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La Turquie veut s'équiper de missiles chinois: ça vous étonne?

Ça ne devrait pas. Et pour ceux qui pensent que la Chine l'utilise comme cheval de Troie pour entrer en Europe, la raison est sûrement ailleurs.

Recep Tayyip Erdogan, le 30 septembre 2013 à Ankara. REUTERS/Umit Bektas
Recep Tayyip Erdogan, le 30 septembre 2013 à Ankara. REUTERS/Umit Bektas

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Choc à l’Otan. Ce ne sont ni les Etats-Unis, ni l’offre franco-italienne qui devraient remporter le prochain marché estampillé «secret défense» en Turquie. C’est la Chine. Que la Turquie annonce début octobre qu’elle envisage de coproduire et de s’équiper de missiles chinois, hautement stratégiques, voilà qui a jeté un froid dans les rangs de l’Alliance atlantique au sein de laquelle la Turquie est numéro 2 en termes d’effectifs militaires.

L’«affaire des missiles chinois» fait du bruit, mais elle n’est pas si surprenante. Après tout, il y a quatre ans déjà que le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, évoquait la naissance d’un «nouveau paradigme turco-chinois».

Selon le FMI, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays s’élevait à 24,1 milliards de dollars en 2012. Du côté d’Ankara, l’objectif actuel serait de le porter à 100 milliards de dollars, c'est-à-dire de le multiplier par 4 d’ici dix ans.

Mais la balance commerciale est très déficitaire pour la Turquie qu’on appelle parfois «la Chine du Proche-Orient». En 2012, la Turquie a importé de Chine pour 21,3 milliards de dollars, ce qui représente 9% de ses importations, autrement dit sept fois plus qu’en 2002 (3%). A titre de comparaison, 11% des importations turques proviennent de Russie, 9% d’Allemagne, 4% de France. 

Quant aux exportations turques vers la Chine, elles s’élevaient à pas grand-chose, 2,8 milliards en 2012, ce qui représente 2% de ses exportations totales, soit le même pourcentage que vers les Pays-Bas, mais nettement moins que vers l’Allemagne (9%), l’Irak (7%), l’Iran (7%), et même le Royaume-Uni, la Russie, l’Italie ou la France…

La Chine utiliserait-elle alors la Turquie comme un cheval de Troie pour pénétrer le marché européen? Pékin n’aurait à peu près aucun intérêt à passer par la Turquie pour exporter dans l’Union européenne, répondent les experts. En effet, dans le cadre des accords d’Union douanière qu’elle a signés avec Bruxelles en 1996, la Turquie ne peut exporter de produits industriels vers l’Union européenne autrement qu’en suivant les règles et normes européennes.

«En revanche, explique Deniz Ünal, économiste au CEPII, la Turquie n’a pas à payer de droits de douanes pour exporter vers l’Union européenne. Toutefois cet avantage pèserait bien peu au regard des investissements que la Chine devrait faire pour produire en Turquie. Non, ce qui intéresse avant tout les Chinois, c’est le marché turc et ses 74 millions d’habitants.»

De plus, précise cette économiste, en Turquie, la Chine cible plutôt les travaux d’infrastructures et le nucléaire.

«Pour investir en Europe, la Chine n’a pas besoin de passer par la Turquie, elle va droit au but, renchérit sa collègue Françoise Lemoine, économiste spécialisée sur la Chine au CEPII. Et elle est déjà très présente en Europe de l’est. Rappelez-vous aussi ses investissements en Grèce, lorsqu’elle a racheté la concession du Port du Pirée. Ces investissements lui permettent effectivement de se faciliter les transports intra-européens.»

«Pourquoi la Chine aurait-elle besoin de la Turquie alors que la crise en Europe lui permet de faire un shopping d’enfer –y compris en France avec Peugeot! Arrêtons de nous raconter des histoires», s’exclame Daniel Bach, directeur de recherche CNRS au Centre Emile-Durkheim de Sciences Po Bordeaux.

La Chine utilise-t-elle la Turquie?

D’ailleurs, raconte le géographe Nicolas Fait dans un article consacré au paradigme turco-chinois, lors du Forum bilatéral de commerce et d’investissement organisé il y a quelques mois par Tukson, un puissant syndicat d’hommes d’affaires turcs, son président évoquait d’autres horizons communs que l’européen:

«Avec la Tukson, déclarait Rizanur Meral, les investisseurs chinois sont invités à venir en Turquie, mais aussi en Afrique, dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Asie centrale où nous souhaitons établir des partenariats.»

