Monde

Les espions seront-ils les prochaines victimes de l'ère numérique?

Le secteur des renseignements stratégiques ressemble encore, en 2013, à ce qu’était le monde de la presse, du livre et du disque en 1999: un modèle bouleversé par le numérique, pour lequel l'adaptation à un monde plus ouvert est une condition de survie.

<a href="http://tinyurl.com/n3gstqb">an evening playing 'smartphone' pub quiz with the exeter twitterati!</a> / philcampbell via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by.</a>
an evening playing 'smartphone' pub quiz with the exeter twitterati! / philcampbell via Flickr CC License by.

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Lorsque les programmes de surveillance et de renseignements de la NSA ont été révélés au grand jour, la fureur des Américains a été des plus vives —mais les débats suscités ont péché par leur singulier manque d'envergure. La valeur et la légalité de ces programmes est une question extrêmement importante, mais il nous faut soulever une interrogation plus fondamentale encore. Les services de renseignements américains —qui ont été profondément transformés au cours des douze années qui ont suivis le 11-Septembre— sont-ils prêts à relever les défis et à affronter les menaces auxquels font face les Etats-Unis d'aujourd'hui et de demain?

Le «modèle d'entreprise» des renseignements américains —la façon dont les renseignements sont collectés, analysés et utilisés; autrement dit, les principales caractéristiques de fonctionnement de l'entreprise du renseignement américain— est-il suffisant et viable? Doit-il au contraire évoluer, que ce soit sur le plan qualitatif ou quantitatif?

Les attentats du 11-Septembre et les guerres d'Irak et d'Afghanistan ont généré de nouvelles missions; un nouvel objectif. Ils ont également servi de laboratoires prêts à l'emploi pour tester, élaborer et affiner de nouvelles techniques antiterroristes et de contre-insurrection. Dans le même temps, il a fallu compter avec l'essor des nouvelles technologies (Internet, appareils mobiles, réseaux sociaux), et les données qu'elles génèrent. Elles ont permis à la communauté américaine du renseignement (CAR) d'innover, de mettre en œuvre et d'affûter de nouvelles techniques dans les domaines des renseignements et du ciblage tactiques.

Adapter le renseignement aux nouvelles technologies

Prenons l'exemple des frappes ciblées de drones en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen; outre les renseignements fournis par les agents de terrain, nombre d'entre elles se basaient sur des analyses de réseaux sociaux (listes d'appels de téléphones portables…). L'analyse des relations via les données téléphoniques, d'une part, et l'analyse comportementale des réseaux sociaux et de l'utilisation d'Internet, d'autre part, font partie des éléments clés du programme PRISM.

 Mais en en dépit des innovations tactiques réalisées par la CAR pour soutenir les opérations militaires et secrètes, la vague du renouveau ne touche pas tous les domaines: elle n'est pas parvenue à tirer pleinement parti des nouvelles technologies et des nouveaux modèles de fonctionnement pour générer des renseignements stratégiques. Comment la CAR pourrait-elle utiliser ces technologies (Internet, appareils mobiles, réseaux sociaux) pour révolutionner la façon dont elle anticipe certains types d'évènements —comme le printemps arabe, la guerre civile syrienne ou le mouvement de protestation qui a récemment ébranlé la Turquie?

On ne saurait trop insister sur ce point: c'est l'occasion ou jamais d'une transformation radicale. A bien des égards, le modèle de fonctionnement traditionnel des renseignements ressemble aux modèles de fonctionnement de type « vieux médias» dans le secteur privé. Dans ces modèles (exemple: livres, CD audio), un capital intellectuel était produit, possédé et contrôlé de près par une poignée d'acteurs au sein d’organisations hiérarchisées; le produit physique était diffusé via des réseaux de distributions fixes.

Dans la CAR, la collecte d’informations, l’analyse et l’élaboration de décisions stratégiques se passaient à peu près de la même manière. Elle détenait un capital intellectuel contrôlé: les secrets dérobés de par le monde. Les renseignements étaient produits et vérifiés par un petit groupe de professionnels, qui contrôlait de près la diffusion du produit final.

La crise des industries culturelles comme mise en garde

La mauvaise passe que traversent la presse, les maisons de disques et les maisons d’édition fait ici office de mise en garde: voilà ce qui attend les renseignements américains si nous ne parvenons pas à mettre en place la modernisation, non seulement des moyens technologiques, mais surtout du «modèle économique» de la production de renseignement du XXIe siècle.

