Économie

Le Conseil de l'Europe, le petit rebelle de l'Europe

Une institution s'alarme de la réduction des rémunérations, en rend responsable le libéralisme, dénonce la concentration des richesses, propose un revenu de base, veut garantir l'accès au minimum vital. Elle est européenne, mais ne fait pas partie de l'UE.

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Photo issue du site du Conseil de l'Europe.

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Toutes les institutions européennes sont converties au culte de la concurrence libre et non faussée... Toutes? Non! Un petit noyau d'irréductibles rebelles résiste encore et toujours à la pensée unique. Son nom? Le Conseil de l'Europe[1]. Son combat?

«Favoriser en Europe un espace démocratique et juridique commun, organisé autour de la Convention européenne des droits de l’homme.»

Cette institution surprenante regroupe (entre autres) les ministres des Affaires étrangères des 47 pays membres et chapeaute la Cour européenne des droits de l'homme.

Au milieu d'une Union européenne acquise à la cause libérale, il fait figure de bastion altermondialiste. Alors que les traités européens chantent les louanges du marché et du sérieux budgétaire, le Conseil de l'Europe entonne un air étonnamment opposé.

Dans un document rendu public en mai intitulé «Pauvreté et inégalité dans les sociétés de droits humains: le paradoxe des démocraties», les experts mandatés par le Conseil livrent une sévère analyse des orientations économiques actuelles et une série de solutions qui pourraient trouver leur place dans un manifeste d'Attac ou dans le programme d'un parti de gauche radicale.

Le paradoxe européen

Leur constat est implacable: nous assistons à «une réduction graduelle et durable des rémunérations, une baisse de la part du PIB revenant aux salaires, une concentration de la richesse et des revenus et une érosion du marché du travail».

Situation à laquelle la construction européenne n'est pas étrangère:

«L'adhésion des nouveaux Etats membres s'est traduite par une baisse significative du niveau moyen de l'UE sur tous les indicateurs sociaux. Il est étonnant que cela se produise alors que l'UE et le monde n'ont jamais été aussi riches, qu'il n'y a jamais eu autant de personnes éduquées et autant de techniques sophistiquées qui sont source de bien-être.»

Et pour les auteurs, ce paradoxe n'est pas dû à un problème conjoncturel, mais il est une conséquence logique des politiques libérales.

«Lorsque les politiques servant à contenir et à réguler le marché se relâchent, on assiste à d'impressionnants processus de polarisation et de concentration de la richesse. […] La pauvreté est à l'évidence le produit de l'inégalité, qui elle-même dérive de l'exclusion et d'une mauvaise répartition des ressources.»

La politique de l'offre, ou économie du ruissellement, qui fait autorité aujourd'hui au sein des instances européennes, et qui consiste à assurer que les riches sont utiles à l'économie, est au passage sérieusement mise à mal.

«Dans un contexte non pas de raréfaction mais de distribution toujours plus inégale des ressources, l'interdépendance entre classes sociales tend à s'exprimer par des transferts de richesse du bas vers le haut.»

Autrement dit: si les riches s'enrichissent, c'est parce que les pauvres s’appauvrissent. Un discours que l'on retrouvait chez Marx quand il écrivait, dans Le Capital, que «l'accumulation de richesse à un pôle signifie en même temps à l'autre pôle une accumulation de misère».

Ce n'est pas là la seule trace du tropisme marxiste des auteurs. Ceux-ci réactivent la lutte des classes et mettent en évidence les rapports de domination qui divisent l'Europe entre une minorité d'exploiteurs et une majorité d'exploités. Rapport de force qui a, ces dernières décennies, tourné en défaveur des derniers.

L'institutionnalisation de l'aliénation

En effet, le sentiment d'insécurité salariale que produisent le chômage de masse, l'augmentation des emplois précaires et des travailleurs pauvres permet également de «maintenir le salarié en état de subordination».

En clair, la piteuse situation du marché du travail encourage les employeurs à maintenir une pression sur les salaires vers le bas.

«La pauvreté joue aussi un rôle en poussant ceux qui souffrent à accepter les emplois et les sacrifices qui tendraient à devenir insupportables dans une condition de bien-être.»

Et le chômage n'est pas le seul moyen pour les élites européennes de s'assurer la servilité des travailleurs. Les auteurs mettent en évidence un autre mécanisme puissant d'aliénation: la dette. «La dette individuelle fonctionne tout d'abord comme mécanisme disciplinaire: si l'on est endetté, on doit travailler», et donc accepter n'importe quel emploi. Quant à la dette publique, elle n'est pas seulement le signe d'une gestion hasardeuse des comptes publics. Elle «fonctionne comme un instrument soutirant de la richesse au plus grand nombre pour la reverser sur les riches, aiguisant ainsi les inégalités».

Et même les partis politiques en prennent pour leur grade: ils se «transforment en structures hiérarchiques dont les organes dirigeants gagnent en influence; ils manquent de perspectives stratégiques à long terme, et les mécanismes permettant de faire remonter les exigences de la base sont grippés». Les auteurs relèvent la «distance croissante qui sépare les acteurs politiques officiels des intérêts du plus grand nombre».

Ainsi, l'augmentation des inégalités et de la pauvreté, loin d'être un malheureux accident, relève d'un rapport de force économique et politique largement favorable aux plus nantis:

«L'augmentation de la pauvreté se fait aussi par des voies légales –par exemple en faisant en sorte que la fiscalité, censée collecter des ressources à redistribuer, serve plutôt à en assurer la concentration progressive.»

