Culture

Trayvon Martin: la guerre de sécession se poursuit en chansons

La condescendance des gens du Nord vaut-elle le racisme de ceux du Sud des Etats-Unis?

Dans l'Alabama en 2009. REUTERS/Carlos Barria
Dans l'Alabama en 2009. REUTERS/Carlos Barria

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La récente déclaration de Stevie Wonder sur son intention de ne plus donner le moindre concert en Floride tant que ne sera pas abolie la loi Stand Your Ground, à la suite de l’acquittement de George Zimmerman, l’assassin du jeune Trayvon Martin, nous rappelle que les grands chanteurs populaires s’emparent de sujets de société. Le plus souvent, d’ailleurs, ils le font en chanson. C’est après tout ce qu’ils font de mieux.

La question du racisme et de l’esclavage est au centre de l’histoire américaine et comme sujet de société, excusez du peu.

C’est en 1930 que Lewis Allan, Américain juif d’origine russe, membre du Parti communiste américain, indigné par la nouvelle du lynchage de deux jeunes noirs, rédige un poème, baptisé Bitter Fruit. En 1937, il se décide à le publier. Un an plus tard, il le met en musique et son nom change pour devenir Strange Fruit. Est-il vraiment nécessaire de raconter la suite?

Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques réveille quelques ardeurs artistiques et de nombreuses chansons traitent de cet épineux sujet, sous toutes ses formes, dénonçant les préjugés de part et d’autres, comme Don’t call me Nigger, Whitey de Sly and the Family Stone ou proposant un changement radical de société, comme le magnifique Revolution de Nina Simone.

Mais il est un sujet intéressant, c’est la manière dont ce racisme américain est souvent dénoncé, par les gens du Nord des Etats-Unis, comme la triste caractéristique d’un Sud présenté comme arriéré, réac, peuplé de ploucs, les fameux Rednecks, nécessairement racistes, bornés, crétins et toujours prompts à sortir les flingues pour montrer aux noirs (et maintenant aussi aux hispaniques) qui sont les vrais patrons. 

Les gens du Sud, eux, dénoncent ce qu’ils considèrent comme le mépris des gens du Nord à leur endroit, ce qui les pousse souvent à revendiquer leur rustrerie plutôt qu’à tenter de convaincre les Yankees qu’ils ne sont pas aussi crétins qu’ils le pensent. Et l’histoire de la musique américaine offre de très bons exemples de cet antagonisme.

Neil Young vs Lynyrd Synyrd

Difficile d’être plus Nordiste que Neil Young: il est Canadien. En 1970, sur l’album After the Gold Rush, il dénonce, avec la chanson Southern Man, le passé esclavagiste du Sud, les «croix qui brûlent» (celles du Ku Kux Klan) et interroge les habitants du Sud: «Quand allez vous payer votre dette envers les noirs?»

En attendant, déplore Neil Young, les fouets continuent de claquer et le vent du changement tarde à arriver. En 1972, sur l’album Harvest, le Loner enfonce le clou avec Alabama, qui décrit un Etat du Sud «portant un poids sur les épaules, qui lui brise le dos».

Dans le Sud des Etats-Unis, on accepte guère de se voir donner des leçons par des gars du Nord –et encore moins par un Canadien. En 1974, sur son album Second Helping,  le groupe Lynyrd Skynyrd enregistre Sweet Home Alabama, réponse explicite à Neil Young:

J’ai entendu Mister Young chanter sur (l’Alabama)

J’ai entendu ce vieux Neil (le) brocarder

J’espère que Neil Young se souviendra

Que les gars du Sud n’ont pas besoin de lui.

Depuis quarante ans, cette chanson est considérée comme un bon coup de savate donné aux libéraux donneurs de leçons par de nombreux conservateurs américains, qui se méprennent sur deux points essentiels. Le premier est que Neil Young et Ronnie van Zant, le chanteur de Lynyrd Skynyrd, étaient amis, le premier vouant une admiration sans borne au second. On verra régulièrement Ronnie porter un T-shirt Tonight’s the Night de Neil Young avant sa tragique disparition dans un accident d’avion, en octobre 1977, avec deux autres personnes. Neil Young interprétera par la suite, à de nombreuses reprises, la chanson Sweet Home Alabama, en la dédiant à «des amis qui sont au ciel».

Le deuxième point de méprise, c’est que la chanson est à prendre au second, voire au troisième degré. Le troisième couplet de Sweet Home Alabama peut de prime abord apparaître comme un soutien explicite au gouverneur Wallace, ultra-conservateur («A Birmingham, ils aiment le gouverneur») et partisan proclamé de la ségrégation perpétuelle.

«Le gouverneur Wallace et moi n’avons pas grand-chose en commun, dira Ronnie van Zant, et je n’apprécie pas du tout la manière dont il parle des gens de couleur.» (Dans la version studio, on entend «Bouh! Bouh! Bouh!» après le mot «gouverneur.»)

Quant à «l’attaque» contre Neil Young, elle est un chef d’œuvre de double-entendre: «A mon avis, dira van Zant, Neil a commis l’erreur de tuer tous les canards alors qu’il ne voulait en buter que deux ou trois.» Il lui reproche d’avoir mis tous les gens du Sud dans le même sac. Voilà pourquoi il dit dans la dernière phrase du couplet qu’ils n’ont pas besoin de lui.