Wikipédia a eu raison de l’Encyclopedia Britannica. Craigslist et eBay ont tué la rubrique des petites annonces. iTunes est en train de faire rendre gorge à l’industrie du disque. Les Kindle et les iPad auront un jour la peau des livres imprimés. Si les services secrets s’accrochent à leur vieux modèle de développement de renseignements stratégiques (fermé, basé sur le secret), les dégâts ne vont pas se mesurer en dollars ou en cents: c’est la sécurité nationale américaine toute entière qui est aujourd’hui en jeu.

Certes, la CAR a pris quelques mesures pour réviser son modèle de fonctionnement. Après le 11-Septembre, elle a mis en place des centres de fusion des renseignements, qui permettent de décloisonner les informations et d’encourager la collaboration entre les services. Le fait de fusionner les capacités analytiques et opérationnelles de plusieurs services au sein de la même structure, sous un leadership unifié, a permis de mieux répondre au besoin des commandants sur le terrain.

Ceci dit, les centres de fusion des renseignements ne sont pas —et ne peuvent être— l’apogée de la collaboration interservices. L’intégration des informations ne peut se résumer au fait de réunir des analystes dans une pièce et de leur demander d’apprendre à mieux travailler ensemble.

Les centres de fusion ne tirent pas pleinement parti du potentiel des réseaux, éléments emblématiques de l’ère de l’information. Ils ressemblent aux antiques salons de discussion en ligne de la fin des années 1990. Or c’est désormais la vitesse, la flexibilité et la puissance du crowdsourcing qu'il nous faut; les outils tels que Facebook et Twitter en sont le meilleur exemple.

Les informations proviennent aussi du monde ouvert

Outre les centres de fusion, la communauté américaine du renseignement a créé le Director of National Intelligence (DNI) Open Source Center (2005), et ce pour permettre aux services secrets d’avoir plus facilement accès aux informations émanant de sources publiques. Une mesure positive, mais qui aurait dû être mise en place beaucoup plus tôt. Dès la fin de la Guerre froide, à la fin des années 1980, puis au fil des années 1990, l’armée et le Congrès ont lancé des appels répétés en faveur de la création d’un centre de renseignements consacré à la collecte d’informations publiquement accessibles. Plus récemment, le DNI a commencé à investir dans des études visant à améliorer les renseignements et la prévision stratégiques via l’analyse de données volumineuses.

En dépit de ces innovations et de ces investissements, la CAR fonctionne encore derrière un voile de mystère et s’appuie sur d’ostensibles secrets. La plupart des renseignements stratégiques sont élaborés à l’ancienne: système fermé, apports limités, longs cycles de production, distribution restreinte. Autrement dit, le secteur des renseignements stratégiques ressemble encore, en 2013, à ce qu’était le monde de la presse, du livre et du disque en 1999.

Si elle souhaite adapter les renseignements stratégiques aux menaces et à l’instabilité du monde d’aujourd’hui, la CAR doit réorienter ses activités —la collecte d’informations secrètes contrôlées, ratifiées et approuvées— vers un objectif de plus grande envergure: les informations provenant de toutes les sources, et notamment celles provenant d’un monde ouvert. C'est certes déjà le cas dans certaines branches des services secrets, mais elles demeurent des entités et des activités bien séparées.

Les renseignements tirés de sources librement accessibles sont encore en marge du processus central; dans ce modèle de fonctionnement dépassé, ils demeurent une simple option. L'importance des informations librement accessibles est reconnue, mais elles sont encore considérées comme des nouveautés tape-à-l'œil, sans substance; elles ne sont pas encore pleinement intégrées à la création de renseignements statistiques.

Transformer la culture du renseignement

S'appuyer sur les câbles diplomatiques pour en savoir plus sur la situation égyptienne peut s'avérer utile— mais pourquoi ne pas développer un processus d'analyse systématique des médias sociaux dans la région du Caire? Pourquoi ne pas enjoindre les agents du renseignement à coopérer avec des commentateurs, des analystes, des ONG, des blogueurs et des universitaires (non fonctionnaires)?

