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L'Etat-providence n'empêche pas les milliardaires de prospérer. La Suède en est la preuve

Des impôts élevés et un généreux Etat-providence n'ont rien d'un obstacle pour les fortunes scandinaves.

L'édition 2011 de la Vasaloppet, célèbre et plus longue course de ski de fond du monde, entre Berga et Mora, en Suède. REUTERS/Wolfgang Rattay
L'édition 2011 de la Vasaloppet, célèbre et plus longue course de ski de fond du monde, entre Berga et Mora, en Suède. REUTERS/Wolfgang Rattay

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L'Amérique est une terre de milliardaires. Selon la plus récente liste des Forbes 500, elle peut se targuer d'héberger cinq des dix personnes les plus riches de la planète. Mais les Etats-Unis sont un grand pays, et en ramenant ces chiffres par habitant, ils sont loin derrière des Etats plus petits. Bon nombre d'entre eux –comme Monaco (n°1 par habitant, avec trois milliardaires pour une population de 35.427 personnes)– sont de véritables micro-nations. D'autres, comme Saint-Christophe-et-Niévès (n°2, un milliardaire pour 53.051 habitants) sont davantage des lieux de villégiature pour riches que des endroits où réellement faire fortune. Mais il y a un pays qui sort du lot: la Suède (n°12, avec quatorze milliardaires pour 9,56 millions d'habitants). 

Aucun Suédois n'effleure les fortunes homériques d'un Bill Gates ou d'un Warren Buffett. Mais Stefan Persson, président, actionnaire principal et pendant longtemps PDG d'H&M, est à la tête d'un palmarès de milliardaires suédois dépassant les Etats-Unis (n°14) en proportion du nombre d'habitants de son pays. En partie, ce n'est qu'affaire de coïncidence –après tout, c'est un pays relativement petit–, mais le fait que la Suède, si célèbre pour sa politique de gauche, puisse être aussi riche en milliardaires est aussi significatif qu'important. 

C'est parce qu'un milliardaire n'est pas simplement un gars avec un très gros salaire.

Pour atteindre ces niveaux stratosphériques de richesse, il vous faudra probablement soit créer une entreprise aussi énorme que prospère, soit en hériter une de quelqu'un qui l'aura fait avant vous. Et même si les inégalités sont un sujet de préoccupation pour beaucoup, n'importe quel pays du monde, ou presque, voudrait être un endroit où de nouvelles entreprises naissent et foisonnent.

Des impôts élevés

La bonne nouvelle pour la Suède, c'est qu'elle est justement ce genre d'endroit. Des impôts élevés financent un système de santé et une éducation accessibles, d'excellents transports publics et des aides relativement généreuses pour les foyers les plus modestes, ce qui permet aux taux de pauvreté et d'inégalités de rester bas. Mais ils n'ont pas empêché les entrepreneurs suédois de lancer des compagnies aussi gigantesques que H&M, Ikea ou Tetra Pak.

Cette réalité contredit une récente critique du modèle social scandinave, émise par Daron Acemoglu, James Robinson et Thierry Verdier, et qui a su séduire les cercles de centre-droit. Les auteurs confrontaient le capitalisme féroce à l'américaine et le capitalisme douillet à la scandinave, en y voyant deux systèmes sociaux compatibles avec un PIB par habitant élevé. Le système douillet et nordique est peut-être meilleur pour le confort humain, arguaient-ils, mais le système américain est meilleur pour le monde. Selon eux, des niveaux d'inégalité conséquents sont une incitation financière à l'innovation et une telle motivation manque dans les pays plus confortables. Un modèle assez schématique qu'ils testent empiriquement en montrant que les Etats-Unis déposent davantage de brevets par habitant que n'importe quel pays scandinave et égalitaire.   

