Économie

Amazon, Google, Apple, Facebook: les meilleurs «ennamis» du monde

On imagine toujours les quatre géants du numérique se faire une guerre permanente et sans merci. Ils ne l'avoueront jamais, mais ils ont besoin les uns des autres pour devenir toujours plus puissants. Quant à la guerre froide, elle permet de maintenir les équipes mobilisées.

<a href="http://www.flickr.com/photos/46769540@N00/2544284794/">Pillow fight in Toronto</a> /Alex Indigo via Flickr CC License By
Pillow fight in Toronto /Alex Indigo via Flickr CC License By

Temps de lecture: 6 minutes

Cet été, mon collègue Matt Yglesias et moi-même avons publié une série en dix parties. L'idée était un peu folle: et si Apple et Google se livrait une –véritable– guerre ouverte? Nous nous sommes bien amusés en imaginant l'évolution du conflit.

Les premières étapes des hostilités opposant les deux géants de la high-tech étaient relativement réalistes: Apple décide que Google ne sera plus le moteur de recherche par défaut de ses appareils mobiles; Google élimine toute référence à Apple dans ses résultats de recherche, etc.

Les dernière chroniques du conflit étaient plutôt grotesques: les forces d'Apple attaquent les centres de données de Google, Google pirate les usines de fabrication d'Apple à l'aide d'un virus… Pour ma défense, c'était une série d'été!

Une guerre... froide

A dire vrai, la simple idée d'une guerre –quelle qu'elle soit– entre Apple et Google est grotesque: chacune de ces deux sociétés est assez intelligente pour savoir qu'elle a besoin de l'autre –même si elles ne l'admettrons jamais. Sans Google, Apple aurait beaucoup moins de succès, et ses produits seraient beaucoup moins utiles. Et le géant Google serait beaucoup moins imposant sans l'influence d'Apple.

C'est une idée reçue sur le secteur de la haute technologie: Google et Apple –sans oublier Amazon et Facebook– sont à couteaux tirés. Au printemps 2011, Eric Schmidt, président de Google, les a surnommées «la bande des quatre» de ce secteur.

Quelques mois plus tard, l'un de mes articles a fait la une du magazine Fast Company: j'y déclarais que ces quatre géants étaient les quatre entreprises les plus importantes au monde. Et j'ajoutais: «Elles vont bientôt se faire la guerre». C'était un effet de manche rhétorique visant à faire état de leur rivalité grandissante.

Par le passé, les activités de ces sociétés étaient pour l'essentiel bien distinctes. Apple vendait du matériel informatique. Google proposait son moteur de recherche. Facebook était un réseau social. Amazon avait sa boutique en ligne. Mais les choses ont changées. Ces firmes ne veulent plus seulement devenir les plus grandes entreprises du secteur des hautes technologies; elles visent la première place, tous secteurs confondus. (Je prépare un ouvrage sur cette guerre pour le trône.)

Un grand spectacle

Je pense toutefois que l'on s'intéresse un peu trop à cette rivalité, et pas assez à la coopération amicale –certes parfois réticente– qui lie ces sociétés. La sortie d'un appareil iOS ou Android n'est en elle-même pas bien passionnante, mais placez-la dans le contexte d'une guerre entre Apple et Google, et votre article en sera beaucoup plus croustillant.

Facebook est-il capable de bâtir une régie publicitaire en ligne digne de rivaliser avec celle de Google? Google peut-il créer une alternative viable au service Amazon Prime? Le service en ligne d'Apple pourra-t-il un jour rivaliser avec celui de Google? Pour les journalistes, ces questions sont tout simplement irrésistibles.

Et les histoires de rivalité vous plaisent aussi, amis lecteurs; à chaque fois que j'applaudis un produit Google, que je descends un produit Apple –et vice-versa– d'innombrables personnes me demandent si je roule pour l'une ou l'autre de ces sociétés.

La vérité, c'est que personne ne devrait rouler pour l'une de ces sociétés, car chacune d'entre elle bénéficie de la présence des autres. Nous avons tout intérêt à ce qu'elles continuent d'exister. Cherchons à comprendre pourquoi en les examinant l'une après l'autre.

L'iPhone et l'iPad constituent la majeure partie du chiffre d'affaire d'Apple. Imaginez que ces appareils soient privés des services Google. D'une, vos cartes géographiques seraient plutôt craignos. L'iPhone n'aurait même pas proposé d'application de navigation à ses débuts. On raconte que Steve Jobs y a pensé à la dernière minute, obligeant la société à passer en urgence un accord avec Google pour que le premier iPhone en soit équipé. A quoi aurait ressemblé un iPhone sans l'application Google Maps? L'engin n'aurait certes pas été complètement inutile, mais cette merveille de technologie mobile aurait perdu un peu de sa magie.

Ajoutons que l'iPhone aurait été privé de Google search de Gmail et de Youtube. Apple aurait alors été confronté à un choix: passer par des prestataires de second ordre (Yahoo, par exemple) pour proposer ces services, ou les concevoir lui-même. Et comme nous l'avons constaté un peu plus tard (lorsque Apple a finalement décidé de remplacer Google Maps par sa propre application), la firme à la pomme est nettement plus douée pour engager les services de Google que pour copier ses programmes.

Alliés objectifs

A bien des égards, Facebook et Amazon ont eux aussi une influence bénéfique –quoique moindre– sur Apple. Facebook demeure l'application mobile la plus populaire; la firme de Mark Zuckerberg représente environ un cinquième du temps que nous consacrons à nos appareils portables. Si l'addiction à Facebook pousse certaines personnes à acheter des iPhone et des iPad, alors Apple a tout intérêt à ce que ce réseau social perdure.