La CAR en retirerait sans doute une meilleure compréhension des tendances découlant du printemps arabe, et une meilleure appréciation de l'atmosphère qui règne dans les rues, de Téhéran à Taschkent. Il faudrait pour ce faire transformer la culture, les comportements et les pratiques actuelles de la communauté du renseignement —mais dans un monde où les informations sont de moins en moins secrètes, et où les secrets sont de plus en plus accessibles, elle pourrait en retirer des avantages incontestables.

Il va sans dire que le cycle ininterrompu de la presse, les flux RSS et les utilisateurs de Twitter peuvent fournir et cataloguer les informations plus rapidement et en plus grand volume que le service de veille médiatique du Foreign Broadcast Information Service pendant la Guerre froide. Mais au-delà de la vitesse et du volume, les plateformes telles que Twitter fournissent un nouvelle forme de renseignements sociaux, qui capturent les intentions, les actes et les opinions d'acteurs non-gouvernementaux en temps réel. Ces technologies nous ont ouvert une fenêtre sur les mouvements de protestation et le mouvement vert iraniens de 2009, sur les soulèvements du printemps arabe et sur les manifestations turques de 2013, prouvant à chaque fois leur immense potentiel.

Pour les spécialistes du renseignement, les avantages que représentent les médias sociaux ne sautent pas immédiatement aux yeux —et ce notamment chez les hauts gradés qui n'ont pas grandi avec ces technologies et qui, dans certains cas, ne les utilisent toujours pas en 2013. D'où l'intérêt de se demander à quel point ces technologies nous auraient avantagés au temps de la Guerre froide. Exemple: dans quelle mesure les fils Twitter et les téléchargements mobiles de vidéos YouTube auraient-ils pu améliorer la qualité de nos renseignements pendant les bouleversements politiques du printemps de Prague (Tchécoslovaquie, 1968)?

Et si les analystes du renseignement avaient pu observer ou collaborer avec des universitaires, des ONG de terrain, des militants syndicalistes et des leaders religieux catholiques via les médias sociaux pendant la monté du mouvement antisoviétique Solidarność dans la Pologne des années 1980? Dans quelle mesure ces renseignements sociaux tirés de sources ouvertes auraient-il pu aider les Etats-Unis à prédire la chute de l'Union soviétique?

Si les réseaux sociaux avaient existé pendant la Guerre froide

Dans un ouvrage consacré aux services secrets américains, publié en 2008, John Diamond écrit que «le mépris dont faisait l'objet la [CIA] au début des années 1990 […] découlait d'un parti pris douteux, selon lequel la dislocation de l'URSS aurait dû être facile à prévoir».

Dans sa critique de l'ouvrage de Diamond, Roger George, professeur à l'Université de Georgetown, note que si la CIA avait bel et bien prévu les risques inhérents à la tentative de réforme du socialisme soviétique par Gorbatchev, elle n'a pour autant «jamais pris la pleine mesure des forces centrifuges à l'œuvre dans la société soviétique». Selon lui, les renseignements américains «ont évalué nombre de programmes militaires soviétiques avec justesse, mais ils ont sous-estimé le fardeau que représentait le budget de la Défense pour l'économie du pays; ils ont identifié la grave menace que représentait la baisse de la qualité de vie, mais ont toujours pensé que Moscou pourrait rester maître de ces pressions».

Les renseignements secrets traditionnels ont l'avantage dans les domaines diplomatiques et militaires —et c'est précisément dans ces domaines que la CIA a excellé dans son analyse de l'Union soviétique.  Ses points faibles —évaluation des pressions sociales et de l'insatisfaction de nature économique— correspondent aux points forts des technologies numériques, sociales et mobiles.

Reprenons l'exemple de la Guerre froide: si les analystes américains du renseignement avaient eu accès aux opinions de la population, leurs conclusions auraient certainement été bien différentes. Une large dose d'informations et de médias sociaux en sources ouvertes leur aurait fait le plus grand bien —de loin (simple lecture de fils Twitter) comme de près (collaboration avec des observateurs et des analystes via les médias sociaux).

