France

«L'histoire scolaire de Leonarda est à l'image de l'histoire de son immigration: morcelée et précaire»

Professeure spécialisée dans l'intégration des élèves étrangers, Claire Langanne a suivi la scolarité de la jeune fille au collège André-Malraux de Pontarlier. Dans un entretien, le premier qu'elle accorde depuis le début de l'affaire, elle éclaire son parcours scolaire et le replace dans le contexte plus large des migrations des familles roms à travers l’Europe et de la scolarisation des enfants roms.

Leonarda Dibrani à Mitrovica, le 17 octobre 2013. REUTERS/Hazir Reka.
Leonarda Dibrani à Mitrovica, le 17 octobre 2013. REUTERS/Hazir Reka.

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C’est parce qu’elle a été interpellée dans le cadre scolaire que Leonarda Dibrani a fait l’objet d’un tel intérêt et que l’affaire a pris une ampleur sans précédent. Pourtant, on ne sait pas grand-chose de son histoire scolaire en France, et plus largement de l’inclusion des nouveaux migrants et des enfants roms dans nos écoles.

Pour ces raisons, il nous a semblé intéressant de nous entretenir avec Claire Langanne, professeur UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones), qui a suivi la scolarité de Leonarda au collège André-Malraux de Pontarlier (Doubs).

Dans cet entretien, le premier qu'elle accorde depuis le début de l'affaire, elle éclaire le parcours scolaire de Leonarda Dibrani, mais le replace aussi dans le contexte plus large des migrations des familles roms à travers l’Europe et de la scolarisation des enfants roms, pas toujours acceptés.

Et même quand ils sont acceptés, leur scolarité est parfois compliquée. «Ils viennent du Kosovo. Ils ont fui la guerre. Leur histoire est chaotique», rappelle Régis Guyon, directeur du service Education et Société au Centre national de documentation pédagogique (CNDP) et rédacteur en chef de la revue Diversité, qui a pu rencontrer plusieurs familles dans le même cas que les Dibrani.

En revanche, une fois arrivés en France, leurs parcours sont plus variés qu’on ne le croit, comme le rappelle Anina Ciuciu, la jeune Rom désormais «porte-parole» de la communauté, qui a raconté son parcours dans son livre Je suis tzigane et je le reste: des camps de réfugiés roms à la Sorbonne.

Elle y rend aussi hommage à ceux qui ont rendu sa réussite scolaire possible: des personnes généreuses, des enseignants attentifs, l’école de la République. On l’a peu dit mais son livre, qui est surtout un témoignage, est un des plus vibrants et sincères hommages qui ait été rendu à notre école depuis des lustres.

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L’histoire de Leonarda et de sa famille est-elle exceptionnelle?

Claire Langanne: Le parcours de Leonarda ressemble à d'autres parcours de familles roms qui passent d'un pays européen à l'autre, avec des retours parfois au Kosovo au rythme des expulsions. J'ai scolarisé des enfants dont les familles arrivaient d'Allemagne en étant repassées ou pas par le Kosovo. Ils racontaient les nuits passées dans les parcs et le retour rapide.

Le père de Leonarda n’a pas dit la vérité sur le parcours de sa famille, ses enfants ne sont pas nés au Kosovo. Cette histoire de mensonge est-elle singulière?

Pour ne pas être renvoyées, les familles mentent souvent sur leur parcours et les enfants cachent les langues qu'ils parlent. C'était le cas de Leonarda, qui a mis un certain temps à pouvoir dire qu'elle parlait italien, mais la langue était présente dans l'apprentissage du français dès le début.

Certains enfants parfaitement germanophones nous ont dit avoir appris l'allemand à la télé ou avec un ami. Certains élèves parfaitement scolarisés en Allemagne cachaient aussi leur langue.

Quelle est l’histoire scolaire de la jeune fille?

L'histoire scolaire de Leonarda est plutôt mystérieuse parce que les enfants ne peuvent pas raconter vraiment leur histoire. Souvent, ils donnent une histoire d'école impossible au Kosovo.

Leonarda disait seulement qu'elle n'était pas allée à l'école. Très certainement, elle a vécu dans un bidonville près d'une grande ville en Italie. Elle est peu allée à l'école.

Quand elle est arrivée au collège, elle n'écrivait pas sur les lignes d'un cahier. Elle écrivait en bâton. Elle ne savait pas additionner, soustraire ou multiplier.

