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Israël possède-t-il des armes chimiques?

Un rapport secret de 1983 de la CIA que nous nous sommes procurés indique que le pays, qui n'a jamais ratifié la Convention sur les armes chimiques, avait développé une usine de production dans le désert du Néguev.

Des soldats israéliens dans le désert du Néguev, en février 2013. REUTERS/Darren Whiteside.
Des soldats israéliens dans le désert du Néguev, en février 2013. REUTERS/Darren Whiteside.

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L’utilisation –probable– par la Syrie d’armes chimiques continue de faire craindre que la guerre civile se transforme en conflit plus vaste. Mais le gouvernement de Bachar el-Assad n’est peut-être pas le seul à disposer d’importants stocks de gaz neurotoxiques. Un document de la CIA récemment découvert semble indiquer qu’Israël aussi s’est construit un arsenal chimique.

Au sein des services de renseignements de Washington, on est presque unanimement persuadé qu’Israël possède plusieurs centaines de têtes nucléaires et peut-être même quelques têtes thermonucléaires. Les analystes pensent que le gouvernement israélien aurait bâti cet arsenal nucléaire dans les années 1960 et 1970 comme dernier rempart possible dans le cas, hautement improbable, où les armées de leurs voisins arabes auraient été en mesure d’envahir l’intégralité du territoire israélien. Mais les armes nucléaires ne sont pas les seules armes de destruction massive dont Israël dispose.

Voilà près de 20 ans que dans les cercles de contrôle des armements circulent des rumeurs faisant état de la construction, dans le plus grand secret, par les Israéliens, d’importants stocks d’armes chimiques et bactériologiques en complément de leur arsenal nucléaire. Une bonne partie de l’attention s’est portée sur les recherches et le développement conduits au sein de l’Institut israélien de recherches biologiques, une base gouvernementale secrète située à Ness Ziona, à 20 kilomètres au sud de Tel Aviv.

Mais on a rarement (voire jamais) publié des documents démontrant qu’Israël dispose d’un stock d’armes chimiques ou bactériologiques. Ce rapport secret de la CIA datant de 1983 pourrait constituer une des indications les plus sérieuses que tel est bien le cas.

Selon ce document, des satellites espions américains ont découvert, en 1982, une «probable usine de production de CW [chemical weapons –armes chimiques, ndlr], d’agents neurotoxiques, au sein de la zone militaire sensible de Dimona, dans le désert du Néguev. D’autres sites de production de CW existent probablement au sein de l’industrie chimique israélienne, très développée».

«Si nous ne sommes pas en mesure de confirmer la détention, par les Israéliens, d’armes chimiques létales, ajoute le document, plusieurs indicateurs nous poussent à considérer qu’ils disposent d'agents neurotoxiques persistants et non-persistants, de gaz moutarde et de plusieurs catégories de gaz anti-émeutes, avec le matériel nécessaire à leur utilisation.»

Israël possède-t-il toujours ce stock supposé? Nous l’ignorons. En 1992, le gouvernement israélien a signé la Convention sur les armes chimiques, qui interdit ces armes, mais ne l’a jamais ratifiée. (L’ambassade israélienne à Washington, contactée sur ce point lors de l’écriture de cet article, s’est refusée à tout commentaire.)

Ce rapport de la CIA, dont une copie a été envoyée à la Maison Blanche, montre également que la communauté américaine du renseignement soupçonnait l’existence de ce stock depuis plusieurs décennies et que le gouvernement américain est resté coi sur le sujet pendant le même laps de temps.

Découverte dans la bibliothèque Ronald-Reagan

Ces faits ont été découverts récemment par un chercheur –un de mes amis qui souhaite conserver l’anonymat– au sein de la bibliothèque présidentielle Ronald-Reagan en Californie. Il a trouvé, totalement par hasard, au milieu d’un rapport anodin déclassifié, une page que quelqu’un, à la Maison Blanche, avait apparemment enlevée de son ou de sa copie d’un rapport secret de la CIA (un National Intelligence Estimate, ou NIE) en date du 15 septembre 1983, intitulé «Implications de l’utilisation par les Soviétiques d’armes chimiques et toxiques pour les intérêts américains».

