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Rendez service aux enfants qui mendient: ne leur donnez rien

Quand nous, en touristes bien intentionnés, leur donnons de l’argent directement, il y a de bonnes chances que nous remplissions les poches de criminels qui l’utiliseront pour enlever, réduire en esclavage, violer, torturer et mutiler d’autres enfants encore.

A Bombay, en 2009. REUTERS/Arko Datta
A Bombay, en 2009. REUTERS/Arko Datta

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Je me souviens très bien de lui. C’était un petit garçon, de 10 ou 11 ans, qui négociait les rues de New Delhi allongé sur le ventre sur un vieux skateboard, en se propulsant avec les bras. Il n’avait pas de jambes. Il a roulé jusqu’à moi, m’a regardée dans les yeux et m’a demandé de l’argent. Refoulant mes larmes, j’ai mis la main à la poche et je lui ai donné l’équivalent de 10 dollars, moins que mon budget café hebdomadaire.

Lui donner ces 10 dollars est peut-être l’un des actes les plus destructeurs que j’aie jamais commis.

Les touristes ne devraient jamais donner d’argent aux enfants à l’étranger. Même pas aux tout mignons. Ni même aux handicapés. Ni à ceux qui en demandent pour pouvoir aller à l’école. Ne leur donnez pas d’argent, ni de bonbons, ni de stylos. Ce n’est pas généreux. C’est même l’une des choses les plus nuisibles –et égoïstes– que puisse faire un touriste bien intentionné.

Beaucoup de voyageurs savent déjà que quand nous donnons de l’argent (ou des cadeaux susceptibles d’être revendus, comme des stylos), nous alimentons un cycle de pauvreté et incitons fortement les enfants à ne pas aller à l’école. Vous savez aussi peut-être que donner des bonbons aux enfants dans certaines zones du monde provoque d’immenses souffrances, car de nombreuses communautés n’ont pas les ressources nécessaires pour soigner les dents gâtées.

Mais la raison pour laquelle il ne faut jamais, au grand jamais, rien donner aux enfants mendiants va bien plus loin que cela. La mendicité organisée est l’une des formes les plus visibles du trafic d’êtres humains –et elle est largement financée et favorisée par de bons samaritains pétris de bonnes intentions.

En Inde, selon les statistiques officielles, environ 60.000 enfants disparaissent chaque année (certains groupes de défense des droits humains estiment que le vrai chiffre est bien supérieur). Beaucoup de ces enfants sont kidnappés et forcés à mendier pour des groupes mafieux organisés.

Selon l’Unicef, Human Rights Watch et le département d’Etat des Etats-Unis, ces enfants n’ont pas le droit de garder ce qu’ils gagnent ou d’aller à l’école, et ils sont souvent affamés pour être émaciés et pleurer afin de susciter davantage d’empathie –et de dons– auprès des touristes. Et comme les handicapés récoltent plus d’argent que les autres, les organisations criminelles n’hésitent pas à augmenter leurs revenus en énucléant un enfant, en le défigurant à l’acide ou en l’amputant d’un membre.

Aucun pays n'est à l'abri du trafic d'êtres humains

En 2006, une chaîne d’informations indienne a filmé clandestinement des médecins qui acceptaient d’amputer des membres pour la mafia des mendiants pour 200 dollars pièce (140 euros) –qui sait comment le petit garçon que j’ai rencontré à New Delhi a perdu ses jambes). Pour empêcher les enfants de s’enfuir, les trafiquants les rendent accros à l’opium ou à d’autres drogues.

Et l’Inde n’est pas le seul pays concerné. Selon un rapport du département d’Etat américain, à Shenzhen, en Chine, un homme peut gagner jusqu’à 40.000 dollars (29.500 euros) par an en forçant des enfants réduits en esclavage à mendier. D’atroces exemples de trafics d’enfants (et de vieillards) destinés à la mendicité organisée ont été découverts dans le monde entier: en Bolivie, aux Philippines, au Bangladesh, au Sénégal, au Pakistan –même en Autrichedans d'autres pays européens et aux Etats-Unis.

Aucun pays n’est à l’abri du trafic d’êtres humains. Et quand les enfants deviennent trop vieux pour mendier de façon efficace, ils passent souvent à la prostitution forcée, dans le marché clandestin du trafic d’organe ou sont voués à un autre destin sordide.

Alors quand nous, en touristes bien intentionnés, donnons de l’argent directement aux enfants qui mendient, il y a de bonnes chances que nous remplissions les poches de criminels qui l’utiliseront pour enlever, réduire en esclavage, violer, torturer et mutiler d’autres enfants encore.

