Culture

Quand les concerts partent en live

Absences délibérées, effacements, prestations éthérées ou holographiques, participation du public: à l'heure de la crise du disque, le live se fait conceptuel. Simple tendance marketing ou message éminemment politique des artistes?

<a href="http://www.flickr.com/photos/ausnahmezustand/9632701236/">The Knife, Shaking the Habitual Show</a> / Michael Dornbierer via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by.</a>
The Knife, Shaking the Habitual Show / Michael Dornbierer via Flickr CC License by.

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Depuis plusieurs années, on répète que le concert est devenu la pierre angulaire d'une industrie musicale malade, que l'argent perdu sur les ventes de disques s'est reporté sur le live. Pour diriger l'engouement du public vers les scènes et les festivals, les artistes ont été obligés de s'adapter en tournant davantage.

Mais aussi, parfois, en tournant autrement. Depuis quelque temps, on voit ainsi émerger un nouveau genre de live conçu pour dérouter l'auditeur, entre tours de force artistique et expérimentations marketing. Des concerts que l'on affublera du vilain anglicisme «déceptif»: produit ou œuvre intentionnellement décevante, qui se refuse à combler l’attente du public, dit le dico. Pas mieux.

Début août, les punk-rappeurs de Death Grips se faisaient ainsi remarquer en boycottant la scène à Chicago, laissant à disposition d'une horde de fans en colère une fausse batterie que ces derniers se sont dépêchés de défoncer. Un lapin délibéré du groupe qui, après un coup de gueule contre sa maison de disques avec une pochette barrée d'un pénis en érection, a refusé «l'esclavagisme» d'une tournée et annulé la plupart de ses dates.

Un mois plus tôt, Jay-Z avait lui rappé son titre Picasso Baby six heures d'affilée au Museum of Modern Art de New York, devant un parterre de badauds plus ou moins connus et Marina Abramovic, pythie actuelle de l'art contemporain pour les nuls. Et l'on n'évoque même pas en détail le cas des Daft Punk, qui avaient dévoilé Random Access Memories en streaming... lors d'une foire agricole australienne, ou les errements de trente minutes, douche comprise, de bon nombre de divas (la preuve, même Charles Aznavour se met à faire son punk...).

En ce moment en tournée, les deux ectoplasmes sympas du groupe électro suédois The Knife se contentent eux de monter sur scène (masqués) et d'appuyer sur play en dansant de manière loufoque sans prononcer une parole —une de leurs premières performances du genre s'était déroulée à la Cité de la musique en mai dernier. Comme l'expliquait Olof Dreijer, tête pensante du groupe:

«Pour moi, l'inspiration pour ce show vient simplement d'un certain ennui ressenti en allant assister à des concerts. [...] Le spectateur est censé être passif, rester debout et écouter, mais je préfère danser en boîte et être actif sur une piste, tous ensemble.»

D'où la relation horizontale à l'oeuvre dans leur live, où les gens sont invités à se grimer et effectuer des chorégraphies chamaniques.

Radicalité et anarchie

Le groupe nantais d'électrotrash Sexy Sushi est un autre exemple de la recherche de radicalité (et d'anarchie) qui anime parfois les formations. Leur raout anticlérical et régressif est un fourre-tout au coeur duquel la musique n'a finalement qu'un intérêt secondaire.

Batailles de décors en polystyrène, simulacre SM sur fond de happening version atelier-peinture, troisième acolyte bardé de cuir et affublé d'un casque de lutteur, découpage des barrières de police à la scie circulaire, jets de sacs de terreau dans la foule, le tout parfois sans beat, sans cohérence, sans lyrics. Et surtout, une fête qui a lieu dans la fosse autant que sur les planches, quand se déclenche sur la scène une proto-partouze avec zizicoptères inclus, avant que la belle Rebeka Warrior invite un punk aléatoire à cracher sa haine dans un micro.

«Bizarrement, nos concerts se passent beaucoup mieux qu'au début, parce qu'on a remarqué que, plus la folie est grande, plus ça s'autorégule», explique Mitch Silver, le DJ du duo. Un vrai manifeste de démocratie participative qui met l'auditeur au coeur de l'action, ce qui n'a pas toujours été le cas: il faut se rappeler que lors de leur première tournée, ces trublions jouaient à la roue de la fortune et quittaient précipitamment platines et micros si le curseur avait le malheur de s'arrêter sur la case banqueroute.