Grâce aux nouvelles technologies, aux renseignements tirés des médias sociaux et à l'analytique, les Etats-Unis sont aujourd'hui parvenus à affaiblir al-Qaida en profondeur —et ce parce que les cibles sont identifiées avec plus de précision. Mais en déposant (Egypte) ou en menaçant de déposer (Syrie) un large éventail de gouvernements autoritaires, les révolutions du printemps arabe ont fait (re)naître un grand nombre de mouvements politiques et d'acteurs islamistes. Certes, nombre d'entre eux se contentent de leur scène politique locale; reste à savoir si ces mouvements islamistes naissants souhaitent —comme le Hezbollah— apporter leur soutien à ceux qui attaquent les Etats-Unis et leurs intérêts.

Le recrutement d'agents de terrain sera coûteux et ne suffira pas

L'afflux de combattants étrangers sur le territoire syrien ne fait que renforcer cette incertitude: ils finiront par rentrer chez eux, forts d'une grande expérience du combat, tout comme Oussama ben Laden après la première guerre d'Afghanistan, dans les années 1980. Les Etats-Unis doivent aujourd'hui se documenter sur un nombre tout simplement ahurissant de pays et de nouveaux acteurs politiques —du Mali (Afrique de l'ouest) à la Somalie (Afrique de l'est), de la Libye et de l'Egypte (Afrique du nord) au Pakistan et à l'Afghanistan (Asie du sud), sans oublier le golfe Persique, du Moyen-Orient au Levant.

On peut tenter de relever ce défi en empruntant la voie de la collecte d'informations traditionnelle, ce qui passerait par une augmentation considérable des renseignements humains, via des agents de terrain. C'est déjà le cas: à la fin 2012, la Defense Intelligence Agency a annoncé qu'elle comptait déployer «jusqu'à 1.600 ”collecteurs” de part le monde, un nombre sans précédent pour un service dont la présence humaine à l'étranger se limitait récemment à un nombre à trois chiffres».

Comme l'a rapporté le Washington Post, la mesure comporte plusieurs avantages, mais elle va s'avérer coûteuse, et il faudra attendre un certain temps avant de pouvoir recruter, entraîner, placer et intégrer ces agents sur le terrain. Il va sans dire que la technologie vient appuyer ces efforts: il existe désormais des centres de contrôles de drones américains au Qatar et dans les Emirats arabes unis (surveillance dans le Golfe Persique), ainsi qu'à Djibouti, en Ethiopie, au Niger et aux Seychelles (surveillance en Afrique). Cette intensification de la présence humaine et aérienne est certes impressionnante —mais elle servira avant tout à récolter des renseignements secrets traditionnels.

En 2001, l'Afghanistan ne comptait que 500.000 portables

Si nous parvenions à mieux tirer parti des informations tirées de sources ouvertes (numériques, sociales ou mobiles,) notre capacité d'analyse de ces régions lointaines deviendrait incroyablement plus rapide et efficace. L'utilisation des appareils mobiles et d'Internet connait une croissance des plus rapides sur l'ensemble de la planète; l'occasion n'en est que plus belle.

A la fin 2012, la planète comptait 5 milliards de téléphones portables, mais seulement 1 milliard de smartphones; ce chiffre sera multiplié par cinq au cours des cinq prochaines années. Cette tendance à la croissance éclair se vérifie partout, même dans les régions plus reculées.

A l'époque de l'invasion américaine, peu après le 11-Septembre, l'Afghanistan comptait 500.000 téléphones portables. On en dénombrait 18 millions à la fin 2012. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, la Libye est l'un des pays au plus fort taux d'utilisation de téléphones portables par habitant.

Dans ces régions, cette nouvelle perspective de collecte de renseignements ne découlera pas seulement de la surveillance des médias sociaux, mais aussi d'une foule d'innovations en matière d'analytique et d'informations en sources libres —innovations actuellement menées par des organisations de développement économique. Une initiative des Nations unies, «Global Pulse», a appliqué des outils d'analyse de texte à plusieurs types de contenus (Twitter, Facebook, blogs, forums de discussion et sites d'information) afin de prévoir les crises alimentaires plusieurs semaines à l'avance dans les pays du monde en développement. 

L'un de mes anciens collègues, qui travaille dans le secteur privé, a collaboré de manière bénévole avec la Banque mondiale; il a analysé l'intensité de la lumière dans des séries temporelles d'images satellite nocturnes (tirées de sources ouvertes), afin de prévoir les niveaux de pauvreté avec exactitude. Lors d'un évènement récemment organisé à la Maison Blanche par le directeur de la technologie de l'administration Obama, j'ai fait partie d'un groupe de travail composé de spécialistes de la technologie et du développement économique. Notre objectif: identifier des indicateurs (présents dans les données disponibles en sources libres) constituant des signes avant-coureurs de génocides.

