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«You can't control what you can't measure», Tom DeMarco. («Vous ne pouvez pas contrôler ce que vous ne mesurez pas.») La publicité. On aime, on déteste, on s’en fout. C’est en tous cas un élément essentiel de l’écosystème numérique. Car grâce à la publicité, l’immense majorité des sites Internet peuvent rester gratuits pour les utilisateurs. Comme Slate.fr par exemple.
OK. Premier point à garder en tête. Mais combien ça représente d’argent?
De sources concordantes, le marché de la publicité digitale en France a représenté en 2012 un chiffre d'affaires net de 2,7 milliards d'euros. En plus ça augmente: comme l’écrit le site du syndicat des régies Internet (SRI). «Avec une croissance, certes modérée, de 4%, le digital envoie un premier signal positif dans un marché publicitaire et un contexte économique complexes». Je traduis: en temps de crise, de nombreux secteurs dont celui de la publicité font plus que souffrir alors que la publicité en ligne fait mieux que le dos rond et progresse même à deux chiffres dans le domaine de la vidéo et du mobile..
Bon, on pourrait se réjouir de ce dynamisme apparent mais la vérité est moins glorieuse. En France, la publicité en ligne représente 20% du marché global. Pas mal en moins de 20 ans depuis l’apparition d’Internet dans les foyers français mais par rapport à nos usages quotidiens, à ceux de nos entourages, ce n’est pas énorme non plus.
Un taux d’équipement record mais peu de pub
En effet, pour voir leur business croître, les acteurs du marché de la publicité numérique peuvent compter sur le développement de la vidéo, l'utilisation grandissante des smartphones et des tablettes, ainsi que le succès des réseaux sociaux sur lesquels «les internautes sont de plus en plus actifs dans leur relation avec les marques» (je cite encore le site du SRI).
Ce chiffre donc bof bof de 20% étonne d’autant plus quand on connait le taux très fort d'équipement des foyers français sur les nouveaux appareils de type smartphones et tablettes: «avec 36% de taux de pénétration des nouveaux supports en 2012, la France est le deuxième marché européen en termes d'équipement, et seulement au 16è rang en termes d'investissements publicitaires digitaux» avec ces 20% presque ridicules.
Comme toujours pour Internet, il faut se rappeler que le «inter» doit renvoyer à international et donc qu’il faut toujours comparer avec ce qui passe ailleurs qu’en France.
Rapprochons ainsi notre miteux 20% de ce qui se passe dans des pays avec lesquels on aimerait le plus souvent être comparé. Là ça fait mal, les annonceurs investissent davantage (en part de marché) dans la communication digitale qu’en France: 24% aux Etats-Unis mais surtout 30% en Allemagne et même 35% au Royaume-Uni.
Deuxième point à garder en tête. Comment expliquer cette frilosité, ce décalage entre le taux d'équipement des Français et le niveau des investissements?
Une surévaluation systématique de l’audience télé et radio
Les professionnels de la profession ont planché sur la solution pour casser cette barrière bien franchouillarde. Il n'y a pas de solution miracle qui semble apparemment se dessiner mais on peut peut-être rappeler quelques vérités. Vérités, j’y vais sans doute fort en tous cas interrogations.
En France, les supports non numériques font l’objet d’une surévaluation publicitaire par rapport aux véritables usages et ils sont aidés en cela par des mesures d’audience toutes relatives. Prenons l’exemple de la télé, selon le sacro-saint institut de mesure Médiamétrie, le jeudi 5 septembre, 24 millions de téléspectateurs regardaient la télé en prime time grâce ou malgré une série française Profilage plagiant des séries américaine, Taubira sur France 2 et les énièmes rediffusions de Hellboy ou de Forrest Gump. Vous y croyez vous? Moi pas.
