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Dans la nuit du 10 au 11 avril 2005, c’est à dire il y a une éternité (YouTube n’existait pas, rendez-vous compte), deux New-Yorkais sortant de la station de métro Washington Square tombent sur trois musiciens posés là, au milieu de la place vide, qui reprennent des chansons des Cure puis interprètent les leurs.
Ce ne sont pas n’importe quels musiciens: «Holy shit, it’s Arcade Fire», écrit l’une des témoins sur son blog.
Le groupe n’est encore que la nouvelle sensation indé, leur premier album, Funeral, n’est sorti qu’il y a quelques mois. Mais ils sont assez «gros» déjà pour que leur présence incongrue, non prévue, non annoncée sur une place publique au milieu de la nuit fasse sensation. Surtout qu’à l’époque, un groupe de rock installé qui joue dans la rue est quelque chose qui n’existe pas. Pas encore.
Ouverture incroyable aux possibles
Quelques mois auparavant, ils avaient donné leur premier concert parisien au Nouveau Casino, l'avaient fini en sortant jouer dans la rue et m’avaient ainsi offert le déclic qui allait donner naissance aux Concerts à emporter.
Ils accumuleront ainsi les sorties fantasques, les improvisations folles. Se feront connaître pour jouer n’importe où, là où on ne les attend pas. Pour grimper sur les murs d’enceintes, commencer leurs concerts au milieu du public, les finir dans la rue, ne faire leurs rappels que vingt minutes après la fin du show, lorsque les lumières ont été allumées, pour organiser un concert sur un parking de supermarché…
C’était une ouverture incroyable aux possibles. Je me souviendrai toujours de la façon dont Win Butler, une fois que nous lui avions montré que le monte-charge dans lequel nous devions filmer leur Concert à emporter donnait sur la fosse, a mobilisé le groupe entier pour qu’ils bouleversent leur setlist, scotchent des mégaphones sur des pieds de micro, afin d’essayer ce truc fou que nous leur avions proposé: commencer leur concert de l’Olympia au milieu du public.
Outre leur incroyable premier album, c’est ce qui a contribué à leur succès: une spontanéité qui n’existait alors plus. Un joyeux mépris des règles, une capacité à déborder d’un cadre depuis trop longtemps tacitement accepté, à la fois par les artistes et le public, à faire des pas de côtés ostensibles et outranciers qui mettaient tout le monde par terre.
En d’autres mots, un sens incroyable de la mise en scène. Une force intuitive incroyable que le groupe a dû remettre en cause, essayer de réinventer pour son quatrième album. Toute l’histoire de Reflektor, le disque en question, et de l’opération de communication qui a entouré son lancement, tient dans cette question: comment se réinventer, comment se mettre en scène lorsque la spontanéité qui était votre raison d’être a partout été singée?
L'outrance plutôt que la parodie
Le teasing de ce nouvel album aura duré des mois, pour finir en une avalanche quasi-indigeste d’annonces surprises, de shows annoncés à la dernière minute, de vidéos mystérieuses, de passages en grande pompe dans les émissions stars des grands networks américains.
Une campagne qui aura commencé sous un nom d’emprunt: les premiers shows du groupe depuis la fin de la tournée précédente ont eu lieu à Montréal, sous un nom d’emprunt, les Reflektors. La blague aurait pu durer quelques jours, elle dure encore aujourd’hui. Lorsqu’ils ont joué dans la prestigieuse émission de Stephen Colbert, ils se sont présentés comme les Reflektors, jouant même (en piètres comédiens) de leur ressemblance avec ce groupe «prétentieux» qu’est Arcade Fire.
Ce n’est que la partie émergée d’une mise en scène poussée à son paroxysme. A leurs derniers concerts privés, il fallait venir super sapé ou déguisé de façon extravagante pour pouvoir entrer. Eux arrivaient portant des masques de papier mâché démesurés.
Sur scène, ces mêmes têtes commençaient le concert. Puis le groupe était lui-même costumé, habillé de blanc et rouge, Win Butler arborant un ridicule masque noir peint autour des yeux et une queue de rat décolorée. Ils ont joué trois chansons pour la télévision avec des featuring de toute la crème de la scène comique américaine.
Lors de leur dernier show à New York, ils ont poussé leur producteur James Murphy à présenter un groupe fantoche (les fameux Reflektors avec leurs énormes caboches) sur scène alors qu’eux étaient prêts à jouer de l’autre côté de la salle.
En bref, après avoir pendant des années joué la carte de la spontanéité, on voit les Arcade Fire tout planifier, tout codifier, tout surjouer, frôlant le ridicule, marchant sur un fil outrancier et dangereux, celui de l’autocaricature, comme pour mieux s’en défier.
Aujourd’hui, tous les groupes ont joué au moins une fois dans la rue. Beaucoup débutent ou finissent leurs concerts en jouant au milieu du public. Trop nombreux sont ceux qui hurlent en choeur loin du micro.
Et c’est comme si Arcade Fire devait rompre. Ne plus suivre cette voie qu’ils ont initié. Et donc en choisir une autre, en poussant le bouchon aussi loin qu’ils le peuvent.