Des solutions radicales

L'intérêt de cet ouvrage est de mettre en lumière, non seulement les conséquences, mais surtout les causes de la pauvreté et des inégalités. Sans aller jusqu'à parler de complot contre le peuple, les auteurs montrent bien que les politiques à l’œuvre, fruit de la lutte des classes, mènent mécaniquement à la dégradation des conditions de vie d'une majorité d'Européens, maintenus sous le joug d'une minorité par l'insécurité salariale, la spirale de la dette et le renoncement des partis politiques à servir les intérêts du plus grand nombre.

Mais les experts réunis par le Conseil de l'Europe ne se contentent pas de livrer une analyse sans concession de la situation démocratique et sociale européenne. Ils proposent toute une palette de mesures radicales pour enrayer la spirale de l'exclusion qu'induit la mise en pratique de l'idéologie libérale.

Si certaines propositions n'ont rien de nouveau (lutte contre le gaspillage, imposition plus sérieuse des richesses et de la propriété, taxe sur les transactions financières, harmonisation fiscale, lutte contre la fraude, échelle des salaires de 1 à 100...), d'autres sont autrement plus subversives.

Sans revenu, pas de citoyen

La mesure la plus novatrice est l'instauration d'une allocation universelle ou revenu de base. Il s'agit d'un «revenu régulier versé par une communauté politique à chacun de ses membres, sur une base individuelle et sans exigence de contrepartie de travail».

Cette allocation universelle, parce qu'elle est versée automatiquement à tous sans avoir à apporter de justifications, mettrait fin à la stigmatisation actuelle que l'on fait peser sur les possibles bénéficiaires des minimas sociaux. Elle permettrait également d'accorder de la valeur au travail domestique ainsi qu'aux activités de soin et au travail social non rémunérés. Le versement d'un revenu de base favoriserait aussi l'amélioration des conditions de travail «en donnant à tous les moyens d'être plus exigeants dans le choix de l'emploi qu'ils souhaitent occuper». Enfin, il libérerait du temps et de l'énergie aux citoyens pour participer à la vie publique. Comme le note le Conseil, l'instauration d'un revenu de base est «réclamée par nombre de jeunes Européens», en témoigne l'initiative citoyenne européenne en cours qui vise à récolter un million de signatures pour pousser la Commission à étudier sa mise en place.

Garantir l'accès au minimum vital

Une autre piste mise en avant par le guide est celle des biens communs, patrimoine matériel et immatériel de l'humanité (comme l'eau, l'air, le langage ou encore Internet), qu'il s'agit de protéger et de partager. L'idée n'est pas nouvelle, «l'empereur romain Justinien décrétait déjà que l'air et l'eau étaient des res communes omnium, autrement dit des éléments appartenant à tous, et que personne, de ce fait, ne pouvait se les approprier». Le Conseil de l'Europe s'engage donc en faveur de la démarchandisation de ce qui est essentiel à la vie, dans une perspective de justice et d'accès universel aux biens et services fondamentaux.

Les auteurs insistent également pour que ces biens soient autogérés démocratiquement par la communauté. Les biens communs ambitionnent de repenser notre rapport à la propriété ainsi que de mettre un frein aux privatisations qui «mettent en danger les deux tiers les plus pauvres de la planète qui tirent leurs moyens de subsistance des biens communs “classiques” (eau, forêts, terres arables et pâturages, zones de pêche)». L'objectif est de garantir l'accès à un minimum vital de biens communs matériels comme l'eau et l'énergie.

La question du logement est également abordée par les auteurs qui proposent de mettre en place des Community land trust (CLT) pour lutter contre la spéculation immobilière.

Ce système permet d'offrir des moyens de se loger aux personnes qui ne disposent pas des ressources suffisantes pour louer ou acheter par elles-mêmes en empêchant que le prix des logements soit fixé par le marché. Le conseil d'administration du CLT (résidents, pouvoirs publics, communauté environnante) acquiert des terres et les loue à des propriétaires privés classiques. Charge à eux ensuite de les louer ou de les vendre, mais seulement à des personnes à bas revenus. En cas de revente du bâti, une clause s'assure que l’acquéreur restera une personne modeste et que le logement restera protégé de toute spéculation.

L'utopie comme résistance

Nous l'avons vu, les analyses et propositions formulées par le Conseil de l'Europe tranchent radicalement avec les orientations politiques européennes actuelles. D'après Gilda Farrell, en charge de la cohésion sociale au sein du Conseil de l'Europe, si ce document tranche tellement avec la ligne européenne actuelle, c'est parce que les institutions se focalisent sur l'économie et non sur la dignité humaine. En découle «un aveuglement de la part des politiques qui ne savent pas interpréter les changements en cours au sein de la société».

Malheureusement, ce travail du Conseil de l'Europe risque de suivre le même chemin que les précédents: celui de la corbeille à papier des décideurs européens. En effet, c'est déjà cette institution atypique qui avait initié la lutte contre les paradis fiscaux en 2009, avec les résultats que l'on sait. «Je ne peux pas infléchir les politiques des Etats membres, reconnaît Gilda Farrell, mais on s'occupe de démontrer le pluralisme des solutions, car une société sans utopie est une société morte.»

Emmanuel Daniel


[1] Ne pas confondre avec le Conseil européen qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres de l'UE ni avec le Conseil de l'Union européenne, qui est l'instance où se réunissent les ministres des gouvernements de chaque pays membre de l'UE pour adopter des actes législatifs et coordonner les politiques. Notons que le Conseil de l'Europe ne fait pas partie des institutions de l'Union européenne puisqu'il regroupe 47 pays européens. Retourner à l'article

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