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Pourquoi Obama ne peut pas influencer la situation en Egypte

La plupart des observateurs semblent oublier un point essentiel: la Guerre froide est finie, depuis longtemps. Et avec elle, le «pouvoir» sans limite des Etats-Unis.

Le Caire, 15 juillet 2013, un partisan de Mohamed Morsi. REUTERS/Mohamed Abd El Ghany
Le Caire, 15 juillet 2013, un partisan de Mohamed Morsi. REUTERS/Mohamed Abd El Ghany

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De temps en temps, je lis un article de journal écrit par un observateur bien éduqué, ou encore un discours d’un politicien avec de l’expérience, et je me demande: est-ce que cette personne a déjà ouvert un seul livre sur les relations internationales? Est-ce qu’elle connaît quoi que ce soit au pouvoir? Est-ce qu’elle comprend les différences de base entre le monde de la Guerre froide et le monde d’aujourd’hui?

Ces derniers jours, je n’arrête pas de remuer la tête de stupéfaction: les auteurs de nombreux articles ou discours que j’ai lus semblent croire que le président des Etats-Unis peut contrôler les événements en Egypte d’un vulgaire claquement de doigts, et ils sont consternés de voir qu’Obama n’a pas l’air de pouvoir ou de vouloir le faire.

Par exemple, dans un article du Wall Street Journal du 8 juillet, Gerald Seib a écrit: «L’objectif de l’administration d’Obama doit être de transcender» la question du choix de s’allier avec les militaires ou bien avec les Frères musulmans, et «de donner du pouvoir à ces jeunes Egyptiens» (ceux qui ont organisé les manifestations qui ont renversé le régime d’Hosni Moubarak) «qui ont un nombre important mais une influence réduite». Seib ajoutait que «ça a l’air simple, mais en fait, c’est très compliqué à accomplir». (Ce qui me paraît vraiment compliqué dans cet article, c’est de comprendre comment Seib peut penser que «ça a l’air simple».)

Le 5 juillet, dans le Washington Post, Robert Kagan a descendu la politique d’Obama envers l’Egypte, en déclarant que le président s’était contenté de «faire un clin d’œil» aux organisateurs du coup d’Etat, en trahissant ainsi les principes pro démocratiques qu’il avait adoptés en entrant à la Maison Blanche.

A peu près au même moment, le sénateur John McCain, le plus fervent porte-parole des Républicains sur le sujet de la politique étrangère, a demandé à ce que l’aide militaire d’1,5 milliard de dollars versée à l’Egypte soit suspendue cette année, en partant tacitement du principe qu’une défaite forcerait les généraux du Caire à arrêter de tirer sur leurs opposants et à installer un gouvernement démocratique sur le champ.

Le problème, avec toutes ces plaintes et propositions, c’est que les Etats-Unis ne sont en fait pas vraiment capables d’influencer les politiques internes d’un autre pays, surtout lorsqu’il s’agit d’un pays aussi grand et éloigné que l’Egypte. Ça n’a rien à voir avec Obama, c’est un fait central dans la géopolitique mondiale de nos jours, qui ne s’applique non pas uniquement aux Etats-Unis, mais à n’importe quelle autre nation, peu importe le pouvoir qu’elle semble avoir selon les manières traditionnelles de le mesurer.

Qu'est-ce qu'Obama aurait bien pu faire?

L’appel à l’aide de Gerald Seib à Obama pour «donner du pouvoir à ces jeunes Egyptiens» est tout particulièrement troublant: ç’aurait été bien (pour nous et pour l’Egypte) si ces technocrates, anglophones et de culture occidentale, qui ont mené les manifestations contre le régime de Moubarak sur la place Tahrir, avaient pu se débrouiller pour accéder au pouvoir. Mais en fait, l’élection qui a suivi a montré qu’ils n’avaient le soutien que d’une petite partie de la population égyptienne (ou qu’en tout cas, ils ne parvenaient pas à la mobiliser), et on ne voit pas bien ce qu’Obama aurait pu faire –ou pourrait encore faire, pour les rendre plus attrayants.

Robert Kagan est un grand universitaire néoconservateur, et il sait que la plupart, si ce n’est la totalité, des présidents américains ont soutenu des «dictatures amicales», et ce, en sacrifiant souvent l’approche démocratique. Il en veut à Obama parce que son discours a changé de ton depuis le début de son mandat et qu’il a fini par agir en suivant la bonne vieille realpolitik.

Ce sujet aurait pu déclencher une analyse du pouvoir américain au début du XXIe siècle, mais ce n’est pas la direction qu’a pris Kagan. Au lieu de ça, il modifie les réalités pour qu’elles concordent avec ses prédispositions idéologiques: il lapide Obama pour s’être contenté d’un clin d’œil au coup d’Etat égyptien (alors qu’en fait, le président n’a sûrement pas pu y faire grand-chose), et à côté de ça, il encense George W. Bush pour avoir «essayé, bien que de manière inégale, de restaurer les relations américaines avec les dictatures du monde arabe» (quand on sait qu’en fait, ses efforts se sont avérés, de manière égale, désastreux).

