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Si on connaît nombre d’acteurs dont la carrière, partie de petits films underground ou productions indépendantes, se termine, après quelques décennies, en pantouflage dans des blockbusters ou des comédies familiales (De Niro de Mean Streets à Mon Beau-père et moi ou Brad Pitt de True Romance à World War Z), il est une nouvelle race d’interprètes de Hollywood qui prennent à rebrousse-poil ces trajectoires balisées. Sortes de mutants de la machine cinéma américaine, ils parviennent à marier des débuts entertainment très grand public (et souvent peu intéressants) avec des rôles de plus en plus exigeants et risqués.
De Sandra Bullock, la reine de la comédie romantique grand public, à James Franco, la belle gueule du blockbuster, en passant par l’ex-star du Mickey Mouse Club Justin Timberlake ou le minet Matthew McConaughey, quelles recettes expliquent ces reprises en main stupéfiantes?
De Speed à Gravity: Sandra Bullock, la plus audacieuse
Honneur aux femmes avec le cas Sandra Bullock. Repérée pour son premier grand rôle dans Demolition Man, blockbuster où Sylvester Stallone et Wesley Snipes s’écharpaient, elle explose dans Speed en 1994.
Sa cote monte alors en flèche, la propulsant actrice bankable au même titre qu’une Julia Roberts. Elle aligne durant la décennie suivante des succès commerciaux impressionnants, principalement dans des comédies plus ou moins romantiques (L’Amour à tout prix, les deux Miss détective, L’Amour sans préavis, La Proposition ou encore Les Flingueuses).
Avec son côté girl next door, mignonne mais sans excès (à la différence d’Angelina Jolie, par exemple), elle s’impose comme une star incontournable d’Hollywood. Et pourtant, à y regarder de plus près, sa filmographie ne recèle que peu de longs-métrages dignes d’intérêt.
Hormis sa prestation dans Collision de Paul Haggis, Sandra Bullock n’attire pas de grands réalisateurs. A la différence de Julia Roberts, qui a décroché un Oscar et un temps une crédibilité d’actrice grâce à Steven Soderbergh (Erin Brokovich), elle peine à crédibiliser son statut d’interprète sérieuse. Elle remporte tout de même sa statuette en 2010 avec le drame The Blind Side (inédit en France), mais cette récompense sonne plus comme un adoubement interprofessionnel pour services rendus (elle rapporte quelques centaines de millions de dollars aux studios régulièrement) que comme une véritable affirmation de son talent d’actrice.
Quelle surprise alors que son rôle cette année dans Gravity d’Alfonso Cuaron. Quasi-seule à l’écran pendant une heure trente dans le rôle d’une femme blessée qui révèle son instinct de survie face à la mort, l’actrice étonne.
Loin des paillettes et des prestations faciles, le rôle de Ryan Stone, outre une préparation physique qu’on imagine intense, lui permet de dévoiler une sensibilité qu’on ne lui connaissait pas. Lors d’une scène poignante où elle aboie (!), elle ne sombre pas dans le ridicule (alors que la situation aurait facilement pu prêter à rire), au contraire.
Sorte de lieutenant Ripley (le personnage de Sigourney Weaver dans Alien) version 2013, elle casse l’image de brunette sexy qui a fait son succès. Avec ses cheveux courts et son corps désexualisé malgré sa nudité (et symboliquement, l'abandon de sa part maternelle), elle tente de s’extraire de sa filmographie très girly. Sans doute a-t-elle permis au réalisateur de convaincre les producteurs de la viabilité financière du projet (on peut légitimement penser que le budget du film aurait été bien inférieur sans les deux têtes d’affiche) mais elle a surtout accepté de rompre pour un temps avec la vision caricaturale de la féminité qui lui a offert une carrière sans aspérité.
Réitèrera-t-elle la tentative (réussie), se démarquant ainsi du modèle Julia Roberts (qui a retrouvé les sentiers battus après son Oscar) ou rempilera-t-elle dans les rôles d’amoureuse contrariée? Le temps le dira, mais elle a incontestablement prouvé avec Gravity qu’elle savait faire autre chose.
De Spiderman à Interior Leather Bar: James Franco, le plus taré
Dans la catégorie beau gosse qui cherche à se défaire de l’étiquette, je demande James Franco. L’acteur a très rapidement montré l’envie de s’éloigner de cette image de playboy, de cette «ressemblance» avec James Dean qui lui a à la fois ouvert des portes et fermé des opportunités. Qu’importe, le garçon a beau avoir joué de ses atouts dans les Spiderman de Sam Raimi, il a depuis clairement choisi une voie bien différente.
Il débute sa métamorphose en incarnant l’amant d’Harvey Milk dans le film éponyme de Gus Van Sant, enchaîne avec le rôle titre de Howl, biographie d’Allen Ginsberg en forme de relecture de son célèbre poème, s’ampute devant la caméra de Danny Boyle (127 Heures) puis se défigure pour Harmony Korine (Spring Breakers). Ces différentes étapes, qui ont pour objectif de déboulonner le sex-symbol (sa sexualité, son corps, sa belle gueule) sont en parallèle l’occasion pour le jeune homme de passer derrière la caméra: il réalise pas moins de seize films (fictions, documentaires, longs ou courts-métrages) en huit ans dont l'ovni nommé Interior Leather Bar, sorti fin octobre en France.
Fortement impressionné par Cruising (1980), film coup de poing de William Friedkin où un flic (Al Pacino) infiltrait le milieu gay SM de New York pour mettre la main sur un tueur psychopathe, Franco s’inspire des scènes coupées du long-métrage pour façonner une vision brutale, sombre et sans concession.