Dans son autobiographie parue en 2012, Neil Young évoque la controverse et le texte de Southern Man:

«Je déteste écouter mes paroles, elles sont accusatoires et condescendantes.»

Lynyrd Skynyrd traîne depuis longtemps une image de groupe raciste ou de groupe ayant mis une bonne claque à Neil Young. C’est aussi injuste qu'infondé. L’ironie et le sarcasme font décidément partie des formes d’humour les moins bien comprises.

Les Rednecks de Randy Newman

Un des maîtres du sarcasme, de l’ironie et de la satire justement est Randy Newman. Je vous ai déjà dit que c’était un génie? Ah oui, je vous l’ai déjà dit. L’album Good Old Boys, sorti en 1974, voit Randy Newman s’attaquer frontalement à la question du racisme dans le Sud avec la chanson Rednecks.

Les circonstances mêmes de l’écriture de la chanson méritent le détour.

Le 18 décembre 1970, Randy Newman assiste médusé au passage télévisé de Lester Maddox dans l’émission The Dick Cavett Show. Maddox vient tout juste d’être élu gouverneur de Georgie. L’homme représente à peu près tout ce que Randy Newman déteste: réactionnaire, raciste (il a préféré fermer le restaurant dont il était propriétaire plutôt que d’y faire appliquer les lois de déségrégation), c’est un démagogue de la pire espèce.

Mais Dick Cavett le tourne en ridicule et met les rieurs de son côté. L’émission est un calvaire pour Maddox: «On ne lui a même pas donné la possibilité de montrer à quel point il était idiot, dira Randy Newman. Le public le huait; il n’a même pas pu s’exprimer alors qu’il venait d’être élu gouverneur d’un Etat de six millions d’habitants. Si j’avais été Georgien, j’aurais été indigné par ce spectacle, quand bien même Maddox est un réac et un crétin.» Il décide donc d’écrire Rednecks, en se mettant dans la peau d’un gars du Sud:

Hier soir, j’ai vu Lester Maddox à la télévision

Interviewé par un juif crâneur de New York (Note: Cavett n’est pas juif)

Le juif s’est moqué de Lester Maddox, Et le public aussi.

C’est peut-être un crétin, Mais c’est notre crétin.

S’ils pensent qu’ils valent mieux que lui, ils se trompent,

Alors je suis allé dans le parc avec du papier, et j’ai écrit cette chanson.

Le couplet se poursuit en narrant les navrantes aventures des bons ploucs du Sud fiers de leurs chaussures en crocos, de leur bêtise et de leurs bitures régulières lors des barbecues, et se termine par un couplet bien dérangeant:

On est des ploucs, on est des ploucs

On est cons à bouffer du foin

On est des ploucs, on est des ploucs,

Mais nous, les nègres, on les fait marcher droit.

La chanson démarre donc comme une attaque en règle des crétins congénitaux du Sud des Etats-Unis. Mais au deuxième couplet, l’auteur délivre un tout autre message, à la hauteur de son talent:

Le nègre, dans le Nord, on l’appelle un «noir»

Là-bas, il est respecté

Par chez nous, on est tellement ignorants

Qu’on s’est même pas rendu compte que le Nord a libéré le nègre!

Oui,

Il est libre d’être mis en cage à Harlem, au cœur de New York

Il est libre d’être mis en cage dans le South-Side de Chicago

Le West-Side

Il est libre d’être mis en cage à Hough (Cleveland)

Il est libre d’être mis en cage à East St. Louis

Il est libre d’être mis en cage à Fillmore (San Francisco)

Il est libre d’être mis en cage à Roxbury (Boston).

Ils les raflent à des kilomètres à la ronde.

Ils les font marcher droit.

En renvoyant dos à dos le racisme affiché du Sud qui n’a pas encore soldé les comptes de la ségrégation et le racisme déguisé du Nord qui ostracise les noirs en les cantonnant à des ghettos, Randy Newman jetait un sacré froid et la chanson fit grand bruit. Certains considérèrent que Newman avait commis une chanson raciste. D’autres qu’il exonérait un peu trop facilement les gens du Sud de leur racisme.

En 1998, Randy Newman affirmait qu’on continuait de lui demander comment il avait osé écrire une telle chanson vingt ans après qu’il l’ait composée. Il avouait lui-même qu’il était souvent mal à l’aise à l’idée de prononcer le mot «nègre» sur scène.

Lenny Bruce, dans un sketch célèbre, dira lui qu’il voulait répéter ce mot, «jusqu’à ce qu’il se vide de sa substance et ne fasse plus jamais pleurer un enfant de six ans à l’école».

Pierre Desproges a dit que l’on pouvait rire de tout, mais pas avec tout le monde. Je pense que Randy Newman est d’accord.

Sinon, j’allais oublier l’essentiel: les deux jeunes noirs qui inspirèrent à Lewis Allan la chanson Strange Fruit furent lynchés dans l’Indiana. Un Etat du Nord.

Antoine Bourguilleau

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