La plupart des observateurs qui écrivent sur le chaos égyptien reconnaissent que les Etats-Unis ne jouissent plus de la même influence qu’ils avaient connue auparavant au Moyen-Orient. Mais ils semblent croire que cette influence pourrait être restaurée si seulement Obama faisait plus d’efforts ou réfléchissait de manière un peu plus créative. Ils ont tort sur toute la ligne.

La grande ironie de ces vingt dernières années, c’est que la fin de la Guerre froide a rendu les Etats-Unis (le vainqueur, donc) moins puissants qu’ils ne l’étaient auparavant, en tout cas si on considère que le «pouvoir» signifie la capacité d’imposer sa volonté à quelqu’un d’autre. La Guerre froide a été une période terrible, mais elle a également constitué un système de sécurité international. Le globe était divisé en deux sphères, et les pays au milieu s’inclinaient souvent (par volonté ou par obligation) en laissant les dirigeants d’une des deux sphères gérer leurs intérêts, pour leur propre sécurité. Quand l’Union soviétique a implosé en 1991, le système de la Guerre froide s’est effondré avec elle. Certains des pays qui se trouvaient entre-deux ont continué à suivre la superpuissance qui avait survécu parce qu’ils partageaient des intérêts mutuels, mais d’autres se sont sentis libres de prendre leur envol.

Les relations entre les Etats-Unis et l’Egypte ont décollé dans la fin des années 1970, dans le sillage de la guerre de Kippour, quand le président Anouar El-Sadate a coupé les liens qu’il entretenait avec ses fournisseurs soviétiques et qu’il s’est tourné (parce qu’il avait encore besoin du soutien d’une superpuissance) vers l’ouest et son programme, en allant même jusqu’à signer un traité de paix avec Israël (ce qui a peut-être conduit à son assassinat). L’Egypte est très vite devenue le deuxième bénéficiaire le plus important d’aides militaires provenant des Etats-Unis, juste après Israël. C’est ce qui a causé la relation privilégiée qui existe encore aujourd’hui entre les Etats-Unis et les officiers militaires égyptiens.

Il n'y a pas que les Etats-Unis

Toutefois, et parce que la Guerre froide est terminée, des dynamiques très différentes entrent en jeu dans les politiques du Moyen-Orient. Même si les relations avec les Etats-Unis sont un facteur important dans la politique égyptienne, c’est loin d’être l’unique facteur, pas même si on considère la situation d’un point de vue purement économique. 

A quelques jours du renvoi du président Morsi, les têtes couronnées d’Arabie saoudite, du Koweït, et des Emirats arabes unis (les leaders de l’alliance anti-islamiste de la région) se sont mises d’accord pour verser à l’Egypte un total de 12 milliards de dollars en subventions et prêts (huit fois plus que l’aide américaine cette année).

Cela révèle surtout l’inexactitude de la pensée de McCain: si les Etats-Unis supprimaient leurs aides, ce serait un coup dur pour l’Egypte, mais ce ne serait pas un désastre. (Le petit malaise dans tout ça, c’est que la loi américaine veut que les aides versées à un gouvernement étranger qui a pris le pouvoir grâce à un coup d’Etat militaire soient automatiquement supprimées, et c’est pour ça que l’administration d’Obama a trouvé de nombreuses manières d’éviter d’appeler le renvoi de Morsi un «coup d’Etat», même s’il est très clair qu’il s’agissait exactement de ça.)

Le fait est que Washington veut maintenir une certaine influence au Caire, et si les représentants et les généraux américains, ainsi que les investisseurs potentiels, veulent que quelqu’un en Egypte leur accorde de l’attention quand ils en réclament, il faudra qu’ils fassent monter la mise. C’est là tout le dilemme qui a préoccupé l’administration d’Obama pendant cette année passée de troubles: ils doivent maintenir un semblant de relation avec le gouvernement égyptien, peu importe la personne au pouvoir, et même si cela s’avère très désagréable. (L’administration a abandonné Moubarak uniquement à partir du moment où il est devenu clair qu’il allait être éjecté, quelle que soit la position américaine à ce sujet). Rester impliqué permet aux Etats-Unis de donner à l’Egypte des petits coups de coude de conseils, d’incitations, ou de motivations pour faire progresser les intérêts américains (et ce que les occidentaux perçoivent comme les intérêts égyptiens). Mais c’est à peu près tout ce qu’un président américain, ou n’importe quel dirigeant étranger, d’ailleurs, peut faire. Croire autre chose, c’est pencher vers une dangereuse nostalgie.

Fred Kaplan

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

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