Économie

Elections: l'insaisissable vote des parents

Le quotidien japonais Nikkei propose d'accorder le droit de vote aux enfants, via une voix supplémentaire donnée à leurs parents. Mais les parents votent-ils différemment des sans-enfant?

Dans un bureau de vote à Lyon, le 6 mai 2012. REUTERS/Robert Pratta.
Dans un bureau de vote à Lyon, le 6 mai 2012. REUTERS/Robert Pratta.

Temps de lecture: 4 minutes

Parce qu’il s’inquiète du poids qu’exerce la population âgée du Japon sur l’agenda politique national, le quotidien japonais Nikkei propose d'abaisser l’âge du droit de vote à... zéro an, rapportent Les Echos.

Dans les faits, les parents voteraient au nom de leurs enfants jusqu’à leurs 15 ans. Une idée qui a été évoquée moult fois sans jamais se concrétiser: le premier pays à y avoir pensé est d'ailleurs… la France, où, en 1873, le journaliste et écrivain Henri Lasserre suggère que chaque citoyen français ait une voix, l’homme à la tête de chaque famille votant pour sa femme et chacun de ses enfants. En 1923, une proposition de loi sur le vote des femmes et le vote parental est votée à l’Assemblée nationale, mais le gouvernement Poincaré l'enterre.

Plus récemment, la Hongrie a envisagé l'idée en 2011, mais sa population l'a rejetée (entre autres, d’après le Premier ministre Viktor Orban, parce que certains craignaient que les Roms obtiennent ainsi trop de votes avec leurs familles nombreuses...).

Vision à long terme des parents

L’idée qui sous-tend le retour de cette idée au Japon –inspirée des travaux du démographe américain Paul Demeny– est que les parents voteraient dans l’intérêt de leurs enfants, avec une vision à long terme prompte à encourager des réformes importantes.

Autrement dit, la théorie suppose aussi que les parents qui ont encore des enfants à charge votent différemment des non-parents ou des parents de «grands» enfants.

Mais est-ce vraiment le cas? Existe-t-il un «vote parents»? En 2000, l’institut Charney Research a cherché à répondre à cette question aux Etats-Unis [PDF], sur une commande de la National Parenting Association (une ONG qui voulait faire de la parentalité une priorité aux Etats-Unis, mais semble ne plus exister).

Les sondeurs américains prennent souvent en compte le genre, l’origine ethnique ou la religion des électeurs potentiels dans leurs enquêtes. Or, d’après Charney Research, le fait d’être parent a plus d’influence sur le choix des électeurs que ces catégories précitées: 52% des 550 parents interrogés (sur un échantillon de 750 personnes au total, «parents» renvoyant ici à «personne qui a encore des enfants à la maison») disent qu’être parents est l’un des deux principaux facteurs qu’ils prennent en compte au moment de voter.

D’après le sondage, améliorer l’éducation publique américaine est le thème prioritaire pour les parents (28%), tandis qu’il n'arrive qu'en troisième position chez les non-parents (19%). Chez ces derniers, c’est la baisse des impôts qui importe le plus (31%), un sujet qui est le deuxième plus important chez les parents, à égalité avec «le renforcement des valeurs morales».

Des intérêts différents chez les parents et les non-parents

Fin 2011, les chercheuses Reiko Aoki et Rhema Vaithianathan se sont intéressées au comportement électoral des parents au Japon [PDF], afin de voir si le système de vote Demeny atteindrait le but souhaité d’y empêcher la «gérontocratie» (elles s’intéressent au sujet depuis 2009, et Paul Demeny a participé à une conférence au Japon sur la possibilité d’y appliquer son idée). Il faut garder en tête, en lisant cette étude, que l'échantillon n'est pas vraiment représentatif de la population japonaise: les personnes interrogées sont plus jeunes –le questionnaire a été rempli sur internet– et ont voté différemment de la population aux dernières élections générales.

Là aussi, les parents et les sans-enfant ont des intérêts différents. Chez les deux catégories, le chômage arrive en tête. Mais chez les parents, il est suivi du coût de l’éducation (au sens large, on ne parle pas seulement des études) des enfants, tandis que les sans-enfant s’inquiètent davantage des retraites.

Les parents étaient en plus interrogés sur les thèmes les plus importants pour leurs enfants et ont fait arriver en tête l’éducation, montrant qu’ils sont conscients que l’intérêt de leurs enfants n’est pas nécessairement identique au leur, notent les chercheuses.

Celles-ci ont aussi demandé aux participants du sondage concernés par le vote Demeny pour qui ils voteraient eux-mêmes et à qui ils donneraient la voix supplémentaire de leur enfant. Et elles se sont aperçues que certains de ces parents voteraient différemment pour eux-mêmes et pour leurs enfants: par exemple, le parti démocrate du Japon, de centre-gauche, reçoit 14,5% du «vote des enfants» contre 15,2% du vote des parents, et le parti libéral-démocrate, à droite, reçoit 16,3% du «vote des enfants» contre 19,4% de celui des parents.

Cependant, elles notent que, si beaucoup de parents ont voté différemment pour leurs enfants et pour eux-mêmes, ils ne choisissent pas nécessairement des partis connus pour leurs propositions sur l’éducation lorsqu’ils votent pour leurs enfants. «Il est possible que les parents utilisent leurs deux voix pour s’approcher de ce qu’ils pensent être la combinaison politique idéale», concluent-elles.

L'insaisissable effet parent

En France, il n'existe pas d'études sur ce sujet. «Dans le champ de la science politique et électorale française, cette variable n’a j’amais été prise en compte en tant que telle parce qu'il est très difficile d’isoler cet effet parent», explique Anne Muxel, directrice de recherches CNRS en science politique au Cevipof, qui travaille beaucoup sur la famille. Il existe «bien d’autres variables qui sont beaucoup plus actives pour expliquer l’orientation d’un vote: valeurs, modèle culturel, positionnement social, statut professionnel...»

Mariette Sineau, une autre chercheuse du Cevipof, a mesuré en 2007, dans le cadre d'une étude plus large sur le vote hommes/femmes, le vote «célibataire» par rapport au vote «marié» [PDF], ces deux groupes manifestant des comportements électoraux différents: le premier vote plus à gauche que la moyenne, le second plus à droite. Impossible cependant d'en tirer des conclusions définitives sur le vote des parents, la moitié des petits Français de moins de 18 ans vivant sous le toit d'un couple non marié ou d'une famille monoparentale...

La question du vote des parents «est une question compliquée», estime la chercheuse. Si on essaye de comparer les couples sans enfant et les couples ayant des enfants, il y aura «peut-être une différence entre le vote des uns et des autres mais avec des variables intermédiaires qui vont brouiller le sens du message».

Par exemple, il ne suffit pas de savoir si les gens sont parents mais de combien d’enfants:

«Les familles nombreuses sont en général corrélées avec un catholicisme pratiquant, et les catholiques pratiquants votent plus à droite que la moyenne.»

Réussir à répondre à la question du vote des parents suppose du coup de mesurer «toutes choses égales par ailleurs», en contrôlant le milieu social, la variable religieuse ou l’âge des parents par exemple.

Cécile Dehesdin

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