Économie

Les cousins du Concorde

Disparu il y a dix ans, le fleuron de l’aviation n’a pas eu de successeur et n’en aura sûrement pas de sitôt. Mais de nombreux projets existent.

Le projet Skylon (Reaction Engines).
Le projet Skylon (Reaction Engines).

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Il y a dix ans, le 26 novembre 2003, le Concorde 216 effectuait le dernier vol de l'histoire du supersonique en transportant une centaine de salariés de l'aéroport d'Heathrow à l'aérodrome de Filton, en Grande-Bretagne. Nous publions à cette occasion un article de Slate.com sur les possibles successeurs du Concorde.

En juillet dernier, le Royaume-Uni annonçait un investissement de 90 millions de dollars dans ce qui est considéré comme le projet aéronautique le plus révolutionnaire depuis le moteur à réaction. Cet investissement public serait combiné à des fonds privés afin de créer un prototype de moteur Sabre (Synergic Air Breathing Rocket Engine), un système de propulsion qui rendrait possible la création du premier véritable «avion spatial».

Baptisé Skylon, cet appareil supersonique serait capable de décoller de n’importe quelle piste dans le monde, d’aller à cinq fois la vitesse du son grâce à un moteur hybride à mi-chemin entre le jet et la fusée, avant de passer en mode fusée pour traverser l’orbite terrestre et arriver dans l’espace. Après avoir déposé son chargement constitué de satellites, d’astronautes ou de petites vis, le Skylon pourrait atterrir sur la même piste, moins de 48 heures plus tard.

Dans le cadre d’un usage commercial, il pourrait emmener 300 passagers de Londres à Sydney en l’espace de quatre heures. Une prouesse qui surpasserait aisément la vitesse et la capacité de la plus grande réussite de l’industrie aéronautique: le Concorde, dont les vols se sont arrêtés il y a pile dix ans, après avoir fait traverser l’Atlantique à des voyageurs à une vitesse encore inégalée pendant plus de 25 ans. La nouvelle de ce superjet britannique laisse entendre que le digne héritier du Concorde pourrait enfin arriver.

La technologie révolutionnaire derrière le moteur Sabre part d’un concept apparemment très simple: un pré-refroidisseur qui permettrait à la partie jet du moteur hybride de se refroidir le temps d’atteindre la chaleur intense et la puissance nécessaires pour passer la barre des Mach 5 —2,5 fois plus que la vitesse maximale du Concorde. Cette technologie essentielle de pré-refroidisseur a été testée en 2012 et a satisfait les attentes de l’entreprise qui l’a mise au point, mais aussi de l’Agence spatiale européenne.

Puisque la partie fusée du moteur ferait partie de l’appareil lui-même, le Skylon serait également complètement réutilisable et n’aurait besoin que d’une maintenance de routine. «Accéder à l’espace, accéder à n’importe quel point du globe en quatre heures, c’est ce qui est prévu», a déclaré Alan Bond, fondateur de Reaction Engines, l’entreprise à l’origine du Sabre.

En Grande-Bretagne, les réactions des scientifiques et journalistes spécialisés ont été plus qu’enthousiastes. «Cette technologie change vraiment la donne, et on ne peut voir ça qu’au Royaume-Uni», a déclaré Stuart Clark, journaliste spécialisé en astronomie pour le Guardian:

«Je crois qu’au cours des prochaines décennies, certains de nos rêves de science-fiction pourraient se réaliser.»

Autant d'impact qu'Apollo

Steve Hobbs, directeur du Centre de recherche spatiale de Cranfield, en Angleterre, a déclaré que le Skylon pourrait avoir autant d’impact sur la génération actuelle d’ingénieurs en aérospatiale que le programme Apollo, qui avait conquis le cœur des Américains, ou leur propre Concorde, qui avait enthousiasmé ses concitoyens (le Concorde était en effet un projet conjoint entre la France et la Grande-Bretagne). D’après les prévisions, un prototype de moteur hybride jet-fusée devrait être prêt pour 2017, et l’avion en lui-même pour 2019 ou 2020, avec des vols vers la Station spatiale internationale transportant un chargement de 15 tonnes prévus pour les années suivantes.

Si le Skylon a des airs de rêve impossible qui laisserait songeurs Icare ou même les créateurs du Concorde, aux ambitions tristement célèbres, c’est sans doute parce que c’est effectivement un rêve impossible. «C’est très plaisant en termes de science-fiction, mais vraiment très très dur à réaliser», constate John Hansman, directeur du Centre international du transport aérien au MIT. «Même si on arrive à faire fonctionner le moteur, faire fonctionner tout l’appareil sera extrêmement difficile.»

Les coûts sont eux aussi astronomiques. La contribution du gouvernement britannique n’est qu’une goutte d’eau par rapport aux milliards nécessaires pour mener le projet à bien. «Rien que pour construire un simple moteur d’avion subsonique dernier cri, la facture s’élève à un milliard de dollars», nous explique Stephen Trimble, rédacteur en chef du site consacré à l’aéronautique Flightglobal. «Il est vraiment difficile d’imaginer ce projet se concrétiser au cours des sept ou huit prochaines années.»

Cependant, si on avait suivi les évaluations pessimistes de ce genre à propos du programme de construction du Concorde, d'un coût de 1,3 milliard de livres (7 milliards de livres sterling d’aujourd’hui, soit près de 8,5 milliards d'euros) dans les années 50, 60 et 70, alors l’une des plus grandes réussites technologiques créée par l’homme n’aurait jamais décollé.

