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Les dirigeants font-ils vraiment la guerre pour détourner l'attention?

A l'image de Barack Obama et François Hollande sur la Syrie, tout dirigeant songeant à lancer une intervention militaire a dû subir cette accusation, au point que cette théorie porte un nom: la «guerre de diversion».

François Hollande et Barack Obama à la Maison Blanche, le 18 mai 2012. REUTERS/Eric Feferberg.
François Hollande et Barack Obama à la Maison Blanche, le 18 mai 2012. REUTERS/Eric Feferberg.

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Alors que l'hypothèse de frappes aériennes sur le régime de Damas paraissait probable, un haut dirigeant socialiste, prudemment resté anonyme, avait suggéré qu'elles fournissaient une occasion inespérée de détourner l’attention de l’opposition et de la population de la très sensible réforme des retraites:

«En plein dossier des retraites, c'est inespéré ! Il sera difficile d'organiser un mouvement contre la réforme si l'opinion se concentre sur les frappes en Syrie...»

Aux Etats-Unis, un député a pareillement accusé Barack Obama de vouloir intervenir en Syrie pour faire diversion des problèmes de politique intérieure que rencontre le président américain. En fait, tous les dirigeants ayant déjà lancé une intervention militaire ont dû subir cette accusation, au point que la théorie a un nom: la «guerre de diversion» (diversionary war en anglais).

Machiavel, Shakespeare et Marx

Le concept est presque aussi vieux que la guerre elle-même, mais n’a été clairement formulé et théorisé qu’au cours des dernières décennies. «La théorie selon laquelle un dirigeant utilise la guerre pour rallier la nation derrière lui est très simple et intuitive», explique David T. Burbach, professeur associé sur les questions de sécurité nationale à l’U.S. Naval War College de Newport (Rhode Island).

On en retrouve des traces dans les écrits de la Grèce antique, de Machiavel ou encore de de Karl Marx. Shakespeare l’évoquait dans sa pièce historique Henry IV: le vieux roi mourant (Henry IV, donc), qui a régné dans la crainte permanente d’une révolte de son peuple, y conseille à son fils (Henry V) d’attaquer la France afin de détourner l’attention de ses sujets et d’unifier la nation contre un ennemi commun. La théorie a également été évoquée comme l’une des raisons du déclenchement de la guerre franco-allemande de 1870.

Depuis vingt-cinq ans, de nombreux chercheurs américains spécialistes des relations internationales se sont saisis de cette théorie, qui est brandie à chaque nouvelle intervention militaire pour essayer d’en tester la solidité, mais la tâche est difficile.

Une des méthodes est d’essayer de déceler des indices dans les discours politiques ou les déclarations en privé des dirigeants. Problème: un président qui aurait décidé de partir en guerre pour remonter dans les sondages ne va pas le crier sur tous les toits, et va même éviter d’en parler en privé.

D’autres ont essayé de répertorier les pays et les moments où les dirigeants sont dans une situation délicate, en se basant sur les sondages, par exemple pour voir si un président qui a une cote de popularité faible a plus tendance à déclencher des opérations militaires qu’un président populaire.

Bonnes et mauvaises raisons

Cette méthode n’a pas produit de résultats concluants, même si le phénomène a tendance à se vérifier un peu plus souvent dans les pays non-démocratiques, où les leaders sont généralement prêts à tout pour rester au pouvoir. «L’idée de guerre de diversion est très partisane, explique Jane Cramer, professeure de sciences politiques à l’université de l’Oregon. Elle est très difficile à prouver, et dépend souvent de si vous aimez le dirigeant qui se lance dans une opération ou non.»

Selon elle, l’un des seuls cas où l’on peut déterminer de manière quasi-certaine qu’une guerre a été lancée pour des raisons de politique intérieure est quand «il n’y a pas d’autres bonnes raisons de faire la guerre à part celle-là».

