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Qu'est-ce qui différencie le Qatar de l'Arabie saoudite?

Deux monarchies sunnites, deux régimes religieux, deux rentes pétrolières: de loin, les deux pays se ressemblent.

Un homme à Riyad en 2007. REUTERS/Ali Jarekji
Un homme à Riyad en 2007. REUTERS/Ali Jarekji

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Déserts et pétrole ou bien encore émirs, keffieh et courses de faucons: vus de loin, l'Arabie saoudite et le Qatar ont bien des points communs qui sont autant de clichés. Car, non seulement les différences existent, mais ce sont parfois de profondes divergences qui opposent ces deux royaumes, en particulier sur la scène régionale comme on l'a très nettement vu, ces derniers mois, en Egypte. 

Or différences –et ressemblances– ne sont pas toujours celles que l'on croit.

 

1. Deux monarchies sunnites, deux régimes religieux, deux rentes pétrolières: le Qatar et l’Arabie saoudite c'est du pareil au même.

FAUX | Taille, population, idéologie et politique sociale: les deux pays sont très différents. Le Qatar est à peine plus grand que la Corse et moins peuplé que Paris (1,87 million d'habitants). L’Arabie saoudite, deuxième plus grand des pays arabes après l'Algérie, fait près de quatre fois la taille de la France. Sa population est de plus de 28 millions d’habitants. L’Arabie saoudite se revendique comme Etat islamique, elle se fonde sur une supposée légitimité religieuse (la dynastie wahabite des al-Saoud qui lui donne son nom), ce qui n’est pas le cas du Qatar.


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Certes, comme le note Madawi al-Rasheed, professeur à la London School of Economics and Political Science, «ces deux pays sont autoritaires et ne pratiquent aucune sorte de représentation politique». Pour autant, «la redistribution de la manne pétrolière est meilleure au Qatar, où on y achète mieux l’allégeance de la population qui y est choyée par les autorités les plus riches de la planète. L’Arabie saoudite est moins prospère, il y a plus de revendications, et plus de risques de mobilisations sociales», analyse Nabil Ennasri, chercheur français auteur de L'énigme du Qatar (éditions Iris, 2013).  

2. En Egypte, l’Arabie saoudite soutient l’armée et les salafistes, tandis que le Qatar soutient les Frères musulmans.

VRAI | Depuis le début, l’Arabie saoudite veut mettre un terme à l’expérience des Frères musulmans, «c’est pourquoi elle a tout à la fois soutenu le général Abdel Fattah al-Sissi, chef de l’armée égyptienne et les salafistes d’al-Nour», nous explique Madawi al-Rasheed. En revanche le Qatar reçoit le coup d’Etat militaire, la destitution de Mohammed Morsi et la répression à l’égard des Frères musulmans comme une énorme gifle. «A l’inverse de l’Arabie saoudite, le Qatar insiste sur le fait que Morsi a été mis en place par le peuple, sur sa légalité démocratique; voilà le cœur de l’argumentation du Qatar contre l’Arabie saoudite», analyse Nabil Ennasri. 

La pierre d’achoppement entre l’Arabie saoudite et les Frères musulmans, c’est l’interprétation de l’islam faite par ces derniers. «Le pire scénario pour Riyad c’est que les printemps arabes réussissent, avec une démocratie authentique et des gouvernements stables, ce qui voudrait dire que la révolution est possible et que les monarchies des Emirats ne seraient plus à l’abri», analyse Nabil Ennasri. Dès le départ de Moubarak, les Emirats, Arabie saoudite en tête, ont soutenu financièrement et politiquement les partisans de l’ancien régime; ils ont accordé l’asile aux hauts responsables de Moubarak.

«Tandis que l'émir du Qatar a une approche plus ouverte de l'islam et moins rigoriste que celle qui domine en Arabie saoudite. Ce clivage explique aussi le rapprochement de Doha avec les Frères musulmans car il porte en germe l'idée de l'émergence d'un islam alternatif à l'islam salafi saoudien», poursuit ce chercheur français.

