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En Syrie, la théorie des dominos chiites et sunnites

Le pays est en train de devenir un champ de bataille par procuration entre combattants chiites et sunnites venus de l'étranger. Derrière la haine inter-religieuse, une sérieuse confrontation géopolitique entre les pays du Golfe, l'Iran, et l'Occident.

Rebelles syriens à Alep, le 8 juillet 2013. REUTERS/Ammar Abdullah
Rebelles syriens à Alep, le 8 juillet 2013. REUTERS/Ammar Abdullah

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C'est ce qu'on appelle l'effet domino. Dans le village d'Abou Moussallam au sud du Caire, quatre Egyptiens chiites sont lynchés à mort par une centaine de villageois qui crient «Allah Akbar (...) Les chiites sont des infidèles». C'est arrivé le mois dernier alors qu'un religieux était venu leur rendre visite à l'occasion d'une fête. Dans ce village vivait une vingtaine de famille de confession chiite. La communauté représente moins de 1% de la population égyptienne, majoritairement sunnite. Quelques jours auparavant, des dizaines de célèbres oulémas sunnites, réunis au Caire, avaient appelé au djihad en Syrie, considérant que l'implication aux côtés de Bachar el-Assad de l'Iran et du Hezbollah –deux forces chiites– constituait «une guerre déclarée à l'islam et aux musulmans».

Au même moment à Saïda au Liban, un autre incident opposait chiites et sunnites dans un contexte totalement différent. Un imam salafiste radical s'en prenait à l'armée libanaise –dont la troupe, majoritairement chiite, est soupçonnée d'être pro-Hezbollah. De violents accrochages avaient déjà eu lieu entre les partisans de l'imam et le Hezbollah. Dans une interview donnée au Monde par Fadel Shaker, ex-chanteur populaire libanais devenu grand guerrier salafiste, on retrouve la même rhétorique guerrière et religieuse que celle des oulémas égyptiens. Fadel Shaker qui s'est battu aux côtés de la rébellion syrienne et du cheikh Ahmed Al-Assir, l'imam radical de Saïda, raconte:

«Les chiites sont pires que les juifs. Les juifs, eux, ont au moins un livre [sacré]. Mais les chiites, on ne sait pas quelle est leur religion. En Syrie, ils tuent nos frères sunnites et détruisent nos mosquées. Ils sont prêts à tuer [les sunnites] jusqu'au Golfe. Ce sont des infidèles, ce ne sont pas des musulmans, ce n'est pas vrai que le Coran est leur livre. Ce sont des menteurs. Ils disent une chose et en font une autre.»

La rivalité entre chiites et sunnites n'est pas nouvelle, elle date des premiers temps de l'islam de la grande discorde après la mort du Prophète, «la fitna». Mais ces deux incidents l'un en Egypte, l'autre au Liban, ont pour point commun le conflit syrien. Ce qui était au départ une rébellion de citoyens syriens contre l'oppression de Bachar el-Assad prend une tournure confessionnelle, déborde en guerre de religion régionale et ravive les tensions millénaires entre chiites et sunnites.

A l'intérieur du pays, les deux branches de l’islam se font maintenant face. La guerre attire des hommes de tous pays venus se battre les uns contre les autres, avec du côté chiite le soutien de l’Iran et du Hezbollah libanais au régime syrien, et du côté sunnite celui de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Turquie et de différents groupes djihadistes affiliés à d'al-Qaida, qui apportent leur aide à la rébellion syrienne. Les rebelles sont dans leur grande majorité des sunnites comme la majeure partie de la population syrienne.

Iran, Hezbollah: la reprise en main des chiites

La bataille de Qoussair a marqué les esprits. Cette ville syrienne a été reconquise le 5 juin par l'armée de Bachar el-Assad avec l'aide déterminante du Hezbollah dont l'implication était jusque-là dissimulée. Le mouvement chiite libanais est un allié immuable du régime de Damas dont il dépend pour ses approvisionnements en armes venues d'Iran. Il semblerait qu'à Qoussair les commandos du Hezbollah aient été encadrés par les Gardiens de la Révolution iraniens.