L'analyse des données a révolutionné le sport

Pour la communauté du renseignement, l'analyse des sources de données librement accessibles, jamais exploitées jusqu'ici, pourrait constituer une véritable révolution. Elle permettrait une augmentation du nombre des décisions motivées par les informations récoltées, et ce au fur et à mesure que les analystes remplacent l'abstraction (décisions stratégiques s'appuyant sur des données peu abondantes) par l'énumération (décisions stratégiques s'appuyant sur d'abondantes sources de données).

Cette révolution rappellera celles que le monde du sport a traversées via l'essor de l'analytique, notamment dans le baseball et le basketball. Jadis, seuls les observateurs sportifs pouvaient  jauger les capacités intangibles des recrues potentielles, et ils le faisaient à l'instinct —on parlait par exemple du «pur swing» d'un batteur au baseball, ou d'un ailier fort «au corps prêt pour la NBA».

Aujourd'hui, des données et des statistiques techniques (améliorées et triées par des personnes étrangères au monde du sport, pour la plupart), permettent aux dirigeants sportifs, aux directeurs techniques et aux analystes de comparer la «valeur au dessus du remplacement» de chaque joueur.  Les informations et les pronostics sportifs sont de moins en moins abstraits et de plus en plus basés sur l'énumération. Les raisons en sont simples: nouvelles données en libre accès disponible, essor des communautés d'experts non-traditionnels, avancées réalisées dans l'analyse des données (détection de tendances et de divers liens jusqu'ici insoupçonnés).

Les digital natives du renseignement

Il ne sera pas facile de faire bouger les choses. Et les traditionalistes du renseignement pourraient bien s'opposer à l'afflux de données libres d'accès, à la multiplication de rapports avec des personnes étrangères aux services, tout comme à l'adoption de techniques plus orientées vers l'analyse de données. Les traditionnalistes du base-ball n'ont pas réagi autrement face à l'analyse avancée des performances des joueurs (lire à ce sujet l'ouvrage Moneyball, de Michael Lewis).

Dans la communauté du renseignement, une réforme de cet ordre devra s'accompagner d'une révolution culturelle et comportementale —ce qui sera sans doute loin d'être simple. Heureusement, le facteur favorisant le plus directement l'avènement de cette réforme est inexorable: le renouvellement des générations au sein de la communauté du renseignement.

Plus de la moitié des effectifs des services secrets américains ont pris leurs fonctions après le 11-Septembre. Les analystes âgés d'un peu plus de quarante ans font figure de ponts entre l'ère analogique et l'ère numérique; ils étaient encore au lycée lorsque les ordinateurs sont devenus des produits de grande consommation.

Les analystes à peine trentenaires ont accès à Internet et au web depuis le début de leur vie adulte et professionnelle. Ceux d'un peu plus de vingt ans sont presque des digital natives; ils manipulent la technologie numérique depuis leur plus tendre enfance, et la technologie sociale et mobile depuis leur adolescence. Avec le temps, l'adoption de nouvelles techniques (numérique, sociale, mobile, big data) deviendra une seconde nature pour les agents du renseignement américain.

Au final, pour les décideurs politiques, ce sont les pronostics qui font toute l'utilité des renseignements stratégiques. Qui dit pronostic ne dit pas prévision: même s'ils avaient eu accès aux médias sociaux, les analystes de la CIA n'auraient peut-être pas été en mesure de prévoir la chute de l'Union soviétique. En revanche, ils auraient eu une meilleure appréciation des conditions socioéconomiques qui l'ont précipitée.

Certes, la révolution numérique, mobile et sociale et l'analyse des big data ne constituent pas une panacée capable de dissiper toutes nos lacunes en matière de renseignements stratégiques; la révolution verte iranienne et le retour de bâton qui a suivi les printemps arabes l'ont prouvé. Toutefois, étant donné l'incertitude qui est la nôtre dans bien des régions instables, il serait pour le moins inquiétant de voir les services secrets des Etats-Unis faire face au monde du XXIe siècle en s'appuyant sur un modèle de fonctionnement trop largement hérité du XXe.

Daniel B. Prieto

Traduit par Jean-Clément Nau

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