A la victoire des «Frères», le Qatar a espéré pouvoir modifier le jeu des alliances dans le Golfe. Il a cherché à renforcer sa position isolée au sein de la Ligue arabe en misant sur une alliance tripartite avec l’Egypte de Mohamed Morsi ainsi qu’avec ce second «poids lourd» régional qu'est la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Mais à la suite du coup d’Etat égyptien, le nouvel émir Cheikh Tamin paraît prendre quelque distance avec les Frères musulmans.

Cette différence d’approche de la crise égyptienne et cette rivalité se sont retrouvées dans le traitement de l’information qu’ont fait  Al-Jazeera (pour le Qatar) et Al Arabiya (Emirats Arabes Unis) des manifestations et du coup militaire égyptien. 

L’Arabie saoudite a clairement annoncé qu’elle était prête à financer le nouveau pouvoir égyptien damant ainsi le pion aux Etats-Unis. Madawi al-Rasheed s’interroge:

«Comment le Qatar va-t-il réagir pour récupérer son influence? Car ce qui compte pour lui, c’est de garder une position indépendante des autres pays du Golfe.»

3. Doha et Riyad sont unis contre le régime alaouite syrien, contre l'Iran et contre les chiites en général.

VRAI & FAUX | Il y  a eu un rapprochement effectif, une Union sacrée entre le Qatar et l'Arabie saoudite pour aider Bahrein lorsqu’en 2011 cet émirat a maté un important mouvement de contestation populaire  et réprimé ses chiites.

Idem contre l’Iran, dont la politique d'armement nucléaire et l'influence régionale inquiètent beaucoup les pays sunnites. Et puis dans le Golfe persique, le Qatar et l'Iran se disputent le plus grand champ gazier du monde. Mais, Madawi Al-Rasheed nuance: 

«Le Qatar ne s’est pas aussi nettement opposé à Téhéran que ne l'a fait l'Arabie saoudite. Ses relations avec Mahmoud Ahmadinejad ont même connu une amélioration.» 

A peine élu, Rohani a cependant fait savoir qu'il espérait une amélioration des relations avec l'Arabie saoudite, laquelle lui a tendu la main avec une invitation à faire le pélerinage à la Mecque (en 2010, l'Iran avait suspendu sa participation à ce pélerinage en guise de protestation contre l'attitude de la police saoudienne à l'égard de ses ressortissants).  

En Syrie en revanche, la lutte d'influence est de plus en plus visible entre un axe Qatar-Turquie et un autre constitué par l'Arabie saoudite, parfois plus en phase avec les Etats-Unis. Qatar et Turquie sont unis par un intérêt commun: si le régime de Bachar el-Assad se maintient, Doha et Ankara devront mettre une croix définitive sur leur projet de gazoduc terrestre acheminant le gaz qatari par la Syrie et la Turquie vers l'Europe.

Le Qatar arme la rebellion, en priorité les combattants proches des Frères musulmans. «Durant un temps, nous précise le chercheur et consultant Frantz Glasman, le Qatar était toutefois soupçonné de livrer des armes aux membres du FILS (Liwa al-Islam, Liwa Tawhid, Suqqur al-Sham) et au Harakka Ahrar al-Sham al-Islamyya, groupe islamiste ne prônant pas un djihad global.» Il n'est pas clairement établi si la Turquie finance aussi des armes pour la rébellion –ce dont l'accusent l'opposition et les Kurdes syriens– mais elle sert de zone de transit, ce qui est stratégiquement considérable.

Les Saoudiens cherchent autant que possible à éviter d'armer des groupes islamistes proches des Frères musulmans, lesquels font parfois partie du Conseil militaire suprême (CMS) de l'Armée syrienne libre (ALS). Pour ce faire, Riyad mise sur Selim Idriss, brigadier général syrien, chef d'état-major du CMS. A charge pour ce dernier de distribuer les armes saoudiennes en priorité à des petites unités militaires indépendantes et ne faisant partie d'aucune coalition rebelle hors CMS.