Volant à une vitesse de 2.145 km/h, soit plus de deux fois la vitesse du son, le Concorde pouvait effectuer le trajet Paris-New York en trois heures et demie, soit quasiment deux fois plus vite qu’un avion classique. «Cet appareil des plus gracieux incarnait nos rêves de transcendance», raconte l'écrivain Salman Rushdie quand il décrit l’avion. «[Pour un] bref et fabuleux moment nous dépassions nos limites… nous [échappions à l’emprise] des attaches maussades de la Terre.»

Un des plus grands gaspillages d’argent de tous les temps

Même si le Concorde était à la fois une merveille d’appareil et de prouesse technologique, il fut mis au rebut pour une bonne raison: c’était l’un des plus grands gaspillages d’argent de tous les temps.

En raison du bruit causé par les «bangs» supersoniques (comme tout appareil de ce type lorsqu’il franchit le mur du son), les vols du Concorde (ou de tout avion civil supersonique) au-dessus des États-Unis étaient interdits. Du fait des coûts élevés de l’appareil et des distances restreintes qu’il pouvait parcourir, seulement 14 exemplaires ont servi pour des vols commerciaux et les principaux itinéraires reliaient Londres ou Paris à New York ou Washington.

Très peu de gens pouvaient s’offrir un billet aller-retour à 12/000 dollars et se goinfrer de caviar Caspian Osetra, de pintade fourrée aux truffes et de champagne Pol Roger 1986 cuvée Sir Winston Churchill sur un vol entre Londres et New York aux côtés de Sting. «[Sur les cent passagers à pleine charge], seuls dix payaient plein tarif», raconte Hansman, du MIT. «Tous les autres profitaient d’un surclassement.» Sans parler de la pollution, avec une consommation de plus de 25.000 litres de carburant à l’heure.

Le Concorde était un gouffre financier tellement gigantesque que Richard Dawkins a inventé l’expression «erreur Concorde» pour décrire le fait de gaspiller des fortunes malgré des résultats déplorables, et ce uniquement parce que trop d’argent avait déjà été investi dans une entreprise vouée à l’échec. Au bout du compte, après la hausse des coûts de maintenance et les pertes financières consécutives à son seul et unique crash —un accident qui n’était probablement pas dû à un défaut de l’engin lui-même, pour ce que ça vaut— les souffrances du Concorde ont été abrégées en octobre 2003.

En dépit de sa réputation bien méritée d’être l’un des plus grands fiascos économiques du XXème siècle, le rêve du Concorde est encore si grand que les médias dénichent presque chaque année un nouveau «fils du Concorde», qu’ils présentent comme étant le successeur spirituel de l’avion supersonique. Ces «nouveaux Concorde» étaient en fait déjà en chantier avant même que l’original ne se retire.

En 2002, un prototype d’avion supersonique japonais, baptisé «Javelin», explose au-dessus du désert australien au cours d’un vol d’essai. Les Soviétiques avaient eux aussi construit leur propre version du Concorde, le Tupolev Tu-144, ou Concordski, qui sera mis au placard après seulement 55 vols et deux crashes spectaculaires.

Les États-Unis ont également essayé de construire leur propre jet supersonique —conçu par Boeing— qui aurait accueilli 277 passagers et volé à une vitesse de Mach 2,7. «Je veux que les États-Unis continuent d’être les leaders du transport aérien, et il est crucial de construire cet avion si nous voulons conserver notre suprématie», avait déclaré Richard Nixon à l'annonce du projet. «En 1978, quand il effectuera des vols commerciaux, il faudra autant de temps pour aller de Tokyo à Washington qu’il en faut aujourd’hui au départ de Londres». Le projet sera abandonné en 1971, après le refus du Sénat de poursuivre le financement en raison d’inquiétudes pour l’environnement.

«Concorde light»

Même si aucun successeur ne semble se profiler à l’horizon, une poignée de modèles de «Concorde light» en développement aux États-Unis ont tout le potentiel pour faire ce qu’a réussi le Concorde: emmener les plus riches aux quatre coins du globe très rapidement. Le but de ces mini-Concorde, si on peut dire, serait de proposer aux hommes d’affaires des vols supersoniques à bord de petits jets privé en lieu et place d’un appareil commercial.

La startup Aerion est en train de tester une technologie d'avion d’affaires supersonique qui pourrait transporter de huit à douze passagers à des vitesses dépassant Mach 1,6, ce qui permettrait d’effectuer le trajet New York-Paris en quatre heures et demie. De son côté, Gulfstream planche sur un avion d’affaires privé du même acabit, tout comme Boeing. Pour être économiquement viable, ces nouveaux avions devront trouver un moyen d’éliminer ou d’atténuer l’effet de bang sonique qui rend impossibles les vols au-dessus des États-Unis.

Et même pour tester cette technologie, il faudrait que les législateurs autorisent les vols supersoniques civils au-dessus du pays. «Essayer de modifier une loi pour permettre aux très très riches d’aller beaucoup plus vite que les moins riches dans le même espace aérien, ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile à justifier», déclare Trimble de Flightglobal.

Ces tout petits jets privés pour milliardaires n’ont pas l’air de susciter autant d’enthousiasme qu’un avion commercial unique en son genre de 100 places, super rapide, et qui accepte les miles des grands voyageurs d’Air France et British Airways. Que le rêve technologique d’un fils du Concorde ne décolle jamais à cause des réalités économiques et environnementales, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. Les plus viables de ces propositions menacent toujours l’environnement, des jouets high-tech pour les super riches, au lieu d’être des perspectives enthousiasmantes de la capacité de l’homme à créer des choses qui semblent relever de la magie.

Malgré tout, il n’y a aucun mal à rêver plus grand à propos d’avions fusées ou d’alternatives de transport supersonique encore plus étranges. Parfois, ces rêves prennent leur envol, et le Concorde en est la preuve.

Jeremy Stahl

Traduit par Anthyme Brancquart

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