C'est parfait, sauf que les brevets ne sont pas l'innovation –les comptabiliser vous en dira davantage sur la législation d'un pays en matière de brevets que sur le nombre de bonnes idées qui viennent à l'esprit de ses habitants. Beaucoup de brevets concernent des trucs complètement insignifiants. Et même s'ils ne le sont pas, ils n'ont souvent rien non plus de radicalement folichon en matière d'innovation –si le brevet, tristement célèbre, déposé en 1999 par Amazon pour protéger «sa commande en 1 clic» a semblé innovant à l'U.S. Patent and Trademark Office, c'est simplement parce que le Web était un truc complètement nouveau à l'époque. Dans le commerce physique, personne ne détient un brevet pour «dire aux clients de faire la queue jusqu’à ce qu'une caisse se libère», parce que le droit des brevets n'a pas toujours été aussi complaisant qu'aujourd'hui. Et à l'inverse, des tas d'innovations d'envergure, comme le «design scandinave moderne et accessible» ne sont pas brevetables.

Parallèlement, si les succès scandinaves nous prouvent que de grandes entreprises peuvent naître et innover dans de généreux Etats-providence, on peut aussi y voir des récits édifiants sur la pensée de gauche. Le droit fiscal suédois a été considérablement réformé en 1990, afin de le rendre plus conciliant avec l'accumulation de capital et d'y ajouter une taxation forfaitaire des revenus de placement.

En Suède, les droits de succession ou les impôts sur la propriété résidentielle n'existent pas, et ses 22% d'impôts sur les revenus des entreprises sont bien plus bas que les 35% en vigueur aux Etats-Unis. Même après les coupes effectuées par le gouvernement actuel de centre-droit, le secteur public suédois représente toujours près de la moitié de l'économie totale (une proportion bien plus élevée qu'aux Etats-Unis), mais les impôts qui les financent rognent plus lourdement sur la consommation et moins sur les investissements des entreprises qu'aux Etats-Unis.  

Le problème du protectionnisme

La régulation de l'économie est aussi relativement plus légère en Suède. Il existe des lois sur la santé publique et la protection de l'environnement, bien évidemment. Mais la Suède est sans doute bien plus avancée que les Etats-Unis sur la voie néolibérale du démantèlement des réglementations purement économiques. A Stockholm, par exemple, les prix des taxis sont complètement déréglementés et les lucratives écoles privées hors contrat bien plus courantes. L'un dans l'autre, des enquêtes internationales considèrent la Suède comme un endroit rêvé pour les affaires. Aux Etats-Unis, les enquêtes montrent que ce sont les réglementations sur les octrois de licence, bien plus que les taux d'imposition, qui sont le principal moteur de la vivacité des entreprises.

Dans un contexte international, c'est à peu près la même chose. Des lois qui empêchent aux grosses entreprises de trop se développer et de faire mettre la clé sous la porte à d'autres sont répandues dans bon nombre de pays, ce qui nuit à la fois au niveau de vie général et à la production de milliardaires. La France, par exemple, réfléchit à une interdiction des frais de ports gratuits pour les livres, afin de protéger les petits librairies des crocs d'Amazon –des garde-fous que beaucoup de marchands du secteur du livre, et pas que, verraient sans doute d'un très bon œil aux Etats-Unis. Mais aux Etats-Unis, l'obscur système à trois niveaux de distribution des boissons alcoolisées, et les réglementations baroques régissant la concession automobile empêchent tout autant aux entreprises les plus performantes de se développer et de faire disparaître les autres.

Ce type de réglementations protectionnistes possède un attrait évident pour les entreprises en place, et les petits patrons qu'elles protègent les apprécient bien souvent beaucoup plus que les aspirants milliardaires qui voudraient les voir disparaître. Mais laisser les meilleures entreprises prospérer et croître, c'est aussi cela qui crée d'énormes fortunes et, a minima, la possibilité d'une meilleure redistribution des richesses. Si ces paramètres sont en place, des impôts élevés et des Etats-providence généreux ne sont en rien un obstacle pour les brillantes affaires de brillants hommes d'affaires –qui, par la même occasion, peuvent aussi amasser de colossales fortunes.

Matthew Yglesias

Traduit par Peggy Sastre

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