Culture

«Neuf mois ferme» d'Albert Dupontel: «Je veux raconter des rencontres improbables»

Pour son cinquième film, l'acteur-réalisateur met enceinte Sandrine Kiberlain, juge d’instruction autoritaire et coincée. L'occasion de se prêter au jeu de notre entretien tablette, entre Depardon, Chaplin, Gilliam et... l'info en continu.

Albert Dupontel et Sandrine Kiberlain dans «Neuf mois ferme» (Wild Bunch Distribution).
Albert Dupontel et Sandrine Kiberlain dans «Neuf mois ferme» (Wild Bunch Distribution).

Temps de lecture: 6 minutes

Pour son cinquième long métrage en seulement vingt ans, Albert Dupontel enfile son habituelle triple casquette (scénariste, réalisateur et acteur) et met Sandrine Kiberlain, juge d’instruction autoritaire et coincée, en cloque. Dans Neuf mois ferme, il est question de globophage, de grossesse non désirée, d’un avocat bègue, sans compter une liste de guests à faire pâlir une soirée cannoise.

Un «drame rigolo» qui dézingue à cent à l’heure, comme la verve du metteur en scène, qui enchaîne phrases et idées plus vite que son ombre quand on le confronte à l'exercice de l'entretien tablette, où les questions sont remplacées par des vidéos.

Du coq à l’âne à vitesse grand V, preuves à l’appui!

Neuf mois ferme se déroule dans le monde de la justice, Sandrine Kiberlain y campant une juge d’instruction. Mais pourquoi Albert Dupontel a-t-il choisi de poser sa caméra dans les arrière-cours d’un tribunal? Raymond Depardon y serait pour quelque chose…

«10e chambre, instants d’audience m’a donné l’idée d’une rencontre amoureuse improbable entre une juge et un jugé. J’ai perverti cette histoire pas franchement rigolote pour en faire un drame rigolo.

Depardon, ce n’est pas une influence, son film m’a juste donné l’idée. Comme Ken Loach, il ose montrer la vérité, faire simple et il est très patient (le contraire de moi).

Ces réalisateurs prennent un temps fou pour préparer leurs films et quand, en tant que consommateur d’images, vous découvrez ca, vous êtes percuté. Après on en fait ce qu’on en veut: un dessin animé ou, en l’occurrence, Neuf mois ferme.

Depardon, il donne à voir des tranches de vie, il arrive à capter un instant T avec beaucoup de justesse et d’objectivité. C’est pour ca que je suis très impressionné par lui. Il me donne des personnages à la pelle et moi je m’en sers pour faire du guignol.»

Depuis le précédent film de Dupontel, Le Vilain, les femmes prennent le pouvoir. Après Catherine Frot, c’est au tour de Sandrine Kiberlain de faire son trou dans son univers burlesque.

Mais elle a depuis longtemps des rôles surprenants, comme c’était le cas dans Rien sur Robert de Pascal Bonitzer, où elle défendait un texte pas piqué des hannetons.

«J’ai commencé le film en anglais avec Emma Thompson. Après, je suis revenu en France et je n’ai pas réussi à trouver chaussure à ma juge, en quelque sorte.

Ma productrice m’a dit que Sandrine avait lu le scénario et qu’elle voulait qu’on en parle. Je lui ai proposé des essais qu’elle a acceptés avec beaucoup d’humilité.

On a tourné la scène de l’auto-avortement. Et elle faisait ce geste violent tout en ayant un visage bouleversé. Sa prestation était très juste et interpréter ce rôle était un désir très fort de sa part.

C’est le rôle qui fait l’acteur et pas l’inverse. Aucun acteur, aussi doué soit-il, ne peut vendre à lui tout seul un film. Depardieu avec une hallebarde, ca reste un hallebardier. Sans Rostand, pas de Cyrano! On aime bien se raconter ce mythe, la parole divine, mais c’est faux….»

Les vidéos de surveillance qui constituent les flash-backs explicatifs de Neuf mois ferme font penser aux scènes burlesques de Charlie Chaplin, où le corps incarne le comique. Décryptage d’un classique de Charlot par Albert Dupontel.

«Ça, c’est Charlot s’évade. Chaplin, c’est le seul classique pour moi. Ces histoires dans ses longs métrages sont souvent dramatiques mais il en fait des choses très drôles.

Très souvent, les images de vidéosurveillance sont compressées, elles sortent hachées. Autant jouer sur ça et assumer la référence au film muet. Et ça permettait de désacraliser la scène dite érotique. Elle est du coup burlesque et pas du tout salace.

Je ne voyais pas comment on pouvait faire autrement, c’était écrit comme ça. (Pause) Ah! Là, il attrape l’abat-jour. Rien n’est perdu avec Chaplin. Crac, les menottes du flic, la barbe…

Pour notre tournage, je dirigeais Sandrine, les caméras étaient là, mais le dispositif était très léger. Je lui donnais des indications, mais elle pouvait improviser son texte par exemple. On voit ça dans une partie du making-of. (Pause) Pour revenir à votre vidéo, Chaplin, c’est the référence.

Jusqu’à vingt ans, j’étais cinéphage puis je suis devenu cinéphile. A partir d’un certain âge, on cultive son goût. C’est comme avec le vin. Si on boit intelligemment, on finit par sélectionner les parfums qu’on aime. Et avec Chaplin, le parfum est toujours parfait.»