C’est une pilule bien amère à avaler puisque les enfants esclaves qui retournent dans le giron de leurs ravisseurs sans argent seront peut-être battus, torturés ou pire encore. Mais en leur donnant de l’argent, nous ne faisons qu’alimenter le cycle, financer un abominable business model et mettre de futurs enfants en très grave danger. En donnant directement aux enfants, nous leur nuisons davantage que nous ne les aidons.

Comment savoir si un enfant qui mendie est victime d’un trafic? En fait, nul besoin de le savoir: même dans le meilleur des cas, offrir de l’argent ou des cadeaux directement aux enfants est toujours une mauvaise idée. En donnant de l’argent, des stylos ou d’autres babioles, les touristes peuvent affecter la dynamique sociale d’une famille et saper l’autorité des parents qui ne peuvent offrir ce genre de cadeaux à leurs enfants.

Même leur donner des stylos «pour l’école» est problématique, car les revendre est une forte motivation pour sécher les cours (et parce que nombre d’écoles dans le monde préfèrent utiliser des ardoises et des craies, beaucoup d’enfants ne pourraient de toute façon pas utiliser ces stylos en classe). Les dons en nature font aussi de l’ombre aux entreprises locales; après tout, la femme qui vend des stylos dans la boutique du coin a probablement des enfants à nourrir elle aussi.

Pour le dire simplement, en tant que touristes, nous manquons des connaissances, de l’expérience ou de l’investissement à long terme nécessaires pour savoir si notre générosité fera plus de mal que de bien à ces communautés que nous visitons. Même les cadeaux les plus inoffensifs en apparence engendrent de terribles souffrances: un rapport de l’organisme Consortium for Street Children explique par exemple que lorsque des touristes ont donné du lait en poudre à des enfants mendiants au Brésil, ceux-ci l'ont échangé contre du crack. Oui, du lait contre du crack.

Cet élan qui nous pousse à partager notre chance avec des gens que nous rencontrons dans le reste du monde est à la fois merveilleux et plein de compassion. Mais il y a de meilleurs moyens de donner. Des ONG avec pignon sur rue peuvent s’assurer que les dons charitables vont vers des projets efficaces et durables, et savent comment mettre en œuvre des changements positifs en faisant le moins de dégâts possible.

Certes, envoyer un chèque à une ONG responsable ne donne aucun sentiment d’intimité (et ne fera pas particulièrement joli dans l’album photo) mais c’est de loin le meilleur moyen d’aider pour un touriste.

Des dons aux ONG, le meilleur moyen d'aider

Si vous avez envie de distribuer des stylos ou des fournitures scolaires, faites plutôt un don à Books for Africa ou au Cambodian Children’s Fund, ou Bibliothèques sans Frontières [NDE]. Free the Slaves et Save the Children travaillent à libérer les esclaves modernes du monde entier, y compris ceux qu’on oblige à mendier. Ladli propose des formations professionnelles aux «enfants violentés, orphelins et indigents» en Inde. Finca, Kiva et Pro Mujer permettent à ceux qui sont dans le besoin de créer leur propre petite entreprise grâce à des micro-crédits et d’autres services financiers (et s’il est vrai que la corruption existe aussi aux dépens des enfants des rues, de nombreuses ressources ont pour rôle d’évaluer les organisations caritatives nationales et internationales).

Mais rien de tout cela ne nous aide beaucoup lorsque nous sommes confrontés à une pauvreté et à une souffrance à briser le cœur, pas vrai? Il semble cruel de regarder dans les yeux un enfant nécessiteux et, comme le suggèrent de nombreux guides touristiques, de «lui dire non fermement et d’une voix forte». Même les voyageurs renseignés sur les risques très réels de la mendicité organisée et l’influence vraiment négative des cadeaux peuvent ne pas avoir la force de se détourner quand un enfant les appelle à l’aide. Moi, je sais que j’en suis incapable.

Alors nous ne pouvons pas dire non. Et il n’est pas question de dire oui. Que dire? Le principe de ne pas donner d’argent ou de cadeaux aux enfants qui mendient ne signifie pas qu’il faille leur tourner le dos.

Trouvez un moyen inventif et responsable d’être généreux.

Donnez à des ONG responsables et trouvez de nouvelles façons d’être attentionné sans perturber la dynamique familiale, encourager la pauvreté à long terme, nuire au commerce local ni soutenir le trafic d’êtres humains. Soyez généreux: ne mettez pas la main à la poche.

Jillian Keenan

Traduit par Bérengère Viennot

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