Facebook sert également de système d'inscription simplifié, système utilisé par de nombreuses applications iOS, et le système de stockage en nuage d'Amazon a facilité l'épanouissement de toutes les startups qui alimentent l'App Store d'Apple. Instagram aurait-il rencontré ce succès fulgurant sans Facebook et Amazon? Peut-être que oui, un jour où l'autre, mais son évolution aurait sans doute été plus lente. Par ailleurs, pour beaucoup d'utilisateurs, l'iPhone serait beaucoup moins utile s'il était privé d'Instagram (entre autres applications incontournables).

Passons à Google. Le spécialiste de la recherche tire l'ensemble de ses revenus de la publicité, et de toutes ses parts d'activité, la publicité sur mobile est celle qui connaît la croissance la plus rapide. La plupart des statistiques montrent que les propriétaires d'iPhone et d'iPad passent beaucoup plus de temps sur le Web que les possesseurs d'appareils Android; aussi une large part –et peut-être même la majorité– des recettes publicitaires de Google provient-elle des appareils d'Apple. Si la firme à la pomme venait à disparaître, le chiffre d'affaire de Google ferait grise mine.  

La dynamique Google-Facebook est plus complexe, car les deux firmes se disputent les mêmes clients: les annonceurs. Le marché de la publicité est relativement stable (chaque année, la croissance du secteur est inférieure à 10%); dès lors, on pourrait se dire que Google et Facebook profiteraient forcément de la disparition de l'autre.

Google serait le plus heureux des deux; dans un monde sans Facebook, ses employés ne passeraient pas à l'ennemi et ses tarifs publicitaires seraient plus élevés. Ceci dit, je pense qu'en changeant notre conception de la vie privée, Facebook a rendu service à Google. Grâce à Facebook, diffuser des informations personnelles aux quatre coins du Web n'a plus rien d'étonnant, bien au contraire, c'est presque devenu la norme. Pour Google, ces données valent de l'or, et si Facebook n'avait pas influencé la société en ce sens, Google n'aurait jamais pu exploiter ces innombrables pépites.   

Chacun des quatre reste spécialisé

Facebook dépend de ses rivaux, lui aussi. Le réseau social a récemment dévoilé le nombre d'utilisateurs actifs se connectant à leur compte via un appareil mobile: 819 millions par mois. Si Apple n'avait pas donné le coup d'envoi de la révolution mobile, et si Google n'avait pas démocratisé le smartphone (ils sont aujourd'hui innombrables et bon marché), de nombreux utilisateurs de Facebook n'auraient aucun moyen de se connecter –autrement dit, ils ne seraient pas des utilisateurs de Facebook.

Au début de l'année, Facebook a lancé l'application Home, un écran d'accueil permettant de transformer les téléphones Android en téléphones... Facebook. Un bon exemple de parasitisme patenté: Google a construit le système d'exploitation, et Facebook le détourne pour servir ses propres intérêts.

Amazon ne fait pas autre chose: il a équipé sa gamme de tablettes Kindle Fire d'une version remaniée d'Android. Conclusion: pas de Google, pas d'Android; pas d'Android, pas d'appareils Amazon à prix ultra-réduits. Par ailleurs, bon nombre de recherches Google aboutissent sur le site du  poids lourd de la vente en ligne, générant un trafic non négligeable. Apple l'avantage également via les utilisateurs de liseuses Kindle et d'applications iOS, qui alimentent –indirectement– le service d'informatique en nuage d'Amazon.

Ces exemples constituent les liens les plus directs unissant ces quatre firmes. Je ne vous ai même pas parlé des nombreux coups de pouce indirects qu'ils se donnent les uns les autres. Saviez-vous que l'essor des appareils Android a entraîné une augmentation de la production de composants de téléphones portables?

Ce phénomène a provoqué une baisse des coûts de production, qui bénéficie également à Apple. On pourrait également évoquer la qualité des connections sans fil sur mobile. Ces dernières années, les opérateurs de téléphonie mobile ont développé leurs infrastructures, ce qui leur a permis de proposer un service plus rapide pour des prix moins élevés. Pourquoi? Pour pouvoir répondre aux attentes des nouveaux smartphones à la mode, autrement dit, pour s'adapter aux appareils conçus par Apple et –indirectement– par Google. Mais l'augmentation des débits a profité à tout le monde: une connexion mobile plus rapide, c'est plus de temps passé sur Facebook et plus d'objets achetés sur Amazon.

Je sais, je sais: il est beaucoup plus amusant d'imaginer un combat à mort. Mais cette vision des choses relève de la fiction. En réalité, ces rivaux sont avant tout des «ennamis». Ils n'ont pas vraiment choix. Aussi rusés soient-ils, aucun d'entre eux ne peut répondre à l'ensemble des désirs des consommateurs –des programmes au matériel en passant par le service informatique en nuage, les systèmes de commerce électronique, les réseaux sociaux, les applications, le multimédia– et j'en passe.

Les rivaux sont donc obligés de se spécialiser; ainsi, nous pouvons choisir le meilleur de ce chacun d'entre eux a à offrir. Leur alliance ressemble à celle du fromage et du vin: délicieux pris séparément, mais encore meilleurs lorsqu'ils sont réunis.  

Farhad Manjoo

Traduit par Jean-Clément Nau

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