Comment se passe cette mesure? D’après le site de Médiamétrie, l’audience télé est mesurée grâce à un panel de 5 000 foyers, soit plus de 11 600 individus âgés de 4 ans et plus. Médiamétrie installe dans chaque foyer faisant partie du panel, un ou plusieurs -en fonction du multi-équipement- audimètres munis de télécommande à touches individuelles qui enregistrent en permanence: toutes les utilisations du ou des téléviseur(s) du ménage, la marche et l’arrêt du téléviseur, l'écoute des différentes chaînes, les autres usages du téléviseur. Bon donc à partir de 11.600 personnes on en déduit que 24 millions étaient devant leurs postes à se régaler de nanars. La beauté des sondages. Dont acte.
Médiamétrie, l’exception française
Là où ça devient marrant c’est pour la mesure d’audience sur Internet. Dans le monde entier, à part la France, un seul institut fait foi. C'est comScore. Un américain. La mesure d’audience fait un peu toujours rager les sites internet car à la différence des télés ou des radios, ils savent à l’instant T précisément et directement, combien de personnes se sont connectées à leur domaine et donc même si les méthodes de mesures de comScore donnent lieu à des résultats assez précis, il y a une déperdition par rapport à l’audience réelle constatée par les sites sur leurs serveurs.
Donc vous l’avez anticipé, dans le monde entier, les résultats comScore sont suivis par toute la filière numérique et notamment par les agences et les annonceurs pour décider des sites supports des investissements publicitaires. Mais évidemment en France, c’est différent. En France c’est Médiamétrie qui donne le tempo numérique outre la télé et les radios et comScore est ignoré ou presque. L’embêtant c’est que les résultats Médiamétrie sont en deça parfois très très en deça des résultats mesurés par les sites sur leurs serveurs.
On peut sans doute légitimement se poser la question de la qualité et de la fiabilité des mesures de Médiamétrie. Mais ne créons pas de polémique ici. Par contre on doit tout aussi légitimement se poser la question de la neutralité de Médiamétrie dans sa mesure d’audience des sites internet.
En effet, l’actionnariat de Médiamétrie est bien particulier. Comme le montrent les camemberts ci-après relevés sur son site, Médiamétrie appartient presque au deux tiers aux télés et radios. Et aux grosses en plus. Pas un seul groupe internet figure dans son capital…
Alors Médiamétrie, juge d’internet et pourtant affilié aux groupes audiovisuels? Médiamétrie, juge et partie en quelque sorte, jetant volontairement le discrédit sur le numérique pour préserver les murailles des télés qui s’effondrent comme à Jéricho? Ne voyons pas le mal partout s’il vous plait. Mais le jour où l’actionnariat correspondra aux usages, on se sentira mieux, promis.
L'actionnariat de Médiamétrie
Dont télévisions: 35%
Dont publicitaires: 35%
Dont radios: 27%
Archaïsme et complaisance
Mais Médiamétrie ne doit pas être le seul bouc émissaire de la frilosité des investissements publicitaires en ligne français. Il y a sans doute aussi une difficulté du côté des annonceurs et des agences qu’on ne peut résumer à un seul problème de génération. Une génération qui ne connait pas/mal le digital et qui le laisse aux mains des stagiaires qui par définition n’ont pas le pouvoir de décision et donc d’augmenter la part digitale des investissements publicitaires. J’exagère, je sais.
Mais plus largement comme le dit le SRI «en temps de crise, les annonceurs français sont trop souvent réticents à investir plus sur un média jeune et évolutif. Les Français ont besoin de mesure et de réassurance.» Bref en cas de menace de guerre ou en cas de crise, les Français achètent et amassent des kilos de sucre et les annonceurs français achètent des campagnes sur TF1 au lieu d’innover sur Internet. Triste
Les annonceurs anglais se posent moins de questions: ils testent, investissent dans l’internet fixe et mobile, et ajustent ensuite pour enrichir l’expérience. Il faudrait donc enlever ses œillères et faire en sorte qu’il y ait un large changement d’état d’esprit! Oser, tenter, se planter, comprendre, recommencer…
L’ambition, le pragmatisme, la rupture, la différenciation et l’envie sont les solutions. C’est beau, non? Et un jour on arrivera à trouver ça de manière régulière.
Giuseppe de Martino
PS: j’ai dit à peu près la même chose à l’assemblée des annonceurs l’UDECAM le 5 septembre. Avec un succès mitigé…