Économie

La mer de Barents, trait d'union russo-norvégien

La Russie et la Norvège coopèrent depuis 1993 en mer de Barents, espace arctique très poissonneux et, surtout, très riche en hydrocarbures. Un dialogue renforcé depuis qu’ils ont, en 2010, réglé un différend territorial vieux de 40 ans.

Kirkenes, en 2010. REUTERS/Helge Sterk/Scanpix
Kirkenes, en 2010. REUTERS/Helge Sterk/Scanpix

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LES DISPARITIONS DU GRAND NORD [4/5]

Le 4 juin dernier, à Kirkenes, calme petite ville norvégienne portuaire et minière, proche de la frontière russe, les Premiers ministres russe, norvégien, danois, finlandais, suédois et islandais[1] se sont retrouvés pour un sommet du «Conseil euro-arctique de Barents» célébrant les 20 ans de ce forum intergouvernemental censé promouvoir le développement de la région.

Il y a été question de coopération économique, d’environnement, de soutien aux populations autochtones. Mais le sujet de conversation majeur portait sur la manne pétrolière et gazière de la mer de Barents que ses deux pays riverains, Norvège et Russie, sont aussi déterminés l’un que l’autre à exploiter massivement.

La mer de Barents est l’une des régions les plus stratégiques de l’Arctique car elle est située sur le trajet de la Route maritime du Nord (RMN), car sa zone sud, léchée par le Gulf Stream, est libre de glace toute l’année et, enfin, car elle est l’une des plus riches en ressources naturelles: poissons et hydrocarbures. La prospection de cette zone a commencé il y a plusieurs décennies. La compagnie pétrolière norvégienne Statoil exploite le champ gazier offshore de Snovit.

Le gisement de Shtokman, au large des côtes russes, est l’un des plus vastes au monde (3.200 milliards de m3 de réserves estimées). Il devait initialement entrer en production vers 2016 mais le projet est gelé depuis plus d’un et demi par l’opérateur russe Gazprom (allié à Total et Statoil), en raison de coûts de production faramineux, des conditions de fiscalité et, surtout, de la disparition de sa cible d’origine: le marché américain, peu intéressé par le gaz arctique depuis «la révolution du gaz de schiste».

Mais cette cours aux investissements est restée limitée en raison du différent territorial qui a opposé la Russie et la Norvège pendant 40 ans, les deux voisins revendiquant une même zone de la mer de Barents. Le droit international de la mer de 1982 prévoit en effet qu’un pays peut exercer sa souveraineté sur les eaux et le sous-sol dans sa zone économique exclusive (ZEE) des 200 milles mais lui permet d’étendre ce contrôle (sur les fonds marins seulement) jusqu’aux limites du plateau continental, à condition de prouver que celui-ci est bien en continuité géologique avec ses côtes.

En Arctique, plusieurs «zones grises» font ainsi l’objet de revendications concurrentes, interdisant, dans l’attente d’une décision de l’OMI (organisation maritime internationale) toute possibilité d’exploration dans les zones contestées. C’était le cas dans la zone grise que se disputaient Moscou et Oslo –zone à haut potentiel en hydrocarbures–  avant qu’ils ne parviennent à trouver un accord en 2010, entré en vigueur en 2011, qui partage le territoire visé à 50/50.

De la mer du Nord à l’Arctique

«Dans les heures qui ont suivi la ratification de l’accord, la Norvège a commencé les études sismiques dans sa zone», s’amuse Rune Rafaelson, directeur du secrétariat de Barents (organisation qui gère la coopération) basé à Kirkenes. Le 19 juin dernier, le Parlement norvégien a entériné l’ouverture au forage de ce secteur grand comme la Suisse, malgré les protestations d’organisations écologistes et d’une partie de l’opposition, qui souhaitaient que certaines portions vulnérables en soient exclues. Mais le Parlement s’est borné à interdire l’exploration à moins de 50 kilomètres de la limite de la glace (la Norvège proscrit déjà tout forage dans les secteurs couverts par la banquise).

Le volontarisme pétrolier de la Norvège, démocratie évoluée souvent considérée comme exigeante en matière d’environnement, déçoit aujourd’hui les ONG écologistes. Dernier exemple en date: le récent feu vert du gouvernement travailliste à une étude d'impact sur des forages pétroliers au large des îles Lofoten. Le sujet est ultra polémique dans le pays. Les eaux de ces magnifiques îles arctiques, extrêmement préservées et poissonneuses, sont en outre vitales pour la pêche norvégienne, les cabillauds venant y frayer l’hiver.