Dans Neuf mois ferme, le personnage du médecin légiste cultive un look (monocle bizarroïde) qui fait penser aux scientifiques de L’Armée des douze singes, sans compter la présence à l’écran de Terry Gilliam. Comment l'ex-Monty Python s’est-il retrouvé embarqué dans cette affaire?

«Terry, j’ai tellement vu ses films que ça a pu m’influencer. Le décor à la Gilliam surchargé, cette densité et cette couleur… Il m’avait dit qu’il voulait faire comme l’intérieur d’un poumon. On reconnaît les focales courtes. Bref, ça se reconnaît, une œuvre de Gilliam.

L’Armée des douze singes, c’est éblouissant. A l’origine, c’est une commande, un remake de La Jetée de Chris Marker. Un des rares bons rôles de Bruce Willis.

Et puis pour moi, Gilliam, c’est surtout le premier gros choc de cinéma. Brazil est le film qui m’a donné envie d’en faire. J’avais vingt ans, alors j’ai fait le guignol, parce que c’est la seule porte qui s’est ouverte. Puis avec quelques sous, j’ai fait un court, Désiré, un modeste hommage à Brazil.

La présence de Gilliam, sa considération m’honorent. Ca me touche beaucoup. Un peu comme avec Blier [qui a fait jouer Dujardin dans Le Bruit des glaçons, ndlr], là aussi j’étais très ému.

En fait, j’ai rencontré Terry à Londres lorsque j’ai présenté Le Créateur. Je n’ai jamais cherché à alimenter cette relation, on a toujours peur de déranger... J’avais reçu un mail de lui pour Bernie, un des seuls que j’ai dû garder, je l’ai presque encadré dans mon bureau.

Pour Enfermés dehors, je lui ai demandé s’il voulait venir sur le tournage. Il m’a dit oui. Idem pour Neuf mois ferme.

Pour la prestation de Jean Dujardin, ça s’est fait à Cannes pendant la présentation du Grand Soir. Il m’avait dit qu’il ferait un petit rôle dans mon prochain film. Je l’ai sollicité en temps voulu.

Les spots télé, on les a fait plus tard, le tournage était déjà terminé. C’est à ce moment-là que Terry, Ray [un ami de Terry Gilliam] et Jean sont intervenus. Il m’a dit qu’il n’avait pas beaucoup travaillé ses parties mais tout était très peaufiné.»

Neuf mois ferme est ponctué de saynètes de faux JT de chaîne d’info en continu, où l’écran est grignoté de vignettes, de textes défilants, d’annonces anxiogènes. Quel regard Dupontel porte-t-il sur les médias ?

«On a le CAC, l’alerte info, pas très intéressant, mais le mot alerte est toujours inquiétant. Il manque juste la météo, le tiercé et les tweets.

On assiste à une véritable mise en scène de l’information. Une journaliste m’a dit qu’elle appelait ca l’«infobésité». Il y a même des split-screens, la seule chose qu’on suit au final, c’est la voix de l’animatrice. On dirait presque un jeu vidéo. Les gamins ont cette perception visuelle.

Soyons clair, quelque chose de vendu comme ça ne pourra rester que superficiel. Ça dévalorise l’information. Ça joue sur le caractère anxiogène. Et puis, il y a aussi cette tentation d’«inventer» de l’info, de faire passer pour une info importante ce qui en réalité ne l’est pas.

Pour Neuf mois ferme, l’idée était de surcharger l’écran d’informations. Quand on était en salle de montage, j’ai écrit des textes qui s’ajoutent aux images de faux JT. L’information n’a pas besoin de moi pour être ridicule, comme la justice.

Je ne fais pas de film à messages, moi ce que je veux raconter, c’est l’improbabilité de certaines rencontres. Je me focalise sur des gens très barrés car je m’en sens proche et je cherche à les faire rencontrer des gens installés, qui ont une posture sociale.

Cette incommunicabilité apparente commence dès l’école. Il y a un enseignement type, et il y a ceux qui suivent et les autres. Quand on ne rentre pas dans le moule, on est en échec, c’est le décrochage. Cette différence a tendance à créer une mésestime de soi et un ratage social.

Moi, j’étais plutôt un bon élève. Mais je me suis toujours senti concerné par les cancres, la marge. Simenon a cru toute sa vie qu’il finirait pauvre, ce qui paraissait quand même exclu dans son cas. Et il a toujours été fasciné par les clochards et il a tiré de cette peur des textes magnifiques. D’une peur irrationnelle, on peut toujours faire quelque chose.»

Certaines séquences de Neuf mois ferme sont atrocement gore et pourtant totalement hilarantes, rappelant les grandes heures du genre version Sam Raimi ou Peter Jackson. Hasard ou coïncidence?

«On m’en a beaucoup parlé mais je n’ai jamais vu Braindead. Je vois peu de films de genre, c’est comme la SF, je ne suis pas fan du tout.

Ça me fait marrer quand je vois l’hémoglobine mais je n’y crois pas. Sacré Graal, quand il coupe des membres, c’est peut-être une influence inconsciente qui traîne.

Mais je préfère un documentaire qui va vraiment me faire frissonner qu’un film d’horreur. Délits flagrants de Depardon, ça fout les jetons.

Réaliser un documentaire, ça pourrait m’intéresser mais il faut être patient et subtil, deux qualités que je n’ai pas trop. Faute d’être un pourvoyeur, pour l’instant je suis un client!»

Recueilli par Ursula Michel

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