Leur implication dans le conflit syrien n'a jamais été officiellement reconnue. Mais depuis l'automne 2012, de nombreux observateurs expliquent la présence des corps d'élite iraniens en avançant des preuves sérieuses. En septembre, le commandant en chef des Gardiens de la Révolution Mohammad Ali Jafari prévient qu'il interviendra en Syrie si les «circonstances» le nécessitent.

Dans le carré des martyrs du cimetière de Behesht Zahra dans le sud de Téhéran, des tombes de jeunes Gardiens de la Révolution morts à Damas émergent aux côtés de celles des jeunes morts à la guerre Iran-Irak dans les années 1980. A cela s'ajoute l'affaire des 48 ressortissants iraniens pris en otage par la rébellion et libérés en échange de 2.000 prisonniers du régime de Bachar el-Assad. Les autorités iraniennes ont reconnu que parmi ces otages iraniens figuraient des «retraités» du corps des Gardiens de la Révolution et de l'armée, précisant qu'ils étaient officiellement en pèlerinage.

D'après le journal britannique The Independent, l'Iran aurait prévu l'envoi d'un contingent de 4.000 Gardiens de la Révolution pour appuyer Assad en Syrie, une décision qui aurait été prise avant la victoire de Hassan Rouhani à la présidentielle iranienne. Téhéran n'a pas confirmé cette information, mais l'hypothèse ne paraît pas impossible. Depuis l'été 2012 marqué par les démissions successives de grandes figures proches du pouvoir syrien dans les branches de la Défense, les alliés chiites seraient arrivés en renfort.

Un terrain de guerre entre Irakiens

Aux côtés des Iraniens et des chiites du Hezbollah libanais, on trouverait aussi des chiites irakiens, qui constitueraient la «chair à canon». Dans un entretien au quotidien panarabe Al Hayat, le ministre des Affaires étrangères irakien, Hoshyar Zebari, vient de reconnaître à demi-mots la participation d'une centaine de miliciens chiites irakiens dans le conflit syrien, tout en démentant un quelconque lien avec son gouvernement. La présence de ces chiites irakiens en Syrie pour soutenir Assad pourrait être une réponse à celle de combattants irakiens du camp opposé, des sunnites souvent affiliés au Front al-Nosra –proche d'al-Qaida– qui se battraient aux côtés des rebelles sunnites syriens.

Il se joue donc également sur le sol syrien, un combat entre Irakiens des deux bords! On en parle moins ces derniers temps, mais les attentats en Irak continuent de faire de nombreuses victimes, près de 600 personnes ont été tuées en mai. La flambée de violence entre Irakiens a atteint de tels niveaux ces derniers mois que l'ONU craint une nouvelle guerre civile inspirée des événements qui se déroulent sur le sol du voisin syrien. Les destins de la Syrie et de l'Irak sont donc intimement liés.

Des Iraniens contre des Iraniens

Dans une moindre mesure se déroulent également en Syrie des combats entre Iraniens. Les corps de deux membres du mouvement d'opposition iranien des Moujahedines du peuple ont été retrouvés dans l'ouest de la Syrie. Partisans d'un renversement du régime iranien, ces combattants Moujahedines luttent aux côtés des insurgés syriens contre l'Iran, rapporte George Malbrunot du Figaro qui cite pour source «un parlementaire européen en contact avec la rébellion anti-Bachar». Une alliance stratégique contre l'Iran engagé côté Bachar.

Et les chiites, que font-il en Syrie? Une des raisons de l'engagement du Hezbollah et des Iraniens est à rechercher dans les faubourgs de Damas. C'est là que se trouve le sanctuaire de Sayyida Zeinab, lieu hautement sacré pour eux. (Zeinab est la fille de l'imam Hussein, descendant de Mahomet que les chiites reconnaissent comme leur troisième imam. Contrairement aux sunnites qui ne reconnaissent pas les descendants de Mahomet comme leurs guides spirituels.)

