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Si vous jetez un œil aux mini-biographies des personnes que vous suivez ou qui vous suivent sur Twitter, vous avez probablement déjà lu «Mes tweets n’engagent que moi», «Je tweete personnellement» ou autre «compte et opinions personnelles».
Ces mentions sont d’autant plus paradoxales que les utilisateurs de Twitter les employant disent aussi où ils travaillent. S’ils ne mentionnaient pas leur entreprise, ils n’auraient pas besoin de préciser qu’ils parlent en leur nom seul puisque leurs followers ne feraient pas le rapprochement entre les deux. Désolée de l’apprendre aux twittos fans de ces formules[1], mais elles ne correspondent à rien juridiquement[2].
Si vous dites du mal de votre employeur sur Twitter, ajouter un «mes tweets n’engagent que moi» ne changera rien à ce qui pourrait vous tomber dessus. On peut appliquer à Twitter ou aux réseaux sociaux en général ce qu’on expliquait en 2010 à propos de la liberté d’expression des salariés du privé dans les médias:
Tous les salariés ont une obligation de loyauté envers leur employeur. Elle fait plus généralement référence à la concurrence déloyale, mais peut être appliquée au dénigrement public. Cette obligation de loyauté va de pair avec une obligation de réserve qui interdit aux salariés d’adopter «une attitude abusivement critique à l’égard de leurs employeurs». Plus on monte en hiérarchie, plus le devoir de loyauté et de réserve est important.
Si vous dénigrez votre entreprise sur Twitter, votre employeur peut considérer cela comme un motif de licenciement, ou comme une faute grave justifiant un licenciement sans indemnités. Si vous êtes licencié, vous pouvez introduire un recours devant les Prud’hommes, qui décideront s’il s’agissait ou non d’un abus de votre liberté d’expression.
Nous n’avons pas encore d’exemples de ce cas avec Twitter. Il y avait bien l’affaire Joseph Tual, mais celle-ci s’est résolue à l’amiable: journaliste à France 3, il avait salué la victoire à l’élection présidentielle de François Hollande sur Twitter en invitant sa direction à «dégager». La direction de France Télévisions avait considéré que ce tweet était une faute grave et l’avait mis à pied, convoqué à un entretien préalable à son licenciement, puis renvoyé devant un conseil de discipline. Après des semaines de négociations, un préavis de grève de la CGT en soutien au journaliste et une lettre d’excuses qu’il a dû envoyer à Rémy Pfimlin et Thierry Thuillier (PDG et directeur de l'information de France Télévisions), le journaliste n’est pas passé devant le conseil de discipline et a repris son travail.
Dans les quelques exemples concernant Facebook, les juges ont pour l’instant eu tendance à donner raison à l’employeur, du moins quand les messages dénigrants ont été écrits sur les murs ou les timelines, donc des espaces «publics» –en opposition aux messages privés.
Par analogie, soit vos tweets seront considérés comme ayant un caractère public, auquel cas un juge donnerait plutôt raison à l’employeur, soit comme ayant un caractère privé, auquel cas un juge vous donnerait plutôt raison. Dans tous les cas, autoproclamer que vos tweets n’engagent que vous-même est étranger au débat.
En fonction de ce que vous tweetez, l’entreprise peut aussi décider de vous poursuivre pénalement pour diffamation ou dénonciation calomnieuse par exemple.
C’est ce qu’a fait Quick en début d’année contre @equipierquick, un équipier d’un de ses magasins qui dénonçait des conditions de travail difficiles et des problèmes sanitaires. L’entreprise a déposé plainte le 30 janvier 2013 pour diffamation publique, nous a précisé sa porte-parole Valérie Raynal dans un mail. Dans un communiqué début janvier, le groupe expliquait ne pas réagir au fait qu’un salarié s’exprimait sur Twitter, mais au fait que ses propos étaient «diffamatoires».
La responsabilité de votre entreprise est-elle engagée?
Supposons que vous ne disiez rien sur votre entreprise mais que vous vous serviez de Twitter pour insulter ou diffamer ses concurrents.
Là, ça se complique. Pour Patrick Morvan, professeur de droit social à Assas, votre entreprise n’est de toute façon pas responsable de vos propos et c’est vous qu’on poursuivra s’il y a lieu, pas elle. Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, donc, à moins de prouver que votre patron vous a demandé de tweeter des propos diffamants contre un concurrent, il y a peu de chance que votre entreprise se retrouve au tribunal.
Mais le concurrent pourrait vous poursuivre vous et votre entreprise s’il estime qu’elle reste responsable de ce que peut faire son salarié dans le cadre de la mission qu’il ou elle occupe, estime maître Emmanuel Walle, avocat en droit du travail au cabinet Alain Bensoussan[3]. Si vous avez un salarié qui télécharge Microsoft Word sans licence, prend-il comme exemple, Microsoft peut attaquer l’entreprise en disant qu’elle aurait dû mettre en place des systèmes de filtrage empêchant le salarié de faire ça.
Par analogie, il estime que le concurrent pourrait se retourner contre votre entreprise qui n’aurait alors pas pris en compte dans son règlement intérieur la possibilité d’empêcher ses salariés d’agir de la sorte. «J’ai des entreprises attentives à leur image qui viennent me voir pour étudier ce qui est faisable pour éviter une utilisation des réseaux sociaux qui deviendrait source de responsabilité pour l’employeur», explique-t-il.
