Politique / France

L’immigration, marqueur politique paradoxal

Si les positions sur ce sujet se rangent selon un axe d’un implacable simplisme droite-gauche, cela ne va pas sans ambiguïtés ni contradictions.

Une manifestation contre l'expulsion de Leonarda Dibrani et Khatchik Kachatryan, le 17 octobre 2013 à Paris. REUTERS/Benoît Tessier.
Une manifestation contre l'expulsion de Leonarda Dibrani et Khatchik Kachatryan, le 17 octobre 2013 à Paris. REUTERS/Benoît Tessier.

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Au désespoir des adeptes de controverses argumentées, le débat public est généralement structuré par des polémiques autour de marqueurs symboliques. On discute moins de choix de politiques publiques qu’on ne campe dans un espace de polarité idéologique.

L’immigration contemporaine, désormais associée à la religion musulmane, se hisse au tout premier plan de ces marqueurs. Il est fascinant de constater à quel point les positions des uns et des autres sur ce sujet se rangent selon un axe d’un implacable simplisme droite-gauche.

Plus une force politique se classe à gauche et plus elle manifeste une position de principe favorable à l’immigration. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon se prononce clairement en faveur de la régularisation de «tous les travailleurs sans-papiers». Au sein du PS, l’aile gauche professe la plus grande ferveur immigrationniste tandis que l’aile droite, incarnée par Manuel Valls, est la plus réservée. Un phénomène symétrique se manifeste au sein de l’UMP tandis que le FN est naturellement le plus hostile à l’immigration, accusée de tous les maux.

Internationalisme et cosmopolitisme

Cette polarité, qui se retrouve dans les positions des différents électorats sur ce sujet, trouve sa logique au plan des grands principes. La question immigrée mobilise puissamment deux types de représentations idéologiques étroitement en rapport avec le clivage droite-gauche.

La première est celle qui oppose un internationalisme principiel à un nationalisme atavique. Si l’idée de nation est, en France, née à gauche des suites de la Révolution, elle a progressivement glissé à droite dans les perceptions politiques dominantes. C’est seulement récemment que la gauche s’est avisée de l’erreur commise d’avoir laissé à la droite, et à son extrême, la thématique patriote.

Dans la gauche d’aujourd’hui, l’internationalisme conceptualisé par Jean Jaurès -qui ramenait, comme chacun devrait le savoir, à la nation- a cédé la place à un cosmopolitisme plus que méfiant à l’égard des frontières. Le «sanspapiérisme» se nourrit de l’idée que chaque être humain doit être reconnu comme «citoyen du monde». Une vision inséparable de l’apologie du brassage culturel et de sociétés vivant harmonieusement leur diversité ethnique.

Identités et national-populisme

A l’opposé, la droite contemporaine proclame de plus en plus ouvertement que le modèle multiculturel a «totalement échoué», comme avait osé le dire Angela Merkel dés 2010. Ce camp prend alors la défense des identités nationales, comme s’y était maladroitement employé Nicolas Sarkozy en son temps.

Arguant de la montée des communautarismes et de la fragmentation des sociétés occidentales provoqués par l’immigration massive, les droites embrassent un national-populisme qui peut se décliner de manière plus ou moins radicale. Le philosophe Alain Finkielkraut est ainsi accusé de s’être laissé déporter à droite pour avoir relayé ces thématiques dans son dernier ouvrage.

Le rapport à la pauvreté est l’autre source d’indexation de la question immigrée sur le clivage gauche-droite. Caricaturalement, l’amour des pauvres répond ici à la haine des pauvres.

Dans une gauche française baignée d’héritage chrétien, les plus humbles servent de boussole. «On peut faire plein d'erreur dans la vie, mais on ne se trompe jamais quand on choisit le camp des pauvres», a déclaré Jean-Luc Mélenchon, le 20 octobre, sur France Inter. Selon un réflexe analogue, beaucoup de gens de gauche défendent, par principe, l’Islam en tant que «religion des pauvres».

A l’autre bout de l’échiquier, le rejet de l’immigration masque parfois mal une détestation de la misère qui peut d’ailleurs être vivement ressentie par ceux-là mêmes qui craignent d’y basculer. La figure assurément peu attractive des Roms, dernièrement illustrée par les aventures à rebondissement de la famille Dibrani, ne peut qu’exacerber de telles réactions.

Emigration individualiste

Pour autant, à bien des égards, il est abusif de considérer l’immigrationnisme comme étant de gauche par essence. Ce postulat se conteste tout d’abord, et de la manière la plus évidente, au regard des intérêts des classes populaires des pays développés. L’immigration, Jean-Pierre Chevènement l’a rappelé récemment, «pèse sur le marché du travail qu'on le veuille ou non».

L’ouverture totale des frontières à la main d’œuvre étrangère, significativement revendiquée par les ultralibéraux, serait assurément incompatible avec le maintien des systèmes de protection sociale. La mondialisation totale du travail aboutirait à un nivellement par le bas de la condition des salariés, sur lesquels pèse déjà la concurrence des pays à bas coûts.

L’immigration n’est pas plus «de gauche» pour peu qu'on regarde son envers obligé qu’est l’émigration. Celle-ci prive les pays les plus pauvres d’une partie de leurs «élites». Ce sont les personnes les plus dynamiques et les plus audacieuses qui prennent le risque de s’arracher à leur pays pour tenter leur chance dans des contrées mieux pourvues.

Fuite des élites

Ces départs sont loin de favoriser le développement. Le Mali est à la fois l’un des pays dont la population s’est le plus largement expatriée (un tiers d’entre elle) et l’un des plus pauvres du monde. Les Maliens fuient certes la misère, des conditions climatiques catastrophiques et, plus récemment, une guerre civile sanglante. Malgré l’argent réinjecté par les émigrés dans l’économie du pays, ce dernier n’en pâtit pas moins de l’exportation de ses forces vives. Les politiques dites d’«immigration choisie» aggravent par construction la situation de pays fragiles qui ont déjà du mal à faire émerger leurs élites.

Soulignons encore que l’émigration relève de stratégies individuelles contradictoires avec l’émancipation collective porté par l’imaginaire de gauche. C’est dans l’espoir d’améliorer leur propre situation, il est vrai plus ou moins désespérée dans leur pays d’origine, que beaucoup tentent la périlleuse odyssée de l’expatriation.

On l’a tristement constaté après le printemps tunisien, alors même que cette révolution aurait pu laisser espérer que la jeunesse de ce pays participerait avec enthousiasme à sa reconstruction. «Vivre et travailler au pays» était un slogan très en vogue à gauche dans les années soixante-dix...

Une logique individualiste voisine, là encore peu cohérente avec la tradition progressiste, se manifeste dans le traitement de la condition immigrée. Celui-ci relève finalement plus d’une logique de charité que de justice.

On régularise certains sans-papiers et pas d’autres. On aide ses pauvres à la mesure de ses moyens et de sa bonne volonté. Le ministre de l’Intérieur a significativement parlé de «geste de générosité» à propos de la proposition de François Hollande d’un rapatriement solitaire de Leonarda Dibrani.

Ces attitudes tranchent étonnamment avec la manière dont le mouvement ouvrier traitait la question du lumpenprolétariat. Karl Marx n’avait pas de mots assez durs pour condamner ce sous-prolétariat sans conscience de classe, «armée de réserve du capital». De nombreux immigrés, qu’ils soient corvéables à merci ou terriblement marginalisés, sont les héritiers de ces «prolétaires en haillons» d’antan. Mais ils ont droit, aujourd’hui, à la compassion des bonnes âmes.

Eric Dupin

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