Culture

Le Festival de cinéma indépendant de Bordeaux peut-il devenir le Sundance français?

Exigence, éclectisme, étrangeté: cette nouvelle manifestation, dont la deuxième édition se déroulait début octobre, lorgne sur les qualités du grand frère américain en espérant en éviter les défauts.

Une projection du Festival international du film de Bordeaux (Christopher Héry).
Une projection du Festival international du film de Bordeaux (Christopher Héry).

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«Il faut décontenancer, faire perdre les repères. Un autre cinéma est possible», martèle Sébastien Jounel, l’un des programmateurs du Festival international du film indépendant de Bordeaux, qui vivait cette année, du 3 au 9 octobre, sa deuxième édition. Loin des festivals de niche, le FIFIB assume une programmation audacieuse, le long d'une ligne directrice pas franchement confortable: l’indépendance. Malgré ses fondations encore fragiles, faut-il y voir l’éclosion d’un évènement qui pourrait s'imposer comme un rendez-vous majeur du calendrier cinéphilique français?

En octobre 2012, la première édition du festival, marquée par une compétition de premiers films et des focus sur les maîtres en la matière —dont son parrain Olivier Assayas—, se concentrait sur la jeunesse au travers de cinéastes en pleine construction (Rengaine de Rachid Djaïdani, Not Waving But Drowning de Devyn Waitt, Gimme the Loot d’Adam Leon…). La petite équipe du festival semblait alors évoluer en cadence avec ses films, toute occupée à trouver ses marques et son public, des premières et timides projections pointues (L de Babis Makridis, par exemple) aux soirées culturelles dans des lieux insolites comme l’I.BOAT, un ferry à quai reconverti en restaurant/salle de concert, et le Garage Moderne, entrepôt qui abrite des ateliers associatifs ainsi qu’un bar.

Porté par l’excellent accueil réservé à sa première édition, l’évènement affichait cette année un budget en hausse (290.000 euros contre 200.000 l'an dernier) et une fréquentation également, malgré une programmation plus ambitieuse et radicale. Une évolution timide mais sereine pour «cet événement qui manquait» à l’agenda festivalier français, selon les termes d’Olivier Assayas.

Repousser les frontières

Cette année, il était question de réfléchir autour de l'idée de frontière dans tout ce qu’elle évoque. Un sujet sur lequel le monstre du cinéma indépendant Abel Ferrara (qui vient de terminer Welcome to New York, variation sur l’affaire DSK, et dont j’ai assuré l’interprétariat le temps du festival) a harangué le public venu découvrir une programmation mettant en miroir son oeuvre avec le cinéma sulfureux de Pier Paolo Pasolini (Mary suivi de L’Évangile selon St Matthieu, par exemple):

«Quand j’aime un film d’un réalisateur, j’aime tous ses films. Pasolini, dans son contrôle aigu de son cinéma, travaille aussi à repousser ses propres frontières.»

Ferrara est peut-être l’allégorie ultime de l’indépendance défendue par le FIFIB: hors des circuits des studios, il continue à proposer un cinéma audacieux et dérangeant, tant dans le propos que sur la forme, et à faire bouillir la critique. «L’idée du FIFIB, c’est de montrer toute la pluralité que recouvre ce terme de cinéma indépendant: genre, expérimentation narrative, investissements financiers, conditions de tournage… Tout le bouillonnement qui se forme autour d’un film et qui est de l’ordre du laboratoire nous intéresse», analyse Sébastien Jounel.

L’association Semer le doute, fondée en mars 2011, a imaginé cette manifestation à l’esprit familial avec l’ambition de lancer un événement cinématographique de taille en Gironde. Pauline Reiffers et Johanna Caraire, aux manettes du festival, voulaient «se baser sur le format de la Semaine de la Critique cannoise avec huit films en compétition, en gardant en tête le modèle américain de Sundance», explique Léo Soesanto, directeur artistique du FIFIB.

Au-delà d’un budget parfois réduit et d’une exposition médiatique en souffrance, l’avenir d’un film indépendant se joue souvent en festival. En ce sens, les lignes directrices des deux premières éditions du FIFIB —jeunesse et dépassement des frontières— rappellent grandement les premières années de la manifestation américaine. Un festival excentré, à plusieurs heures de Los Angeles et New York, ouvert avant tout au public, devenu prescripteur au fil du temps. «Bien sûr, on aimerait bientôt pouvoir dire qu’un réalisateur a été découvert à Bordeaux, que l’on a des auteurs maison», commente Léo Soesanto.

Mais aujourd’hui, le géant américain souffre d’un estampillage trop prononcé, à tel point que l'on parle fréquemment d’un style de film Sundance: acteurs hors circuit hollywoodien, réalisme brut, image graineuse… Les lauréats du festival tombent souvent vite dans l’oubli, la faute à un palmarès sans doute trop fourni: une trentaine de prix toutes catégories confondues. On semble d’ailleurs assister à une «dépolarisation» du cinéma indépendant américain avec la croissance du texan South by Southwest et la vitalité des festivals new-yorkais tels que New Directors/New Films, New York Film Festival ou encore BAMCinématek à Brooklyn.

