Monde / Culture

Le Japon, l'archipel des mangeurs d'herbe

Le phénomène des «hommes mangeurs d'herbe», qui préfèrent les longues balades au sexe et à l'argent, inquiète le pays.

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Ryoma Igarashi aime faire de longues balades en montagne, photographier les temples bouddhistes et explorer les vieux quartiers urbains. Nouvellement acquis à l'art du jardinage, il cultive des radis dans son appartement. Jusqu'à récemment, ce présentateur télé de 27 ans aurait été considéré au Japon comme un homme efféminé, possiblement homosexuel. Car on attend des mâles japonais qu'ils soient des répliques des personnages de Mad Men, traqueurs de secrétaires, amateurs de soirées arrosées entre potes et adeptes convaincus de montres, de golf et de voitures dernier cri.

Aujourd'hui, Igarashi est entré dans la catégorie (où le rejoignent nombre de jeunes hommes japonais) des soushoku danshi, soit, littéralement, des «hommes mangeurs d'herbe». Ainsi surnommés pour le peu d'intérêt qu'ils portent aux plaisirs de la chair [en japonais, le terme «sexe» se dit littéralement «relation charnelle»], ces abstinents d'un nouveau genre, amoureux du calme et contempteurs de la compétitivité, soulèvent un débat national quant aux conséquences, sur le comportement masculin, de la stagnation économique du Japon depuis le début des années 1990.

Journaux, magazines et émissions télévisées se sont emparés du phénomène. «Les hommes deviennent-ils faibles?» était ainsi le thème d'un récent débat télévisé, tandis que le site japonais NB Online tient une rubrique régulière intitulée «Les herbivores ne sont pas si terribles».

Alors que l'amitié masculine assumée et les métrosexuels tiennent aujourd'hui le haut du pavé, pourquoi tant de remous à l'Empire du soleil levant? En substance, les hommes mangeurs d'herbe inquiètent car ils sont à la convergence de deux des plus grands défis contemporains de la société japonaise : la baisse du taux de la natalité et l'atonie de la consommation. Les herbivores incarnent une rébellion silencieuse contre les valeurs viriles et matérialistes associées au Japon de l'euphorie économique des années 1980. La société de conseil Media Shakers, filiale de la plus grande agence de pub nippone, Dentsu, estime que 60 % des hommes de 20 à 22 ans, et au moins 42% des hommes de 23 à 34 ans, se considèrent comme des mangeurs d'herbe; une enquête réalisée par l'agence de rencontres Partner Agent a établi que 61 % des hommes célibataires d'une trentaine d'années se déclaraient herbivores ; et sur les 1 000 célibataires de 20 à 30 ans interrogés par la compagnie d'assurance Lifenet, 75  % se décrivaient comme des soushoku danshi.

Les entreprises japonaises contemplent avec anxiété ces ascètes qui n'aiment rien tant que flâner chez eux et qui ne sont pas les consommateurs compulsifs qu'étaient leurs parents. Selon l'étude de Media Shakers, ils passent davantage de temps seuls ou entre amis intimes, et s'offrent davantage d'articles de décoration et de petits luxes que de gros produits coûteux. Ils préfèrent les vacances au Japon aux séjours à l'étranger. Proches de leur mère et volontiers amis avec l'autre sexe, ils n'ont pas hâte de se marier, ajoute encore Maki Fukasawa, la journaliste japonaise de NB Online qui a inventé le terme qui les définit en 2006.

La répulsion envers l'engagement dont font preuve les hommes mangeurs d'herbe n'est pas la seule chose qui déconcerte les Japonaises. Contrairement aux générations précédentes, ils rechignent aussi à faire le premier pas, sont enclins à partager l'addition et ne sont pas particulièrement motivés par le sexe. «Je suis restée la nuit chez un type, et il ne s'est rien passé. On s'est couchés, et dodo!» grinçait une femme incrédule lors d'un programme télévisé consacré aux herbivores. «C'est comme s'il leur manquait quelque chose», regrettait Yoko Yatsu, femme au foyer de 34 ans, au cours d'une interview. «Un homme normalement constitué s'intéresse aux femmes. Il a au moins envie de leur parler».

Chez Media Shakers, Shigeru Sakai pense que ce manque d'entrain vis-à-vis des femmes découle d'une difficulté à s'exprimer, lacune qui serait propre à beaucoup de fils uniques élevés dans un foyer où les deux parents travaillent. «Comme ils avaient la télé, la chaîne hi-fi et les consoles de jeu dans leur chambre, ils s'enfermaient dedans en rentrant à la maison, au lieu de communiquer avec leur famille, d'où une aptitude à l'échange limitée», considérait Sakai dans un message électronique. (Notons que le Japon a pourtant rarement eu autant besoin d'hommes entreprenants: avec un taux de natalité au plus bas et une absence quasi-totale d'immigration, la population nippone diminue chaque année depuis 2005.)