D’ordinaire, un rapport de renseignement vieux de trente ans n’aurait provoqué qu’un intérêt passager pour des chercheurs car la majorité de son contenu, qui traite pour l’essentiel d’allégations non vérifiées concernant l’utilisation par les Soviétiques d’armes chimiques et bactériologiques en Afghanistan et dans le Sud-Est asiatique, a été déclassifié pour l’essentiel en 2009 et est aisément consultable sur la base de données CREST, qui regroupe des documents déclassifiés de la CIA au centre de Recherche des Archives nationales de College Park, dans le Maryland.

Mais si la CIA est prête à déclassifier tout ce qui touchait à l’URSS et à ses pays satellites –dont la Syrie–, l’agence est bien moins encline à révéler des informations concernant les activités liées aux armes chimiques des pays en dehors du bloc soviétique. Les censeurs de la CIA ont donc enlevé de la version consultable du document aux Archives nationales presque tout ce qui concernait le Proche-Orient, dont du matériel pourtant déclassifié depuis longtemps concernant le programme de production d’armes chimiques de Saddam Hussein en Irak.

Mais ce qui rend cette page trouvée à la bibliothèque Reagan si explosive, c’est qu’elle contient une portion complète et non expurgée du rapport indiquant ce que la CIA pensait savoir du travail d’Israël sur les armes chimiques et que les censeurs de la CIA avaient soigneusement ôté de la version déclassifiée du document, versée aux archives nationales en 2009.

Ce rapport montre donc qu’en 1983, la CIA disposait de preuves concrètes de la possession par Israël d’un stock d’armes chimiques d’une taille indéterminée dont, comme le précise le rapport, des «gaz neurotoxiques persistants et non persistants». Le gaz persistant mentionné dans le rapport est inconnu, mais le gaz non persistant est très probablement du sarin, celui même que l’on présente aujourd’hui comme l’arme de prédilection du régime Assad –et c’est en tout cas cet agent neurotoxique qui a été utilisé au matin du 21 août 2013 pour frapper les zones contrôlées par les rebelles et les secteurs contestés de la banlieue est de Damas.

L’administration Obama a déclaré que cette attaque avait tué plus de 1.400 civils innocents, pour la plupart des femmes et des enfants. Dimanche dernier, le ministre de la Défense israélien, Moshe Ya’alon, a dénoncé Assad, coupable d’avoir «utilisé froidement des armes chimiques contre ses propres citoyens».

Le rapport de la CIA reste vague sur les raisons qui auraient poussé Israël à constituer, dans le plus grand secret, son stock d’armes chimiques, car à l’époque, presque tout le monde était persuadé qu’Israël disposait d’un arsenal, petit mais potentiellement mortel ,d’armes nucléaires. L’historien israélien Avner Cohen, dans son livre Israel and the Bomb, paru en 1988, écrivait que le Premier ministre israélien David Ben Gourion avait ordonné la constitution d’un stock secret d’armes chimiques au moment de la guerre de 1956 entre l’Egypte et Israël (l’affaire de Suez).

La CIA considérait, dans les années 1980, qu’Israël n’avait pas commencé à travailler sur les armes chimiques avant la fin des années 1960 ou le début des années 1970. A en croire le rapport de 1983:

«Israël, se trouvant entourée de puissances arabes disposant de capacités de production d’armes chimiques (CW), est devenu de plus en plus conscient de sa vulnérabilité face à ces attaques. Sa sensibilité sur ce point a été encore aiguisée par la prise d’importantes quantités d’armes chimiques de fabrication soviétique au cours de la guerre israélo-arabe de 1967 et au cours de la guerre du Kippour de 1973. Aussi, Israël s’est-il lancé dans la fabrication d’armes chimiques utilisables tant de manière offensive que défensive.»

Craintes vis-à-vis des puissances arabes

La crainte israélienne de voir l’Egypte et d’autres puissances arabes posséder des armes chimiques était légitime. Des documents découverts aux Archives nationales américaines confirment que l’armée égyptienne disposait d’un important stock de gaz moutarde depuis le début des années 1960 et avait par ailleurs montré qu’elle ne craignait pas d’en faire usage.