«Synergie avec la scène culturelle bordelaise»

Bien qu’il soit évidemment loin d'en avoir l’envergure pour l'instant, le FIFIB tente donc de dépasser les limites de son modèle d’outre-Atlantique, très (trop) tourné vers le cinéma indie national et rattrapé par un modèle d’uniformité dont il se défend. Et essaie aussi de se distinguer, si l’on s'intéresse au cinéma indépendant et à la révélation de jeunes talents, du brassage impressionnant qu’opèrent les Rencontres européennes de Brive, consacrées uniquement au moyen-métrage, et des sections parallèles cannoises, très riches mais beaucoup moins accessibles au public.

Le FIFIB a notamment choisi de ne pas s’embarrasser de contraintes géographiques mais d’ouvrir les yeux sur ce qui fait l’indépendance où qu’elle s’exprime, avec l’idée qu’un élan créatif ne doit pas rencontrer d’obstacle dans son expression. «On veut programmer des films qui nous ressemblent, qui se cherchent», commente Léo Soesanto.

Malgré ses apparences de bric et de broc (meubles Emmaüs dans la cour où s’est installée l’équipe, bataillons de bénévoles assurant l’accueil aux séances, café éphémère…), le festival a aussi affirmé sa présence dans la région avec de nombreux nouveaux partenaires (notamment dans le domaine vinicole), une fréquentation très bigarrée de ses projections (au-delà des classes de lycéens, on a pu croiser moult vingtenaires passionnés de 35mm comme des grand-mères férues de cinéma indépendant japonais) et des invités de poids (en dehors de Ferrara, Roman Polanski, Katsuya Tomita, Abdellatif Kechiche, Jonathan Caouette…).

«Dans un désir de croissance saine, on vise une meilleure synergie avec la scène culturelle bordelaise. Il y a énormément à faire en termes de musique – de rap notamment –, d’art contemporain… », explique Léo Soesanto. «Le FIFIB veut regarder le monde depuis Bordeaux pour qu’un jour, le monde lui réponde», complète Sébastien Jounel.

Entre ce tropisme international et l'ancrage local, l’édition 2013 a néanmoins gardé les yeux ouverts sur l’inédit français, avec notamment la présentation en avant-première nationale de Marussia d’Eva Pervolovici, Les Interdits d’Anne Weil et Philippe Kotlarski ou Tonnerre, le deuxième long-métrage de Guillaume Brac, déjà remarqué à Locarno. À terme, le festival bordelais espère ainsi s’imposer comme une date obligatoire dans l’agenda festivalier pour qui s'intéresse aux jeunes pousses —et pas seulement françaises.

À l’image de Sundance, dont le succès tient aussi beaucoup à son marché du film, le FIFIB attirera sûrement bientôt les distributeurs avides de nouveaux regards («Un mois avant le lancement du festival, un distributeur nous a contacté pour des informations sur 12 O’Clock Boys, que nous présentons en avant-première européenne», se réjouit Sébastien Jounel) même si on espère qu'il gardera à coeur de ne pas tendre vers la machine à vendre de la pellicule et conservera son esprit décontracté. «On ne cherche pas nécessairement à déployer de longues tentacules. L’essentiel, c’est la rencontre: on refuse le cloisonnement et l’esprit VIP», précise Léo Soesanto.

Battle YouTube et Philippe Katerine

Un vendredi soir, au cœur de la cour Mably, que le festival a investi pour une semaine, on a ainsi pu voir une «Battle Youtube» s’organiser autour de Jonathan Caouette et de son amie Marie Losier, réalisatrice du très joli The Ballad of Genesis and Lady Jaye, venue présenter son court-métrage Alan Vega, Just a Million Dreams, consacré au leader du groupe Suicide. Une vidéo scato, des ventriloques polonais et quelques tondeuses volantes plus tard, le public légèrement aviné et allongé sur des coussins votait avec le pied pour le meilleur «Youtube Entertainer» pendant qu’Abel Ferrara se gaussait grassement devant ces trouvailles.

Le genre de libertés que le festival s’autorise à l’envi, naviguant entre les apparitions surprises de Philippe Katerine, venu défendre Antoine, Antoine, Antoine de Nicolas Ruffault, et une soirée court-métrages à l’insolite Fabrique Pola, où chaque pièce proposait un film différent. «L’idée, c’est que dans cinquante ans, un autre festival se crée pour offrir plus de radicalité que ce que proposera alors le FIFIB. Quand les choses sont institutionnalisées, il faut qu’émerge en marge d’autres projets qui viennent bousculer l’ordre établi», imagine Sébastien Jounel.

En attendant, on se réjouit d’avance à l’idée d’une programmation basée sur Los Angeles, ville jumelée avec Bordeaux, en 2014. «On ne se cantonnera pas à cet échange franco-américain. Il faut continuer à creuser d’autres sillons», précise Léo Soesanto.

Et le festival ne veut pas se cantonner non plus à l'indépendance la plus fauchée: il s'est fait un devoir de rappeler qu’il est aussi des «blockbusters d’auteur», présentés cette année en ouverture (La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, Palme d'or 2013) et en clôture (La Vénus à la fourrure de Roman Polanski), tout comme des grands maîtres (Pasolini) consacrés mais toujours radicaux.

«Finalement, l’indépendance, c’est peut-être un cinéma qui n’est pas dicté par une quelconque logique financière. Un cinéma droit dans ses bottes, en somme», analysait Guillaume Brac lors de la cérémonie de clôture en recevant le prix du jury professionnel. Ce n’est pas Alain Juppé, spectateur assidu du festival, qui le contredira.

Laura Pertuy

 

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