Par intérêt géopolitique, les Assad ont encouragé le développement de ce sanctuaire chiite. Car il faut savoir qu'il y a très peu de chiites en Syrie. On assimile souvent à tort les Alaouites syriens à des Chiites. En Syrie, les Alaouites représentent 10% à 12% de la population et leur religion est de façon très lointaine dérivée du chiisme. Les Assad sont des alaouites et la communauté alaouite est intimement liée à l'Etat syrien.

La défense des lieux saints chiites

Sayyida Zeinab est devenu un centre de pèlerinage important dans les années 1980. Deux minarets dorés offerts par l'Iran ornent le mausolée. Très tôt dans le conflit syrien, une milice chiite, la brigade d'Abu Fadl al-Abbas, composée de forces spéciales libanaises, syriennes, irakiennes et iraniennes a pris en charge la défense du sanctuaire. Ces miliciens étrangers ont peut-être sauvé Sayyida Zeinab de la destruction, mais ils ont aussi contribué à transformer le conflit syrien en guerre confessionnelle.

Les craintes d'une destruction du sanctuaire ne sont pas infondées puisque déjà plusieurs lieux saints chiites ont été la cible d'attaques par des sunnites radicaux. En mai, dans la banlieue de Damas, des combattants wahhabites –partisans d'un islam sunnite très stricte– s'en sont pris au mausolée de Hujr ibn Adi, compagnon du Prophète et l'un des premiers partisans de l'imam Ali sur qui se fonde la lignée des imams chiites. Les profanateurs ont exhumé le corps de Hujr ibn Adi, vieux de 1.400 ans, avant de l'emporter dans un lieu inconnu.

Il est difficile de savoir clairement qui se bat aux côtés des rebelles syriens, majoritairement sunnites. Les Tunisiens ont chiffrés récemment à 800 le nombre de leurs ressortissants engagés aux côtés des forces syriennes d'opposition à Bashar el-Assad. Parfois les familles découvrent un peu tard qu'un fils ou un frère un peu trop proche des salafistes radicaux a perdu la vie sur le front syrien. L'Europe n'est pas en reste puisque près de 800 ressortissants de l'Union européenne combattraient actuellement aux côtés des rebelles. Certains auraient rejoint le groupe al-Nosra, proche d'al-Qaida. Parmi eux figurent une centaine de Français, 50 à 70 Belges, une centaine de Britanniques, de nombreux Allemands, des Irlandais, des Kosovars, des Danois.

Le Parti de Dieu devient le Parti de Satan aux yeux des sunnites

Les choses semblent avoir vraiment basculé depuis la bataille de Qoussair. L'implication assumée du Hezbollah dans cette victoire écrasante pour Assad a été vécue comme une provocation par les Sunnites. La ville stratégique de Qoussair était aux mains des rebelles depuis plus d'un an quand l'armée de Bachar et le Hezbollah appuyé par des forces iraniennes ont réussi à la reprendre. Les rebelles en manque de munitions n'ont pas résisté à une nuit d'intenses bombardements et les armes saoudiennes envoyées à la rescousse n'y ont rien pu faire. Depuis, le discours des Sunnites extrémistes se radicalisent encore davantage et tire clairement vers une haine confessionnelle sans limite.

Ainsi, transmis via les chaînes du satellite depuis le Qatar, les prêches populaires de l'imam sunnite Youssuf al-Qaradaoui, très suivies dans le monde musulman. Star du paysage audiovisuel musulman jusqu'en Indonésie, diffusé sur al-Jazeera, le prédicateur d'origine égyptienne a appelé «tout musulman ayant reçu un entraînement militaire à se rendre disponible» pour soutenir la rébellion syrienne. Qualifiant le Hezbollah, «parti de Dieu» en arabe, de «Hizb al-Shaytan», soit «parti du Diable», il a ajouté:

«Le chef du parti de Satan est venu pour combattre les sunnites. Maintenant nous savons ce que veulent les Iraniens. Ils veulent poursuivre les massacres pour tuer les sunnites (...) Comment 100 millions de chiites à travers le monde peuvent-ils vaincre 1,7 milliard de sunnites. C'est seulement parce que les musulmans sunnites sont faibles.»