Bien qu'ils se consacrent davantage à la musique classique et lyrique q'à l'électroacoustique contemporaine, les travaux du chercheur en sociomusicologie et directeur d'études à l'EHESS Emmanuel Pedler nous éclairent quant à cette relation déceptive que peuvent entretenir audiences et artistes. Dans son article «Entendement musical et malentendu culturel: le concert comme lieu de confrontation symbolique», le sociologue explique qu'il n'y a pas de consensus possible entre le concert et sa réception:

«Il y a seulement des complicités dans le malentendu, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.»

En d'autres termes, attentes et performances sont faites pour ne jamais se compléter, biaisées par une incompréhension structurelle:

«La comparaison entre expérience acousmatique de la musique [adjectif qualifiant une musique dénuée de support visuel, ndlr] et expérience du concert permet un premier éclairage des distorsions qui affectent les relations entre offres et entendements.»

Magie du live

Comme pour mettre en pratique ces distorsions, des mecs bien vivants s'amusent donc à surprendre leur public. Pour avoir assisté à plusieurs des quelques prestations suscitées, le ressenti peut être euphorisant. Pour les tourneurs et les programmateurs de salles, qui ne recherchent ni ne défendent cette vision aléatoire de la performance, le casse-tête est en revanche infini. Samuel Capus, tourneur chez Bleu Citron (Féfé, Izia, 1995, Stupeflip...):

«On n'est jamais remboursés quand c'est ainsi, et c'est sûr, ça fout les boules. En même temps, on ne demande pas à être payés plus cher quand le concert prend une forme exceptionnelle sur un soir. C'est la magie du live.»

Et l'on ne parle là que de ces drôles de performances physiques, les avancées technologiques permettant des choses plus contestables —réanimer des cadavres ou créer des chanteurs entièrement à l'ordinateur, de l'hologramme de Tupac qui avait tant fait jaser l'an dernier au festival Coachella, en Californie (et que certains annoncent comme l'avenir de la musique), à la star virtuelle japonaise Hatsune Miku.

Là, en revanche, pas de surprise, le public n'est pas dupe: il a simplement la certitude d'assister à un show préfabriqué. «La dématérialisation, j'ai du mal à voir comment elle pourrait vraiment perdurer», tempère Samuel Capus. «Imagine, tu paies ton ticket pour un concert de Daft Punk, et tu apprends qu'en fait, ils étaient en train de se produire en même temps, à deux endroits de la planète...»

Vu sous cet angle, et parce que l'évocation de la rareté des deux robots est un efficace maître-étalon de la déception musicale, toute tentative d'originalité, fût-elle sincère, suscite de la méfiance. Pour une génération plus au fait des ficelles de l'industrie, les «nouvelles formes de concert» évoquent davantage une mode éphémère qu'une tendance lourde. Quant aux shows trop conceptuels, ce pourrait être, dans les mois qui viennent, un truc facile que tout artiste récupère, une rébellion factice très vite changée en absolu conformisme.

Secouer les habitudes

Cependant, si l'on écarte la course aux gains que certaines de ses prestations bâclées cachent très mal, ces performances peuvent aussi avoir un message éminemment politique. Nous dire que le public, de plus en plus sollicité dans les clips voire carrément l'écriture, a également son mot à dire en concert. Ce n'est sûrement pas un hasard si les derniers album et tournée de The Knife s'intitulent Shaking the Habitual, soit «secouer les habitudes», parfait précis des intentions de bon nombre d'artistes en ces temps formatés par un marketing fiévreux, et qui n'ont l'occasion de s'exprimer librement que sur scène.

On peut aussi y voir une volonté pour les auteurs de reprendre le pouvoir sur une génération d'auditeurs qui, depuis l'adolescence (voire l'enfance), est habituée à avoir accès à tout, tout le temps, d'un simple clic. Il suffit de voir, pour s'en convaincre, l'exercice du rappel, devenu en France un passage tellement obligé que les musiciens, parfois blasés, ne prennent même plus la peine de quitter les planches avant de les fouler de nouveau, et que ceux qui refusent de sacrifier au rituel font figure de résistants. La relation de codépendance reprend alors son sens sur scène avec le live nouveau, puisque ce public-roi se retrouve enfin suspendu au bon vouloir du ménestrel en présence.

Pour ou contre les spectateurs, célébrations démocratiques ou dédain d'oligarques: quoi qu'on en pense, ces performances hors cadre constituent une bouffée d'oxygène où ni artistes ni auditeurs n'ont les pleins pouvoirs, et où chacun doit mériter son quart d'heure de gloire et sa récompense. On ne sait si la tendance perdurera, mais à l'heure du tout-dématérialisé, dépenser quelques deniers dans une place de concert n'a jamais été aussi excitant... et incertain. «Bonsoir Paris, est-ce que vous êtes chauds?»

Félicien Cassan

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