 Mais Oslo tire depuis des années sa prospérité de ses exportations de gaz et d’or noir (dont il est le septième exportateur mondial) et entend conserver son avantage en misant sur l’Arctique, alors que sa production décline en mer du Nord. «La mer de Barents devient le nouveau centre de gravité énergétique de l’Europe et va lui servir de ventre nourricier», analyse Eric Canobbio, géographe à l’université Paris 8, spécialiste du Grand Nord. Symbole de cette ambiance d’eldorado, la ville de Hammerfest, plus au sud, surnommée Oil City, recueille les retombées économiques de l’activité de la plateforme gazière de Snovit. 

Cet état d’esprit conquérant n’est d’ailleurs pas près de changer. Car si l’actuel gouvernement travailliste, considéré comme «oil friendly», risque fort, selon les sondages, de perdre les prochaines élections de l’automne, il devrait être remplacé par des conservateurs qui le sont plus encore. Au programme, donc: la délivrance de nombreux permis de forage (plus de 80 prévus cette année) et des plans agressifs d’investissements en infrastructures, dont la ville frontalière de Kirkenes espère bénéficier .

Russes et Norvégiens main dans la main

Car l’essor de la zone maritime frontalière de la mer de Barents va se faire en étroite collaboration avec les Russes. «Grâce à notre accord, nous allons étendre notre coopération au domaine de l’énergie», z’est réjoui, lors du sommet de Barents, le premier ministre norvégien Jens Stoltenberg, aux côtés de son homologue Dmitri Medvedev. L’accord prévoit d’ailleurs qu’en cas de découverte d’un gisement  à cheval sur la ligne de délimitation, son exploitation se fera en partenariat.

La compagnie pétrolière russe Rosneft a d’ailleurs commencé la semaine dernière les travaux de prospection géologique côté russe, associé à l’italienne Eni, l’anglo-hollandaise Shell, la japonaise Inpex et bien sûr la norvégienne Statoil. «Les Russes ne disposent pas des technologies nécessaires pour ces forages offshore complexes», explique Rune Rafaelson.

En 20 ans, la collaboration s’est beaucoup développée de chaque coté de la frontière. De nombreux Norvégiens parlent couramment russe (les Russes ne parlant, eux, généralement, que russe). «Lorsque le Conseil de Barents a été créé en 1993, nous sortions de la guerre froide et la priorité, pour nous, c’était la paix avec notre voisin», poursuit Rune Rafaelson. Or la Russie a traversé, après la chute du régime soviétique «une période de terrible récession». L’effondrement de l’URSS «a traumatisé les pays du Nord», souligne Eric Canobbio. La Norvège a eu peur du chaos dans cette zone «la plus nucléarisée du monde». C’est ce qui l’a poussée à s’entendre coûte que coûte avec la Russie.

Il y a bien quelques soucis de voisinage, telle la proximité de la ville industrielle Norilsk Nikel (à 30 km de la frontière), l’un des 10 sites les plus pollués de Russie, dont le complexe de fonderie rejette des taux records d’oxyde de nickel et de soufre sans que les autorités russes ne bougent. Ou le lancinant dossier des épaves de sous-marins nucléaires, non résolu depuis 20 ans, malgré d’importants financements internationaux.

Du pétrole au cabillaud

Mais, dans l’ensemble, les relations sont bonnes. Des manœuvres navales conjointes sont organisées régulièrement en mer de Barents autour d’opérations de secours, de défense aérienne ou de détection des sous marins. De même, la gestion parallèle des 196 km de frontière commune (qui est aussi une frontière Schengen) et du poste frontière de Storskog, se fait de façon plutôt  conviviale entre les équipes de policiers et de garde frontières du Colonel norvégien Ivar Sakserud, et celles du FSB de Mourmansk, grâce notamment à des rencontres fréquentes entre homologues et à des exercices communs très appréciés des jeunes recrues norvégiennes.

Mais le type de coopération réussie que les 2 pays mettent toujours en avant pour prouver leur capacité à exploiter les hydrocarbures de façon responsable, c’est leur gestion commune des pêches de cabillaud. Interdiction des rejets de pêche en mer, traque à la pêche illégale qui a réduit celle-ci à quasi zéro, règles strictes de la taille des prises: le stock de cabillauds de la mer de Barents, le plus important du monde, est en hausse sensible. A tel point que le quota de pêche (partagé à 50/50 entre les deux pays) a atteint cette année le record d’un million de tonnes.

Un cas exemplaire même si certains experts se demandent si, outre cette gestion durable, l’afflux de poissons en mer de Barents n’est pas aussi le fait du réchauffement climatique, qui fait migrer les espèces subarctiques vers le Nord.

Anne Denis

[1] Plus un représentant de l’Union européenne. Retourner à l'article

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