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Saint-Jacques de Compostelle, cruelle métaphore d'une Espagne en crise

Le Parti populaire veut faire croire que le pays va mieux. Mais ce n'est pas le cas, et on l'a vu avec la catastrophe ferroviaire.

Après le déraillement du train, à l'arrivée à Saint-Jacques de Compostelle, le 24 juillet 2013. REUTERS/Xoan A. Soler/Monica Ferreiros/La Voz de Galicia
Après le déraillement du train, à l'arrivée à Saint-Jacques de Compostelle, le 24 juillet 2013. REUTERS/Xoan A. Soler/Monica Ferreiros/La Voz de Galicia

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Avec le recul, lorsqu’on revoit les premières images diffusées, mercredi dernier, après l’accident de train de Saint-Jacques-de-Compostelle (Galice, Espagne), on peut remarquer quelque chose d’étrange que les experts de ce type d’événement ont vite noté: deux heures après que le train Alvia ait déraillé, on voyait encore des civils sur les lieux de l’accident en train de secourir les victimes, mêlés aux secouristes professionnels qui, fort logiquement, auraient dû être les seuls sur place, à ce moment.

Mercredi soir, dans l’un des accidents les plus graves de l’histoire ferroviaire, la coordination des secours a connu de sérieux ratés et les Espagnols devront s’interroger sur les causes de ces dysfonctionnements, alors que des vies étaient en jeu. Il faudra se demander pourquoi le camion de coordination des secours n’est arrivé sur place que plus d’une heure trente après l’accident, pourquoi les autorités ont attendu que deux heures passent pour déclarer le niveau d’alerte 2, pourquoi les deux hélicoptères demandés par les services de secours n’ont jamais décollé, ou pourquoi l’hôpital (public) le plus proche des lieux de l’accident, mobilisé dès l’annonce du déraillement, n’a jamais vu arriver un seul blessé, puisqu’ils ont tous été orientés vers un centre hospitalier privé, moins affecté par les coupes budgétaires.

Depuis l’accident, la presse espagnole et l’opinion publique rendent hommage aux secouristes et aux citoyens qui ont tout fait pour sauver le maximum de vies. Mercredi soir, au fur et à mesure que les Galiciens apprenaient la nouvelle de l’accident, ils se sont rués vers les centres de transfusion pour donner leur sang, en cette veille du Día Nacional de Galicia, la fête nationale de cette région espagnole, dont Saint-Jacques est la capitale.

La solidarité, arme contre la crise

La Galice est un pays marqué par les événements tragiques. Se souvient-on qu’en 2002, au large de ses côtes, le pétrolier Prestige avait fait naufrage, larguant ses milliers de tonnes de fioul sur ses plages? Se souvient-on des centaines de volontaires partis nettoyer ces mêmes plages, lors de l’une des pires pollutions qu’ait connu l’Espagne contemporaine? Mercredi soir, les Espagnols se sont émus en voyant comment les gallegos se déplaçaient, une fois encore, solidairement, pour «faire quelque chose».

Lors des événements graves, les Espagnols font souvent preuve de solidarité. Déjà, lors des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, des milliers d’Espagnols avaient donné leur sang pour aider les victimes des attentats islamistes. On avait aussi pu observer ce même élan de solidarité lors du crash à l’aéroport de Madrid du vol Spanair à destination des Canaries, le 20 août 2008.

La solidarité est aussi l’arme des Espagnols contre la crise. Dans un pays où les coupes budgétaires et le saccage des aides sociales par le gouvernement sont parmi les plus importants d’Europe, la solidarité est une soupape qui permet à bon nombre de familles de tenir le coup, de manger, de s’habiller, de se loger. Dans la nuit de mercredi à jeudi, la queue était longue devant le centre de transfusion habilité, à Saint-Jacques-de-Compostelle.

Des ministres en noir

Vendredi, des membres du gouvernement ont également voulu exprimer leur solidarité avec les victimes en portant le deuil, lors d’une conférence de presse où la vice-présidente du gouvernement espagnol, entourée de deux de ses ministres, présentait des mesures qui sabrent l’autonomie des mairies espagnoles.

Le train Alvia avait quitté Madrid et aurait dû arriver à Ferrol, en Galice, s’il n’avait déraillé aux portes de Saint-Jacques de Compostelle. Le Ferrol. Cette destination n’est pas n’importe quelle destination. Ce que je vais écrire maintenant n’a rien à voir avec l’accident du train, mais je n’ai pu m’empêcher d’y penser lorsque j’ai appris la nouvelle: El Ferrol est la ville natale de Franco. En 1892, Francisco Franco y Bahamondes est né dans la ville portuaire du Ferrol. C’est une anecdote, oui, mais je n’ai pu m’empêcher d’y penser.

Je n’ai pu m’empêcher de repenser à Franco, non plus, lorsque j’ai vu la photographie publiée par la journaliste Rosa María Artal sur son blog dans une entrée titrée «El PP de luto riguroso» («Le Parti Populaire –PP, droite au pouvoir– dans un deuil rigoureux»). On y voit donc les trois ministres en question, tout de noir vêtus.