Deux disques, deux groupes
Et tout cela fait totalement sens lorsqu’enfin, après des semaines de teasing, on pose ses oreilles sur l’album. Ce disque, Reflektor, c’est l’histoire d’un groupe qui a besoin de se moquer de lui-même, de se parodier, de se regarder, pour oser être différent, tout en restant lui-même.
Reflektor est fait de deux disques fort distincts, mais se rappelant sans cesse l’un à l’autre. Et ce sont les disques de deux groupes. Les signes donnés par Arcade Fire pour qu’on le comprenne sont énormes.
Le procédé est à rebours: le groupe refuse de nous prendre par la main, de commencer par les territoires familiers et nous installe d’emblée dans l’inconfort, dans des sons qui ne lui ressemblent guère, dans des styles nouveaux. C’est sur ce premier disque que la présence de James Murphy à la production se fait le plus sentir. Un son bien plus sec, une présence appuyée de la basse, des touches de synthés et des pianos en appui rythmique, des jeux sur les voix et les percussions.
Il y a aussi toutes ces influences nouvelles. Haïti, évidemment: la moite frénésie des steeldrums et des percussions caribéennes (sur Here Comes the Night Time, l’un des morceaux les plus réussis de l'album), des sons lourds et longs, presque dub pris aux dancehall (Flashbulb Eyes). Mais aussi les Talking Heads, la pop anglaise du début des années 80 (le sautillant, presque naïf You Already Know, la ligne de basse de Joan of Arc).
Et on trouve même un côté rock appuyé, assumé, rêche et sauvage dans ce morceau fou qu'est Normal Person, qui prend le temps de s’installer sur une rythmique lente, pesante avant d’enfler, de déborder, fiévreux, rageur. C’est là le morceau où se marient le mieux les savoir-faire d’Arcade Fire et de James Murphy. C’est dans cette éprouvette qu’a lieu la plus belle explosion.
Mais au delà de ces morceaux tous longs, riches, parfois trop, débordants, c’est dans les interstices que le groupe semble vouloir nous dire quelque chose. La plupart des morceaux ne démarrent pas directement. Tous sont enrobés d’artifices de production, comme des petites histoires qui voudraient poser une distance entre l’auditeur et ce qu’il va écouter, avant de l’y plonger.
Normal Person commence et se termine comme si nous l’entendions en concert, alors que le groupe n’est pas parfaitement rodé: un petit larsen, une adresse de Win Butler à un public que l’on n’entend pas. Joan of Arc débute sur un riff de guitare excessivement sale, comme une démo enregistrée dans l’urgence. Et un DJ annonce «Arcade Fire» au départ de You Already Know.
Tout cela s’ajoute à des morceaux souvent pléthoriques, déboussole, tant et si bien que cela renforce étrangement la marge de manoeuvre du groupe, nous mettant dans un état d’acceptation des risques et des essais dont on va être témoin.
Un album d'une densité incroyable
C’est aussi la marque de ce premier disque par rapport au second. Car c’est après ces 40 minutes étourdissantes que le Arcade Fire que l’on connaît revient, en reprenant Here Comes the Night Time après un silence de dix secondes. Une version engourdie, calme et orchestrale, sans artifice de production. C’est une histoire qui est racontée avec cette reprise, celle d’un groupe qui nous installe dans une ambiance différente, qui nous explique qu’il va nous raconter sa version de ce que nous venons d’entendre.
Suivent deux morceaux incroyables, épiques. Awful Sound (Oh Eurydice), pour commencer, ballade étrange, d’abord articulée autour de percussions obsédantes, et se développant en une grande messe avec une mélodie évidente, presque naïve, que l’on entendra probablement reprise en choeur par le public lors de leurs concerts.
Puis It’s Never Over (Oh Orpheus), encore une fois chanson à tiroirs, débutant sur une matière très sèche sur laquelle Régine invective presqu’autant qu’elle chante. Puis à 3 minutes, la chanson s’éteint presque pour s’étourdir sur une phrase répétée par Win jusqu’à la fusion parfaite, où c’est comme si ce qu’Arcade Fire expérimentait sur le premier disque se trouvait enfin réalisé: difficile de ne pas frissonner sur la fin de cette chanson.
Nous passerons sur Porno, qui se veut malsaine mais reste dispensable, pour arriver, avec Afterlife, à la quintessence du style Arcade Fire: ce morceau est simplement ce qu’ils savent faire depuis toujours, avec une maîtrise exceptionnelle. C’est peut-être le seul morceau de Reflektor que l’on aurait pu imaginer retrouver sur un de leurs précédents albums. Et Supersymmetry est un morceau final tout en lenteur et en longueur, un sas de décompression.
C’est une longue critique, mais c’est un album d’une densité incroyable. Il est impossible de l’embrasser en une seule écoute, impossible de l’aimer entièrement, impossible de passer dessus sans être accroché. On se surprend à l’aimer différemment à chaque écoute, à le découvrir encore après l’avoir passé dix fois sur sa platine.
Arcade Fire en a toujours fait trop, mais n’en avait jamais fait autant. C’est risqué, c’est parfois sublime, parfois difficile, mais c’est sans doute le prix que ce groupe est prêt à payer pour ne pas rester endormi. Outrancier, et donc bien vivant.
Christophe Abric