Un document déclassifié datant du 23 mai 1967 trouvé aux Archives nationales révèle que les troupes égyptiennes ont fait usage de gaz moutarde contre les rebelles royalistes soutenus par l’Arabie saoudite dans ce qui était alors le Nord-Yémen dès 1963.

Selon un rapport de la CIA en date du 15 janvier 1968, les services de renseignement américains avaient appris au début de l’année 1967 que des bombardiers egyptiens Tu-16 de fabrication soviétique avaient largué des bombes contenant du gaz neurotoxique sur des positions occupées par les rebelles au Yémen, ce qui constituait la première utilisation d’un tel gaz sur un champ de bataille.

Selon un mémorandum top secret de la Maison blanche en date du 20 mai 1967, consultable une fois encore aux Archives nationales, les Israéliens avaient envoyé aux Américains un rapport affirmant que les services de renseignement d’Israël avaient observé la présence de «caissons de gaz toxique» aux côtés des troupes égyptiennes stationnées le long de la frontière israélienne dans le Sinaï.

Le rapport de 1983 de la CIA révèle que les services de renseignements américains ont été avertis de la tenue de tests d’armes chimiques par les Israéliens au début des années 1970: les sources américaines mentionnaient la découverte de sites de tests d’armes chimiques, des lieux spécialement conçus pour mesurer la portée et l’efficacité des différents agents chimiques, particulièrement les gaz neurotoxiques, dans des situations variables et des conditions climatiques changeantes. Il est presque certain que ces zones de test étaient situées dans le désert du Néguev, aride et très peu peuplé, dans le sud d’Israël.

Mais le rapport de la CIA suggère que les Israéliens ont accéléré leurs recherches et leur travail de développement des armes chimiques après la guerre du Kippour, en 1973. Selon ce rapport, les services de renseignement américains avaient détecté de «probables tests» d’armes chimiques en janvier 1976 qui, une fois encore, avaient probablement eu lieu quelque part dans le désert du Néguev.

Selon un analyste de la CIA à la retraite, spécialiste de la région et avec qui j’ai pu m’entretenir, au cours des années 1970, le petit monde du renseignement américain portait une attention toute particulière à Israël. Le test «plausible» d’armes chimiques israéliennes de janvier 1976 a lieu un peu plus de deux ans après la fin de la guerre de 1973, événement qui a considérablement choqué les autorités civiles et militaires israéliennes, car il a démontré pour la première fois que les armées arabe étaient désormais capables de combattre à armes égales sur le champ de bataille avec leurs troupes.

Pour compliquer encore les choses, en janvier 1976, la guerre civile qui couvait depuis longtemps au Liban était en train de dégénérer. Et la CIA s’inquiétait du nombre croissant de témoignages, dont la majorité venait de personnes vivant en Israël, indiquant que l’arsenal nucléaire israélien ne cessait de croître en nombre et en mégatonnes. C’est à ce moment-là que se déroule le «test d’armes chimiques» israélien mentionné dans le document. Il augmente naturellement le degré d’inquiétude au sein du monde du renseignement étasunien sur ce que fabriquent les Israéliens.

En mars 1976, deux mois après le test en question, plusieurs journaux américains publient des articles citant des représentants de la CIA qui affirment qu’Israël possède un certain nombre de têtes nucléaires. Cette fuite est due à un «off» autorisé par un représentant de la CIA à Washington et accordé à quelque journalistes, représentant qui indique également aux reporters qu’Israël travaille de surcroît à la mise au point d’autres armes de destruction massive, tout en refusant de donner des précisions sur le sujet. Le représentant de la CIA faisait alors probablement référence aux informations relatives au test supposé d’armes chimiques par Israël en janvier 1976.

Selon un câble diplomatique déclassifié du Département d’Etat, le ministre des Affaires étrangères israélien de l'époque, Yigal Allon, avait appelé l’ambassadeur américain en Israël pour protester énergiquement contre la publication de ces articles, réaffirmant la position officielle de l’Etat israélien, qui affirme ne pas posséder l’arme atomique. Après cette protestation, toute nouvelle mention publique des armes de destruction massives israéliennes cessa et le sujet fut rapidement et gentiment passé aux oubliettes.