Elle ne pouvait pas aller en cours seule sans ses sœurs quand elle était intégrée dans les classes ordinaires. Leur histoire scolaire est à l'image de l'histoire de leur immigration: morcelée et précaire.

Que fait l’école française pour inclure les élèves roms? Quels dispositifs ont été créés?

Leonarda a été inscrite à son arrivée au collège dans une unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés en France. Elle a suivi des cours de français comme langue seconde et de scolarisation (environ 15 heures par semaine), d'histoire (2 heures), de technologie (2 heures), d'anglais (2 heures), de mathématiques (2 heures). Elle a été peu à peu intégrée dans des cours de classe ordinaire en EPS, en arts plastiques puis en histoire et en SVT.

La présence en cours d'UPE2A n'a jamais posé problème (elle était avec ses sœurs, elle avait une relation affective et personnelle avec les enseignants) mais il était quelquefois difficile pour Leonarda d'être en cours avec les autres dans les classes ordinaires. Elle avait très peur des autres et de leurs réactions, mais aussi des enseignants. Elle ressentait fortement une différence avec les autres. Elle a bien réussi en histoire, avec une enseignante qui la connaissait depuis son arrivée.

Pour favoriser l’entrée à l'école, je renforce les liens avec la famille pour créer un climat de confiance. Je connais le parcours, y compris administratif. Je rencontre aussi souvent la famille dans le collège, qui devient un lieu familier.

Quand les élèves entrent dans les classes ordinaires, j'informe les collègues de leur parcours pour qu'il y ait une prise en compte globale. Nous mettons aussi en place du soutien pour l'élève et des échanges fréquents avec les collègues.

La coordination est essentielle pour ces élèves. Nous construisons des passerelles entre l'UPE2A et les classes et les enseignements ordinaires. Pour donner du sens à l'école, nous travaillons beaucoup autour du projet d'orientation avec des stages, des visites dans des entreprises ou des écoles.

En cours, puisque nous scolarisons toujours un petit pourcentage d’élèves dans la même situation que Leonarda et Maria, je travaille avec eux plus précisément sur l'alphabétisation, c'est-à-dire l'apprentissage du français à l'écrit en s'appuyant sur l'oral.

L'alphabétisation concerne aussi les mathématiques et tout l'univers de l'écrit. Il s'agit de donner la possibilité aux élèves qui ne sont pas ou peu allés à l'école d'entrer dans les compétences de l'écrit utilisés dans les manuels et les cours: lire des graphiques, lire des affiches, des schémas, des cartes, des plans.

Note: les enfants roms allophones représentent une petite minorité des élèves accueillis dans les dispositifs pour élèves arrivants dans l’académie de Besançon. Les classes accueillent donc avec eux des publics mixtes tant par leur origine que par les niveaux de scolarité et les langues utilisées. La situation est différente suivant les académies.

Comment travailler avec les familles, même très précaires, pour les encourager à miser sur la scolarité de leurs enfants?

La question de l'investissement des familles sur l'école est complexe. L'école modifie profondément les relations à l'intérieur de la famille. Des points aussi anodins que la Révolution française en quatrième ou l'adolescence en SVT entrent en conflit avec les représentations de la famille.

Pour Leonarda, les relations entre l'école et la famille sont devenues peu à peu conflictuelles au fur et à mesure que les filles ont grandi. J'ai insisté sur le projet professionnel pour convaincre les parents mais ce projet remet aussi en cause l'organisation familiale.

Nous avons aussi fait participer les filles à la remise des diplômes d’études en langue française (DELF) pour faire reconnaître la place des enfants dans l'école. Il nous a manqué une médiation culturelle pour parler à la famille au moment des crises. Nous n'avons trouvé aucune ressource.

J'ai accueilli plusieurs enfants de famille roms pour lesquelles les filles n'ont pas accédé à l'école au-delà de 16 ans. Les garçons n'accèdent pas plus à l'école pour d'autres raisons. On pense alors aux changements sur plusieurs générations, en particulier dans le rapport à l'école.

Mais pour Leonarda et sa sœur, la formation à l'école était accessible. Leonarda avait un projet professionnel, Maria avait fait sa rentrée en CAP services au lycée.

Maria avait très peur de changer d'établissement. Je suis allée chercher avec elle sa tenue de service, j'ai fait son inscription administrative. Jusqu'au dernier moment, je ne savais pas si elle irait faire sa rentrée.

Recueilli par Louise Tourret

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