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Les jeunes n’achètent plus de voitures neuves. En 2009, l’acheteur de voiture neuve français avait en moyenne un peu plus de 50 ans, et seulement 9% de ceux qui achetaient des voitures neuves avaient moins de 30 ans. Aujourd’hui, avoir 18 ans ne rime plus avec passer son permis de conduire: le nombre de sésames de la route délivrés a chuté de près de 30% entre 1980 et 2011.
Et le phénomène n’est pas cantonné à la France. «On retrouve ce vieillissement dans le monde entier» confirme François Roudier, porte-parole du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA). Même aux Etats-Unis, pays où la voiture a été le symbole ultime de la liberté et de la jeunesse, les jeunes la délaissent.
Cette évolution correspond-elle à un changement de comportement profond de la fameuse génération Y (ceux nés dans les années 1980 et 1990) ou n’est-elle que le reflet d’une conjoncture économique particulièrement difficile pour les jeunes? C’est la grande question qui taraude les constructeurs, et dont l’avenir du marché automobile dépend en partie.
«Jusqu’à récemment, chaque génération s’équipait plus en automobile que celles d’avant, explique Bénédicte Charvet-Baudouin, qui dirige les études sur l’automobile au BIPE. Mais la génération qui a entre 25 et 30 ans aujourd’hui s’équipe moins que celle d’avant, c’est la première fois que l’on constate un déclin.»
La contrainte économique
Pas besoin d’être économiste pour le savoir, les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas beaucoup d’argent. Plus de 26% des moins de 25 ans qui sont sur le marché du travail sont au chômage en France. Ajoutez à cela un prix du pétrole qui a presque triplé au cours des 20 dernières années, la hausse du prix des voitures neuves et surtout des frais d’entretien, de réparation, d’assurance, du permis de conduire, et vous obtenez une explication plutôt convaincante du manque d’entrain des jeunes à acheter une voiture.
«Globalement, si les jeunes achètent moins de voitures neuves aujourd’hui, c’est parce qu’ils n’en ont pas les moyens», confirme Flavien Neuvy, responsable de l’observatoire Cetelem qui a publié une étude approfondie sur les jeunes et l’automobile en 2011.
Conséquence directe de cette contrainte économique, le marché des voitures d’occasion a littéralement explosé pour dépasser largement celui des voitures neuves. En 2009, il s’est vendu presque trois fois plus de voitures d’occasion que de voitures neuves.
Et ce sont les jeunes qui ont le plus utilisé cette parade: 80% des Français de moins de 30 ans qui s’équipent d’une voiture achètent une voiture d’occasion. Pour Flavien Neuvy, ce choix pragmatique se comprend aisément:
«Un jeune va préférer acheter un modèle d’occasion qui lui fait vraiment envie, qui correspond à ses attentes plutôt que d’acheter une voiture neuve quelconque. Aujourd’hui, les voitures ne roulent en moyenne que 12.000 km par an, donc si vous achetez une voiture d’occasion qui a trois ans, ça ne pose aucun problème en termes de fiabilité et d’état de la voiture, d’autant plus que les voitures sont de plus en plus fiables à la base.»
Des publicités de moins en moins jeunes?
Les acteurs du secteur ont eux aussi intégré cette nouvelle donne, et ne semblent plus vraiment prendre les moins de 30 ans pour des acheteurs crédibles sur lesquels ils devraient concentrer leurs efforts de communication et de marketing. Dans son spot télé pour la DS5 Hybrid4, Citroën n’oublie pas de faire dire à Ewan McGregor qu’il a «40 ans»:
Quand on sait qu’au-dessus d’un certain âge, les clients s’identifient plus facilement à des personnes un peu plus jeunes qu’elles, et que les publicitaires en tiennent compte dans leurs spots, il est facile d’imaginer que la cible réelle de cette campagne se situe plutôt autour de 45 ans.
Et même pour les véhicules à priori destinés à un public jeune, les publicités utilisent des codes qui parlent aux baby-boomers. Pour sa 208 GTI (une petite voiture sportive), Peugeot a choisit de mettre en avant une guitare électrique, symbole de la jeunesse des années 1960, plutôt qu’un DJ:
«Les vendeurs en concessions ont le portrait-robot de leurs clients en tête, c’est plutôt un homme ou une femme de 40-50 ans, ajoute Flavien Neuvy. Quand les jeunes rentrent chez un concessionnaire, ils n’ont pas le sentiment d’être vus comme des clients crédibles.»
Pour des consommateurs au budget limité comme le sont beaucoup de jeunes, acheter une voiture neuve n’a aucun sens économique, d’autant que celle-ci perd une partie non-négligeable de sa valeur au moment de l’achat.
Ce constat aurait à première vue de quoi inquiéter les constructeurs, mais il n’est en fait pas si catastrophique que cela sur le long terme. Si les jeunes n’achètent plus de voitures neuves pour des raisons purement économiques tout en restant attachés à la voiture, ils achèteront leur propre véhicule quelques années plus tard que leurs aînés, vers 30-35 ans, quand ils auront un emploi stable et des enfants.
Ce simple report dans le temps de l’achat de voiture correspondrait à une tendance plus générale: les membres de la génération Y remettent à plus tard tous les marqueurs qui accompagnaient traditionnellement le passage à l’âge adulte. Ils se marient, ont leur premier enfant et accèdent à la propriété plus tard que leurs aînés.
Une question de génération ou de conjoncture?