Le port du deuil est, à mes yeux, le symbole de l’oppression des femmes sous le franquisme. Je dis souvent à mes amis que pour «comprendre l’Espagne», il faut, entre autres, avoir lu la pièce de théâtre La Maison de Bernarda Alba, de Federico García Lorca.

Bernarda Alba est veuve. Elle porte le deuil et oblige ses filles à ne plus vivre après la mort de son mari, de leur père. Publiée en 1936, La Casa de Bernarda Alba est, en quelque sorte, une métaphore de ce qui allait suivre, l’Espagne de la Guerre civile et du franquisme, qu’on souhaiterait loin derrière nous.

Sortie de crise?

Vendredi, des membres du gouvernement espagnol, tous trois issus du Parti populaire, se sont donc habillés en noir «en hommage» aux victimes de l’accident, pour sabrer un peu plus ce qu’il reste de la démocratie espagnole. «España va bien», disait José María Aznar (PP), l’ancien chef du gouvernement espagnol, au moment de sa gloire.

Le Parti populaire espagnol voudrait (faire) croire que l’Espagne va mieux, et que la sortie de la terrible crise économique qui secoue le pays et ses habitants est proche.

Mais l’Espagne, dont je suis revenu ce même mercredi après avoir passé un mois à Madrid, puis à Valence, ne ressemble pas à cette Espagne «sortie de crise» qu’on décrit ici et là.

J’y ai rencontré des hommes et des femmes qui vivent la crise au quotidien, parce qu’ils ne travaillent plus depuis trois ou quatre ans pour certains, parce qu’ils arrivent en fin de droits d’indemnisation de chômage pour d’autres, parce que beaucoup ont recours au travail au noir pour s’en sortir. D’autres ont quitté l’Espagne, pour aller travailler à l’étranger.

Au cours de ces quatre dernières semaines, je n’ai pas rencontré de jeunes entrepreneurs à l’image de ceux rencontrés par la correspondante du Monde, mais plutôt des Espagnols, jeunes ou moins jeunes, souvent issus ou habitant des petites villes, qui ne comprennent pas comment leur pays pourra sortir de cette crise qui les absorbe. Leur deuil, c’est cette crise.

Toute occasion est bonne pour communiquer

C’est également en affichant un deuil strict que le Prince et la Princesses des Asturies –le couple héritier du trône d’Espagne– et une autre fille du roi, Elena, ont présidé la messe célébrée à la cathédrale de Saint-Jacques, lundi 29. Il y avait là aussi le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, et d’autres ténors de la vie politique espagnole.

Ni le roi, ni la reine n’étaient présents, en ces temps où la monarchie espagnole va mal, où le roi a perdu de son prestige alors que son fils bénéficie d’une meilleure image dans les sondages d’opinion. Et l’autre Princesse, Cristina, n’était pas là non plus, puisque son mari est impliqué dans un grave scandale de corruption. Car même après une telle catastrophe, tout est souvent une question de communication.

Des erreurs de communication, il y en a tout de même eu quelques-unes, et certaines sont mémorables.

Quelques heures après l’accident, un député valencien du PP lâchait ce tweet glacial (supprimé depuis), alors que le nombre annoncé des victimes était déjà vertigineux:

«Quelle tristesse que la catastrophe ferroviaire nous empêche d’exprimer prudemment notre satisfaction pour les chiffres du chômage.»

Pourtant, en matière de gestion d’accident ferroviaire, les membres du PP valencien devraient bien s’y connaître. En juillet 2006, il y a tout juste sept ans, une rame de métro avait déraillé dans la ville de Valence, bastion du PP. 43 morts et des blessés, dans un accident «oublié», tant par l’opinion publique que par la justice espagnole, jusqu’à ce qu’une émission de télévision ne mette récemment le doigt sur un scandale public de grande ampleur, impliquant les barons du PP valencien, qui avaient vraisemblablement souhaité protéger l’image de marque de leur ville.

Au même moment ou presque que ce tweet partait, le chef du gouvernement, Mariano Rajoy (PP également), émettait un message de condoléances pour les familles des victimes de l’accident ferroviaire qui montrait que, même dans ses circonstances terribles, ses équipes ne pouvaient mieux faire que pratiquer le copier-coller et commettre une bourde de communication incroyable, évoquant le séisme au Gansu survenu en Chine le 22 juillet.

«Je tiens à transmettre mes plus sincères condoléances pour la perte de vies humaines et les dégâts matériels causés par le tremblement de terre qui a eu lieu ce matin dans le Gansu. Je tiens en particulier à exprimer mes sincères condoléances aux familles des défunts.»

Oui, voici l’Espagne, cette soi-disant Espagne de la «sortie de crise» que voudrait nous présenter le Parti populaire. Un pays où, comme dans une cruelle métaphore, des fonctionnaires aux droits et salaires réduits par les coupes budgétaires sauvent des vies, où des centaines de citoyens se ruent pour donner leur sang et aider, comme ils le peuvent, les victimes d’une terrible tragédie, alors que d’autres, des responsables politiques, s’habillent en noir pour redresser les chiffres et faire croire qu’ils stimulent l’économie. Un pays où même le chef du gouvernement, né à Saint-Jacques-de-Compostelle, est incapable de publier un message de condoléances respectant la douleur des familles et la mémoire des victimes.

Bruno Tur

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