Les yeux et les oreilles sur le Néguev

Mais au cours des années qui suivirent, la CIA et le reste de la communauté étasunienne du renseignement conservèrent leurs yeux et leurs oreilles focalisées sur ce que les Israéliens continuaient de fabriquer en secret dans le désert du Néguev. Selon le rapport de la CIA, il faut donc attendre 1982 pour que le renseignement US obtienne une information de premier choix.

Le 6 juin de cette année, 20.000 soldats israéliens envahissent le Liban pour anéantir les forces loyales à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat. Les troupes israéliennes progressent rapidement vers le nord, les forces syriennes et l’OLP n’offrant qu’une faible résistance, s’emparent d’une majeure partie de la capitale libanaise Beyrouth et encerclent ce qui reste des troupes d’Arafat dans la ville assiégée au milieu du mois de juin. A la fin de l’année 1982, 15.000 soldats israéliens occupent tout le Sud-Liban.

Vers la fin de cette même année, alors que l’administration Reagan tente, sans succès, de pousser les Israéliens à évacuer le Sud-Liban, des satellites espions américains découvrent donc ce que le rapport de la CIA de 1983 décrit comme «une probable usine de production d’agents neurotoxiques et un site de stockage au sein de la zone sensible de Dimona, dans le désert du Néguev».

Le rapport de la CIA ne donne pourtant pas d’autres éléments sur la taille ou la capacité de production de cette nouvelle usine de production d’agents neurotoxiques près de Dimona ni même sur la localisation exacte de cette «zone sensible de Dimona».

A ma demande, un de mes amis qui a pris sa retraite du monde du renseignement, où il a exercé pendant longtemps, a accepté de visualiser les cartes satellitaires disponibles sur Google Maps afin de tenter de localiser cette mystérieuse usine de production d’agents neurotoxiques et cette zone de stockage près de la ville de Dimona.

Cela a pris du temps, mais la recherche a tout de même permis de localiser ce que je crois être le site de production et le site de stockage d’armes chimiques, dans une partie désolée et virtuellement inhabitée du désert du Néguev, un peu à l’est du village d’al-Kilab, situé à 15 kilomètres environ de la banlieue de Dimona. L’imagerie satellite montre que la zone protégée d’al-Kilab est constituée d’environ 50 bunkers enterrés et entourés par une double barrière barbelée, et d’un casernement permettant d’accueillir un important contingent de sécurité. Je pense que cet important complexe de bunkers est le site de ce que le rapport de la CIA de 1983 décrivait comme la zone sensible de Dimona.

Si l’on continue pendant 3 kilomètres sur la route qui remonte au nord-est de ce site de stockage d’armement, on tombe sur un autre site fortement gardé, d’une superficie de 16 à 20 hectares. Une nouvelle fois entouré par une double ligne de barbelés, le complexe semble constitué d’une zone administrative et de soutien sur la partie ouest du site. La partie Est, elle-même encerclée par sa propre barrière de sécurité, semble constituée de trois gros bunkers de stockage et d’une usine de production/maintenance souterraine. Bien qu’il me soit impossible de l’affirmer avec certitude, je pense qu’il s’agit là du fameux site de production d’agents neurotoxiques mentionné dans le rapport.

Tout ceci n’est peut-être qu’une tempête dans un verre d’eau. Il est en effet possible qu’au cours des trente dernières années, le gouvernement israélien se soit débarrassé de son stock de gaz moutarde et d’agents neurotoxiques. Ces armes nécessitent une maintenance constante, des moyens énormes en terme de sécurité et le coût de maintien d’un tel stock est sans nul doute extraordinairement élevé.

Mais le gouvernement israélien est également connu pour son penchant à préserver tout atout qu’il considère utile pour la défense de l’Etat d’Israël, quel que puisse en être le coût ou les possibles conséquences diplomatiques.

Matthew M. Aid

Traduit par Antoine Bourguilleau

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