Mais une autre hypothèse, bien plus sombre pour l’industrie automobile, est prise très au sérieux par les observateurs et les acteurs du secteur: les jeunes d’aujourd’hui seraient moins attachés à la voiture en tant qu’objet.
Laurent Fouillé, chargé d'études mobilités à l’Agence d'urbanisme d'Orléans, l’a étudié en profondeur, et a rédigé une thèse de près de 500 pages sur l’évolution de l’attachement des Français à la voiture. Selon lui, on assiste bien à un «début de changement dans la relation à l’objet» qu’est la voiture, mais plus dans la perception que l’on en a que dans l’usage. «La voiture ne fait plus rêver, analyse-t-il. Elle se situe dans l'héritage passé, déjà là, plutôt que du côté du progrès, de l'essor, de l'avenir. Le futur ne s'imagine plus avec des voitures volantes.»
Le sociologue Jean Viard, auteur notamment de Eloge de la mobilité, va même plus loin, et estime que c’est Internet qui joue aujourd’hui le rôle de vecteur ultime de la liberté que recherche tant la jeunesse:
«L’Internet est aux jeunes d’aujourd’hui ce que la voiture était aux jeunes dans les années 1960: un moyen de socialiser qui n’existait pas à la génération précédente.»
Une analyse que partage en partie Laurent Fouillé, même s’il tempère le propos:
«A une époque les jeunes générations étaient plus équipées en voiture et mieux dotées en permis de conduire que leurs aînés. C'est aujourd'hui le cas avec les ordinateurs. Mais avoir une voiture n'empêche pas d'avoir un ordinateur et un téléphone portable, sauf à considérer que chaque euro versé aux opérateurs télécom et aux fabricants de matériel informatique n'est plus disponible pour le pompiste ou le constructeur d'auto.»
Urbains et périurbains
Notre relation à la voiture est en fait bien plus complexe qu’une simple question de génération, et ne dépend pas simplement de l’année de notre naissance. «Vous avez des "anciens" qui ont changé dans leur relation à la voiture et sont revenus au vélo, et vous avez des jeunes férus de tuning ou de course automobile, souligne Laurent Fouillé. Et la population vieillit, il faut donc vérifier que l'âge de l'acheteur ne suive pas simplement l'évolution démographique.»
Stéphane Levi, responsable de la publicité et de l’image Peugeot, ne croit pas non plus à une génération Y qui ne serait plus attachée à la voiture:
«Attention aux généralités du type “la voiture et les jeunes, c’est fini”. Il y a une vraie prise de conscience de ce que peuvent être certaines contraintes de l’automobile comme le prix et les embouteillages, mais il y a toujours une envie de l’auto.»
D’autant plus que le rapport à la voiture est aussi très lié au type de territoire de résidence: plus les personnes habitent près des grands centres urbains, moins elles sont équipées. Le nombre de véhicules par ménage varie de 1,7 dans les périphéries des grands pôles urbains de province pour tomber à 0,5 dans Paris.
Les fameux périurbains dont on a tant parlé pendant la dernière campagne présidentielle, et qui représenteraient environ un quart de la population française, continuent d’avoir besoin de la voiture, et d’y être attachés.
Mobilité
De manière plus générale, «la mobilité tous modes continue d’augmenter, mais c’est la structure modale qui évolue au détriment de l’automobile», précise Bénédicte Charvet-Baudouin. Autrement dit, on se déplace toujours plus, mais la part de la voiture dans ces déplacements diminue.
Pour enrayer ce phénomène et continuer à toucher les jeunes, les constructeurs font de plus en plus de promotions et autres offres spéciales. Aux Etats-Unis, General Motors a récemment fait appel à la chaîne MTV pour tenter de renouer le contact.
En France, les constructeurs vont aussi chercher les clients là où ils sont, en proposant non plus seulement des voitures mais de la «mobilité», un mot devenu très à la mode dans la bouche de tous ceux qui travaillent dans le secteur automobile.
Peugeot a lancé en 2009 Mu, son propre service de location personnalisé, pour «répondre au besoin de mobilité des jeunes urbains, moins attirés par la possession d’un véhicule mais qui trouvent la liberté de mouvement toujours aussi importante» explique Stéphane Levi. Citroën a suivi en 2011 avec Multicity qui propose, en plus d’un service de location classique, de mettre ses clients en relation pour de la location de particulier à particulier ou du covoiturage.
Connectivité
Renault de son côté a aussi son service de location. Mais dans une récente interview, son patron Carlos Ghosn a évoqué une autre piste qui pourrait réconcilier la voiture de demain avec les jeunes:
«Je ne pense pas que les jeunes se désintéressent de la voiture, ils se désintéressent de la voiture telle qu’elle est aujourd’hui. Par contre, ils seraient très intéressés par une voiture innovante, […] par exemple des voitures beaucoup plus connectées. La voiture va se transformer en un véhicule dans lequel vous n’aurez plus besoin de ne faire que conduire, vous pourrez faire autre chose puisque vous allez avoir beaucoup d’automatismes que nous sommes en train de mettre en place.»
En d’autres termes, redonner à la voiture son statut d’objet à la fois utile et tourné vers le futur en y intégrant ce qui symbolise le mieux la liberté et la modernité aujourd’hui: Internet.
Mais si les nouveaux modes de mobilité continuent de se développer et que les contraintes économiques qui pèsent sur les épaules des jeunes persistent, il y a peu de chances pour que la possibilité de consulter Facebook ou de regarder des vidéos sur YouTube tout en conduisant suffise à rendre les jeunes de nouveau accros à la voiture.
Grégoire Fleurot