Touche à tout boulimique et érudit (il a travaillé sur des adaptations de William Faulkner et Cormac McCarthy), il redessine constamment les contours de son personnage, empêchant toute tentative visant à le cerner. Cette perpétuelle recréation est passée par un dézingage absolu de son physique avantageux, comme si la posture arty se devait d’effacer toute trace d’un passé de beau gosse.
De Mickey à Inside Llewyn Davis: Justin Timberlake le plus inclassable
En 1993, le jeune Justin Timberlake rejoint le casting du All New Mickey Club House, déjà gros de quelques stars en devenir: Britney Spears, Christina Aguilera ou Ryan Gosling. Fort de cette expérience formatrice, il monte un boys band à succès, N’Sync. Chanteur à minettes doté d’un physique de teen américain charmant, il devient rapidement une pop star internationale.
Mais l’ambition de Timberlake réside ailleurs. Patient, il intègre discrètement quelques films indépendants (Alpha Dog de Nick Cassavetes, Black Snake Moan de Craig Brewer) et s’affirme dans des productions plus importantes. Des réalisateurs de renom lui font confiance (Richard Kelly dans Southland Tales, Andrew Niccol dans Time Out, David Fincher dans The Social Network). En 2013, il ajoute les frères Coen à son tableau de chasse avec sa prestation dans Inside Llewyn Davis.
A cheval sur deux médias, il continue à mener en parallèle sa carrière de chanteur avec succès, sans que celle-ci n’ombrage sa crédibilité d’acteur. Personne chez l’oncle Sam ne peut se prévaloir d’une telle réussite. Tandis que ses productions musicales campent dans l’entertainment le plus basique, ses prestations cinématographiques s’enracinent elles chez les grands noms du cinéma américain.
Pourquoi les frères Coen s’adjoignent-ils les services d’une pop star? Certainement pas pour grappiller des spectateurs. Les fans du chanteur (la cible demeurant encore aujourd’hui les jeunes filles) ne se déplaceront vraisemblablement pas pour découvrir leur idole dans un film d’auteur sur la folk music.
L’opiniâtreté de Timberlake, son humilité, son parcours iconoclaste et son talent d’acteur indéniable expliquent sans doute l’attention que lui porte les cinéastes indépendants. Comme quoi on peut vendre 200 millions de disques et s’illustrer simultanément dans un cinéma de qualité.
De En Direct sur Edtv à Mud: Matthew McConaughey, le plus radical
Si Matthew McConaughey est parvenu à se faire une place à Hollywood, il y a fort à parier que son physique avantageux n’y est pas étranger. En effet, malgré une flopée de petits rôles dans des registres divers (horreur avec Massacre à la tronçonneuse, la nouvelle génération, SF avec Contact ou encore fresque historique avec Amistad), il n’est véritablement remarqué par le grand public qu’en 1999, dans la comédie romantique En direct sur Edtv. Sûr de son effet, il enquille des comédies insipides où sa belle gueule fait office de talent: Un Mariage trop parfait, Comment se faire larguer en 10 leçons, Playboy à saisir, Hanté par ses ex, les titres affichent la couleur.
Et puis en 2012, un coup double change radicalement la donne: Killer Joe de William Friedkin et Mud de Jeff Nichols. Psychopathe dans l’un, loser magnifique et attachant dans l’autre, Matthew McConaughey ne casse pas sa belle gueule (le sex appeal des personnages qu’il incarne demeure un élément central) mais l’utilise enfin comme une arme et non plus seulement comme un faire-valoir. Si on parle souvent de femme fatale, l’Américain prend à bras le corps dans ces deux métrages le potentiel dangereux, fascinant et destructeur que la beauté peut drainer.
Cette première étape de désacralisation du bellâtre de la «romcom» amène naturellement l’acteur au stade supérieur, à savoir effacer sa plastique derrière un rôle. Ce sera a priori le cas dans Dallas Buyers Club de Jean-Marc Vallée l’année prochaine, où il incarne un séropositif.
Perte de plus de vingt kilos, disparition de sa célèbre musculature, McConaughey joue gros. Si cette prestation peut lui valoir une nomination à l’Oscar (voire plus quand on sait à quel point l’académie est friande des métamorphoses physiques, sorte de graal de l’art dramatique outre-Atlantique), elle peut aussi le disqualifier à long terme pour les projets qui ont fait son succès. Il y a de fortes chances qu’il doive rayer de ses envies le retour aux comédies romantiques. Pas si grave quand on sait qu’il est au générique du Loup de Wall Street de Martin Scorsese et d’Interstellar, le prochain film de Christopher Nolan.
A la différence de leurs aînés, ces acteurs estampillés indépendants aujourd’hui ont souvent construit leur notoriété sur des films grand public, aux antipodes de leurs prestations actuelles. Leur point commun se révélant un physique avantageux, ils ont sensiblement tous opté pour la même méthode pour sortir du giron entertainment, à savoir effacer méthodiquement leur belle gueule (ou leur féminité dans le cas Bullock) pour mieux renaître sous des aspects moins aguicheurs.
Cette automutilation volontaire de leur gagne-pain (au sens propre pour James Franco) leur a permis d’intégrer le petit monde du cinéma indé et de gagner une crédibilité d’artiste, inaccessible pour ceux restés du côté du blockbuster. Un pari risqué mais qui semble rudement efficace.
Ursula Michel