«Récemment, les livraisons saoudiennes se seraient accélérées pour plusieurs groupes, indique Frantz Glasman, signalant la détermination du royaume wahhabite à imposer sa marque sur le conflit.» Le Front de l'Authenticité et du Développement –coalition qui comprend tant des salafistes que d'anciens militaires ayant fait défection– prend depuis quelques mois une certaine ampleur et se démarque par son absence de projet politique clairement établi. «Or ses récents succès militaires seraient notamment dûs à des livraisons de missiles antichars en provenance de Riyad», poursuit Frantz Glasman.

A ne pas négliger non plus: l'importance des acteurs privés dans le financement de la rébellion. Au Koweit, des personnalités religieuses font régulièrement et publiquement des appels aux dons. «Elles distribuent ensuite l'argent recueilli –dont les sommes sont loin d'être négligeables– à divers groupes, parfois djihadistes (Ahrar al-Sham mais encore Jabhat al-Nusra)», note ce consultant. Résultat:

«Cela permet à de nombreux Saoudiens de financer les activités de groupes que leur "gouvernement" refuse d'aider en raison de leurs orientations politico-religieuses

Autre distinguo: le Qatar a poussé à la formation d'un gouvernement intérimaire pour gouverner les zones libérées. Ce que ne souhaitent pas vraiment l'Arabie saoudite et les Etats-Unis qui pensent qu'il faut essayer de négocier avec le régime au risque, sinon, d'un effondrement de l'Etat syrien. Bachar el-Assad resterait donc un interlocuteur possible à leurs yeux, ce qu'excluent la Turquie et le Qatar.

Cet été, l'Arabie saoudite semble avoir pris la main en Syrie puisque c'est son poulain, Ahmed Assi Jarba, et non Mustafa al-Sabbagh, celui du Qatar, qui a été élu à la Présidence de la coalition nationale des forces de l'opposition et de la révolution (CNFOR). Mais les deux pays soutiennent d'éventuelles frappes occidentales. Dimanche 1er septembre 2013, l'Arabie saoudite s'est engagée en faveur d'une intervention en Syrie, à l'issue d'une réunion de la Ligue arabe.

4. Cette rivalité entre Qatar et Arabie saoudite est récente.

FAUX | Elle remonte à une vingtaine d’années, lorsque le Qatar a commencé à vouloir exister au niveau régional. L’émir, Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en juin 1995, décide, au moment même où il destitue son père, de «changer radicalement le destin du pays. Le Qatar passe du statut de pétromonarchie insignifiante à celui d’acteur influent de la scène internationale», raconte Nabil Ennasri.  

C’est une atteinte à l’hégémonie de l’Arabie saoudite qui domine le Conseil de coopération du Golfe, créé en 1981, dans lequel siège cependant aussi le Qatar. En 1996, l’émir du petit émirat échappe à un attentat sans que l’on puisse confirmer que c'est son rival saoudien qui l’a fomenté.

Le Qatar va indirectement bénéficier du 11 septembre 2001, car, à la suite des attentats du World Trade Center, les Etats-Unis veulent prendre quelque distance avec l’Arabie saoudite d’où est originaire Ben Laden, et déplacent le Quartier général du Commandement central américain (CENTCOM) au Qatar.

A partir de 2008, la situation entre les deux pays devient tendue. Le Qatar fait preuve d’indépendance par rapport à l’Arabie saoudite et aux autres pays du Golfe (Bahreïn, Oman...). En 2006-2007, les deux pays s’opposent sur le Liban; puis en 2009 sur le Yémen et enfin en 2011 sur l’Egypte. A chaque fois, l’Arabie saoudite joue plutôt la carte de la radicalisation sunnite, voire salafiste lorsque le Qatar soutient, lui, le courant des Frères musulmans. Car Riyad a un lourd contentieux avec les Frères musulmans, «des opportunistes, pas fiables et sans loyauté» depuis qu’ils ont soutenu Saddam Hussein lorsque ce dernier a envahi le Koweit en 1990.  

Résultat: il n'est pas exagéré de parler aujourd'hui de véritable «guerre froide», entre le Qatar et l'Arabie saoudite, selon Nabil Ennasri (qui tient le blog Observatoire du Qatar) tant les contentieux se sont accumulés depuis vingt ans et la rivalité d'influence est aiguë.

Une guerre froide aux pays des déserts et du pétrole.

 Ariane Bonzon

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