Inversement, on peut assez facilement savoir quand une guerre n’est pas de diversion, estime la chercheuse. «Il y a des cas où il y a beaucoup de raisons pour ne pas y aller, mais où vous y allez tout de même», nous expliquait-elle quelques jours après que le Congrès américain ait été saisi de la question. «Regardez Obama et la Syrie.»

Le président américain n’a effectivement presque rien à gagner à une intervention en Syrie. Il a pendant longtemps affiché son manque d’entrain face à une guerre risquée contre un adversaire qui dispose du soutien d’une bonne partie de sa population, de celui d’alliés internationaux de poids et dont l’armée est autrement plus dangereuse que celle du Mali.

Hausse de popularité

Si les experts ne s’accordent pas sur la réalité et/ou la fréquence de la «guerre de diversion», d’autres phénomènes sont plus évidents. L’intuition du Henry IV de Shakespeare selon laquelle trouver un ennemi commun aide à unifier la nation s’est vérifiée à de nombreuses reprises au cours de l’Histoire.

Après les attentats du 11-Septembre, les Américains se sont unis derrière leur président de l'époque, George W. Bush, et sa «guerre contre le terrorisme» de manière spectaculaire. Confirmation de David Burbach:

«Quand un pays est directement menacé, les gens ont tendance à s’unir derrière le leadership du chef de l’Etat. Ca a été le cas après le 11-Septembre, mais aussi pour l’invasion américaine de Grenade en 1983, où la sécurité de plusieurs centaines d’étudiants en médecine américains était menacée. L’invasion a été montrée comme "Ronald Reagan qui sauve des Américains des mains de l’armée cubaine"».

Pour autant, impossible de qualifier l’invasion américaine de Grenade comme une guerre purement de diversion: le pays était avant tout une île es Caraïbes qui venait de tomber aux mains des communistes en pleine Guerre froide.

Le calcul de politique intérieur semble en fait très rarement être l’unique raison qui décide un pays à partir en guerre, mais il est souvent un facteur secondaire de décision, qui peut faire pencher la balance quand une «opportunité» se présente.

«L’expression "guerre pour des raisons de politique intérieure" est en fait plus appropriée que celle de "guerre de diversion", parce qu’elle rend compte de la diversité des situations», souligne Jane Cramer. Selon elle, c’est une «typologie» des différents cas de figures qu’il faut établir plutôt que de ranger tous les exemples dans le même sac.

Panama, Mali et Malouines

En 1989, le président américain fraîchement élu George H. W. Bush était qualifié de «mauviette» par les membres de son propre parti, là où son prédécesseur Ronald Reagan avait laissé l’image d’un président fort au langage musclé face à l’URSS. Bush père décida alors de lancer une invasion facile du Panama avec des justifications douteuses, touchant au passage le jackpot en termes de soutien intérieur et de popularité.

Président récemment élu et perçu comme «mou», ennemi facile, succès militaire rapide et hausse de la cote de popularité: l’enchaînement n’est pas sans rappeler l’invasion française du Mali décidée par François Hollande.

La guerre des Malouines est un autre cas assez flagrant de guerre motivée au moins en partie par des considérations de politique intérieure, et ce dans les deux camps, même si les motivations argentines et britanniques étaient très différentes. Côté argentin, la dictature militaire a tenté un coup de poker désespéré: en envahissant les Malouines, elle a voulu jouer sur la fibre nationaliste du peuple pour le détourner de la situation économique et sociale catastrophique du pays.

De son coté, Margaret Thatcher était au plus bas dans les sondages et sa décision de faire la guerre à l’Argentine pour quelques îles perdues dans l’Atlantique Sud était vue comme très risquée à l’époque. La victoire britannique signifia le début de la fin du régime des dictateurs en Argentine, et marqua un des tournants de la carrière politique de Thatcher, contribuant à sa réélection facile quelques mois plus tard.

Grégoire Fleurot

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