Des combattants français venus faire la « Guerre sainte »

Sommes-nous face à une Internationale salafiste volant au secours de la rébellion contre axe chiite libano-irako-iranien en soutien du régime? Cette lecture religieuse cache en fait des intérêts politiques et stratégiques qui mobiliserait sans doute moins les candidats au martyrs.

Pour le Hezbollah, il est nécessaire de garder un lien géographique avec l'Iran via le sol syrien pour  l'acheminement de ses armes au Liban. Pour l'Iran, il s'agit de maintenir son leadership traditionnel dans la région. Si Bachar tombe, l'Iran n'aura plus cet accès facile jusqu'au Hezbollah, dont la puissance de frappe est en jeu. Téhéran ne pourra plus faire pression sur Israël. En Irak, voisin de la Syrie, les chiites dominent la scène politique, mais la chute de Bachar et l'établissement d'un pouvoir sunnite en Syrie favoriseraient l'ascension des sunnites dans l'échiquier politique irakien.

L'Iran, très proche des chiite irakien verrait son influence diminuer. Globalement Téhéran sortirait affaibli au profit de l'Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie qui n'attendent que cela. La crise syrienne est pour eux l'opportunité de voir l'Iran perdre son statut de puissance régionale. Les chancelleries occidentales qui se rangent du côté des pétromonarchies du Golfe ne seraient pas contre la perte d'influence d'un Iran en passe de se doter de la bombe.

Des enjeux pétroliers interviennent également. La Syrie est un point de passage stratégique. L'Arabie saoudite prépare un projet de pipeline pour acheminer son pétrole vers la Turquie. Pour ce, il faudrait que le dispositif passe par la Syrie. Ce serait un moyen efficace de faire passer le pétrole ailleurs que par détroit de Ormuz, contrôlé par les Iraniens. De toutes parts donc, la haine confessionnelle n'a pas été entretenue pour rien. Il ne s'agit plus seulement d'une guerre civile ou d'une guerre de religion: la carte future du Moyen-Orient se joue en Syrie en ce moment.

Signaux d'apaisement venus d'Iran

Aujourd'hui les efforts diplomatiques pour une solution politique syrienne sont dans l'impasse. La conférence de paix «Genève 2» censée ouvrir des négociations entre les belligérants syriens, a encore été reportée. Elle devait être organisée en juin, mais n'aura pas lieu avant septembre. A l'approche de ce rendez-vous, il va falloir que les Occidentaux prennent au sérieux le rôle stratégique de l'Iran dans le conflit syrien, d'autant que des signes de modération sont envoyés par Téhéran depuis l'élection de Hassan Rouhani.

Le nouveau président iranien a annoncé qu'il souhaitait normaliser les relations détériorées avec l'Arabie saoudite, «pays frère et voisin». La résolution du conflit devra passer par une négociation avec l'Iran. Encore faut-il que Téhéran soit convié à la table, ce qui n'est pas assuré. C'est une des raisons pour laquelle la conférence est sans cesse ajournée. Les principaux pays organisateurs ne s'entendent pas sur la liste des invités. Les Etats-Unis refusent de convier Téhéran alors que la Russie insiste pour la présence iranienne.

Et la France dans tout ça? François Hollande a créé la surprise en invitant le nouveau président iranien à la table des négociations. Un geste fort d'ouverture par lequel la France se démarque des Etats-Unis. Reste à savoir si Paris est prêt à jouer les intermédiaires au risque de fâcher ses amis du Golfe.

Bahar Makooi

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