité des hommes étant vue comme un besoin auquel les femmes doivent répondre, il peut y avoir un risque à enlever aux femmes le pouvoir de dire “non” à un rapport sexuel dont elles ne veulent pas, ou dont elles n’ont pas foncièrement envie, à se faire violence contre elles-mêmes.»

Pour Yves Ferroul, on est à côté de la plaque avec cette médicalisation du désir féminin car, physiologiquement, le corps de la femme réagit vite aux excitations sexuelles.

«Le problème, c’est que l’éducation amène la femme à débrayer cette réaction –la mouillure vaginale– de la mise en route de son désir, alors que pour un homme, l’engrenage entre érection et désir est quasiment automatique.»

La femme doit donc travailler sur son propre désir, afin de «décoder ses réactions physiologiques comme étant la promesse du plaisir à venir pour elle». Chez la femme, analyse le sexologue, les problèmes sexuels concernent surtout la relation à l’autre dans l’accession au plaisir.

«Les femmes vivent un hiatus entre les orgasmes intenses qu’elles peuvent obtenir facilement en se caressant le clitoris, et ce qui se passe avec un partenaire. Il leur faut apprendre à utiliser, dans le jeu sexuel avec l’autre, le même chemin de la jouissance qu’elles connaissent pour elles-mêmes.»

Ce qui suppose évidemment que l’autre soit prêt aussi à jouer à ce jeu.

Claire Garnier

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