Souvent accusée de piller les ressources et matières premières et d’avoir une politique impérialiste, la Chine pourrait, grâce à la Turquie, avoir la volonté de «redorer son blason dans certains pays où son image d’investisseur est passablement écornée, alors que la Turquie conserve globalement une bonne image dans les pays où elle investit», suggère Nicolas Fait.

Dans cette hypothèse, le fait que la Chine «utilise» la Turquie pour travailler en pays tiers ne serait donc pas complètement exclue. Non pas qu’elle ait besoin de la Turquie pour investir, mais pour des questions d’image. Ainsi dans de nombreux pays du Proche-Orient, d’Asie centrale et d’Afrique, la Turquie a entrepris depuis déjà plus de vingt ans un travail de long terme en formant, via les écoles du mouvement Gülen, une élite qui lui serait favorable, ce qui n’est pas le cas de la Chine.

En vérité, plus que la Turquie, c’est sans doute l’Afrique  qui peut constituer un tremplin pour les entreprises chinoises, explique Daniel Bach. Car le continent noir offre aux investisseurs chinois des garanties d’accès aux marchés de l’Union européenne dans le cadre de l’accord de Cotonou et vers les Etats-Unis avec l’Agoa (African Growth and Opportunity Act).

Et puis en Afrique, la Chine n’a pas grand-chose à craindre de l’Union européenne, puisque, comme le souligne Daniel Bach dans un long article publié dans Great Insight, celle-ci demeure incapable de  prendre la mesure des transformations et opportunités offertes par le continent ces dernières années:

«Mais pour l’essentiel, il faut en finir avec cette vision surannée: nous ne sommes plus au XIXe siècle, et le “grand” jeu des acteurs étatiques s’efface de plus en plus souvent derrière des dynamiques mondialisées et globales. Les multinationales et leurs stratégies sont là pour rappeler de manière brutale que les règles du capitalisme sont le référent ultime et fédérateur. A ceci s’ajoute la montée des acteurs non étatiques, telles que les diasporas, ou bien des réseaux qui ont la capacité de jouer un rôle que les Etats ne peuvent prétendre contrôler.»

Autrement dit, la fluidité est de mise et on pourrait voir des entreprises chinoises collaborer avec des entreprises turques sur certains marchés et se retrouver en situation de concurrence sur d’autres marchés.

Enfin, au-delà de ce «paradigme turco-chinois» auquel faisait référence le ministre turc des Affaires étrangères, c’est une autre réalité qui apparaît: celle des relations économiques accrues entre émergents. Les «grands émergents (les Brics, l’Indonésie et la Turquie) peuvent chercher à s’adosser à la super grande Chine afin de trouver une solidarité financière entre eux, et se protéger ainsi des variations du dollar et de l’euro qui affectent leurs économies», observe Deniz Ünal.

Europe-monde ou Europe politique

De fait, la Banque centrale de Turquie et la Banque centrale de Chine ont conclu un accord d’échange de leur monnaie dès janvier 2011 presque trois ans avant l’accord similaire de «swap de devises» du 10 octobre 2013 entre Europe et Chine.

Ces grandes manœuvres entre Chine et Turquie, devraient-elles alors convaincre l’Union européenne d’intégrer la Turquie au plus vite? C’est l’idée de ceux qui croient en une «Europe-monde», c'est-à-dire en un bloc européen le plus large possible avec un minimum de règles de droit, à l’inverse de ceux qui croient en une future «Europe politique» au sens d’une Europe fédérale, c'est-à-dire très intégrée où la Turquie n’aurait en revanche pas sa place. 

Ce qui est sûr, c’est qu’en Turquie le pouvoir islamo-conservateur laisse régulièrement entendre que c’est parce que l’Union européenne fait la grimace à son égard, qu’il se tourne –et se tournera de plus en plus– vers l’Asie –ainsi que vers la Russie (son horizon proche-oriental s’étant un peu assombri après les soulèvements arabes).

Exemple début 2013: à la suite de la publication, fin 2012, du rapport européen à l’élargissement très critique à l’égard de la Turquie (et qui avait fini jeté à terre par un ministre, en direct à la télévision) le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan laissait entendre que son pays envisageait sérieusement d’adhérer à l’Organisation de coopération de Shanghaï.

Et il n’est pas exclu que le choix des missiles chinois, quelques jours avant la publication du rapport à l’élargissement 2013 sur la Turquie participe de la même rhétorique. Celle d’une future Turquie de plus en plus déconnectée de l’Union européenne.

Ariane Bonzon

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