L’entreprise concernée pourra répondre au juge qu’elle a pris toutes les précautions possibles, avec un guide des bonnes pratiques par exemple, mais que si le salarié déroge aux règles du jeu mises en place, ce n’est plus de la responsabilité de son employeur.
Un tel contrôle des employés devient de moins en moins possible: beaucoup d’entreprises bloquent l’accès à Facebook depuis les postes du travail par exemple, mais ils ne peuvent pas agir sur les smartphones personnels de leurs employés.
En parallèle de cet aspect pénal, votre entreprise peut vouloir vous sanctionner pour un tweet pareil.
Qu’en est-il de tweets qui ne concernent en rien votre travail mais sont répréhensibles par la loi parce que racistes ou injurieux par exemple? «A priori, votre employeur ne peut pas être visé si le tweet est décorrélé de votre mission de travail», estime Emmanuel Walle. En clair, si vous diffamez votre voisin de palier, votre entreprise a peu de risques d’être poursuivie.
En théorie, elle n’aurait pas non plus de raison valable de vous sanctionner. Si, en revanche, vous écrivez un tweet homophobe alors que vous travaillez dans une association de protection des droits de l’homme par exemple, elle peut considérer que vous n’êtes plus en phase avec sa mission. Il faut pouvoir établir un lien entre les propos et la mission de travail.
Pour l'instant, on manque d'exemples concernant Twitter: en 2012, le journaliste rugby Pierre Salviac a été remercié de RTL après un tweet sexiste sur Valérie Trierweiler. Comme il n’est pas allé aux prud’hommes, pas moyen d’être sûrs qu’un propos déconnecté de sa mission chez RTL pouvait tout de même constituer un motif valable de licenciement.
Le cas pas si particulier des journalistes
Les journalistes, puisqu’on parle d’eux, sont les principaux coupables du «mes tweets n’engagent que moi». Dans son guide d’usage des réseaux sociaux à destination de ses journalistes, l’Agence France Presse leur demande d’ailleurs, entre autres, d’ajouter «la mention “les propos publiés ne reflètent pas la position de l’AFP” ou une formule similaire» à leur profil Twitter.
La question des médias est compliquée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui précise dans son article 42:
«Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l'ordre ci-après, savoir:
1° Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l'article 6, de les codirecteurs de la publication;
2° A leur défaut, les auteurs»
C’est ce qu’on appelle la responsabilité en cascade: quand un journaliste se retrouve devant la justice pour diffamation ou injure publique après un article, son directeur de publication est également assigné.
Quand il s’agit d’un article, d’un reportage télé ou radio diffusé sur le média en question, c’est relativement clair. Mais le compte Twitter d’un journaliste peut-il être considéré comme la prolongation de son média, et un directeur de publication peut-il se retrouver en procès pour un tweet d’un de ses salariés?
Le guide de l’AFP demande étrangement à ses journalistes d’ajouter la mention «les propos publiés ne reflètent pas la position de l’AFP» tout en précisant que «dans la mesure où le contenu est posté par le journaliste dans le cadre de ses fonctions, l'AFP peut également voir sa responsabilité engagée».
L’agence de presse s’avance un peu: aucun tribunal n’a eu pour l’instant à trancher la question du tweet comme engageant la responsabilité du directeur de publication. Pour l’avocate en droit de la presse Anne Cousin, «le directeur de la publication n’est pas responsable de ses journalistes mais des contenus que le journal diffuse, qu’ils soient signés ou non d’ailleurs».
Si par exemple je vais sur un plateau télé où je diffame Angelina Jolie, l'actrice pourrait me poursuivre moi, mais pas le directeur de la publication de Slate, Jean-Marie Colombani.
Dans l’ensemble, l’avocate ne pense pas que l’article 42 joue en cas de tweet. Un juge aurait à chercher si le compte Twitter du journaliste appartient à l’espace contrôlé éditorialement par son organe de presse et pourrait considérer des éléments comme le nom du compte (si je m’appelais sur Twitter @CecileSlatefr par exemple, ça pourrait faire pencher la balance).
En «encourageant vivement» ses journalistes à s’ouvrir un compte Twitter et à être actifs sur les réseaux, l’AFP augmente ainsi potentiellement ses risques d’être considérée comme responsable de leurs propos.
Cécile Dehesdin
PS: pour la version humoristique de «Ah vraiment, ces tweets n'engagent que vous?», direction baborlelefan.
[1] Les Américains nous ont précédé avec leurs «views are my own», qui ne les protègent pas davantage de se faire renvoyer. Retourner à l'article
[2] Indiquer que vos retweets ne «valent pas approbation», traduction littérale du «RTs are not endorsement», ne vous protège pas non plus. Reproduire des propos diffamatoires, par exemple, est puni par la loi. Retourner à l'article
[3] Si les tweets litigieux sont postés le week-end ou pendant les vacances du salarié, il sera plus difficile, mais pas nécessairement impossible, d’activer la responsabilité de l’employeur. Retourner à l'article
Mise à jour du 30/07/13: le délit d'offense au chef de l'Etat vient d'être supprimé, nous avons donc ôté les exemples le concernant. Comme on nous l'a fait remarquer, on manque d'exemples avec Twitter mais pas de jurisprudence sur le sujet plus général des rapports salarié/employeur et mission de travail.