Pour Fukasawa, c'est peut-être l'égalité croissante dans le monde professionnel qui a ouvert la voie aux hommes mangeurs d'herbe. Depuis la loi nationale de 1985 sur l'égalité des chances dans l'entreprise, les femmes endossent de plus en plus de responsabilités, ce qui bouleverse l'équilibre du pouvoir entre les sexes. Bien que le plafond de verre soit encore une réalité tangible pour les femmes actives, une nouvelle génération de dirigeantes a émergé, avec un sens de la fête aussi aigu que celui des collègues masculins. Et la drague au travail, jusqu'alors socialement tolérée, est aujourd'hui souvent dénoncée comme du harcèlement sexuel (seku hara).

Mais il aura fallu l'éclatement de la bulle japonaise, au début des années 1990, pour que cette évolution des mœurs ébranle véritablement le vieux modèle masculin. Avant la crise, les entreprises japonaises embauchaient à vie; les salariés, sûrs de la pérennité de leurs revenus, hésitaient moins à acheter des colliers Tiffany ou à inviter leur chère et tendre dans un restaurant français. Aujourd'hui, près de 40 % des Japonais sont des intérimaires, avec toute la précarité que cela suppose.

«Quand l'économie était prospère, les hommes ne disposaient que d'un mode de vie à suivre : leur diplôme en poche, ils décrochaient un emploi, se mariaient et achetaient une voiture, qu'ils remplaçaient régulièrement par une nouvelle», explique Fukasawa. «Aujourd'hui, ils ne peuvent plus vivre ce 'bonheur' stéréotypé.»

Yoto Hosho, 22 ans, qui a abandonné ses études et se considère, à l'instar de la plupart de ses amis, comme herbivore, estime que le terme désigne un ensemble hétéroclite d'hommes qui ne souhaitent pas répondre aux attentes traditionnelles de la société, que ce soit en matière de femmes, de travail ou de quoi que ce soit d'autre. «On se fiche de ce que les gens pensent de notre vie», résume-t-il.

A force de passer autant de temps devant les jeux vidéos, beaucoup de ses amis préfèrent la compagnie des femmes virtuelles aux spécimens en chair et en os. Et Internet, ajoute Hosho, a rendu plus acceptable la possibilité d'autres modes de vie. Dans sa génération, observe-t-il, les frontières entre hommes et femmes se sont brouillées. Et de souligner la popularité des «Boys Love», un genre de manga et de romans destiné au public féminin et prenant pour thème les relations amoureuses exclusivement masculines, qui a généré une gamme infinie de films, de jeux vidéos, de magazines et même de cafés où les femmes s'habillent en homme.

Pour sa part, Fukasawa ne croit pas que tous les herbivores sont homosexuels, loin de là. Ni métrosexuels. Leur comportement manifesterait plutôt un rejet de l'archétype japonais de la virilité, en même temps que de ce que la journaliste appelle la «commercialisation» occidentale des relations, qui pousse les hommes à être machistes et à acheter l'affection des femmes. Certaines coutumes occidentales, remarque-t-elle, tels que les dîners en couple, ne se sont jamais accordées pleinement avec la culture japonaise. D'autres ne sont même pas entrées dans la langue : l'expression «les femmes d'abord», par exemple, se dit en anglais [«ladies first»]. Pendant la bulle économique, «les Japonais ont mêlé les mœurs occidentales à leurs propres mœurs," note Fukasawa. «Cette tendance est révolue».

Les Japonaises ne prennent pas l'indifférence des herbivores à la légère. En réaction à leur «tiédeur», des «femmes carnivores» sont déterminées à prendre les choses en main et à conquérir les hommes de façon plus agressive. Baptisées les «chasseuses», elles sont en quelque sorte des amazones des temps modernes.

A contre-courant de nombreuses femmes nippones, Fukasawa voit les hommes mangeurs d'herbe comme une évolution encourageante de la société japonaise. Du reste, elle souligne qu'avant la Seconde Guerre mondiale, les herbivores n'étaient pas si rares: les romanciers Osamu Dazai et Soseki Natsume auraient pu être considérés comme tels. Puis, pendant le boom économique d'après-guerre, les hommes ont cultivé les valeurs machistes et sont devenus de plus en plus avides de produits qui témoignent de l'amélioration de leur niveau de vie. Il semble que les jeunes Japonais d'aujourd'hui aient décidé qu'ils avaient moins de choses à prouver.

Alexandra Harney

Traduit par Chloé Leleu

Alexandra Harney est l'auteur de The China Price et est une spécialiste de la télévision japonaise.

Image extraite du manga Death Note.

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