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Ce que voulaient les militaires égyptiens

Les généraux ne voulaient pas chasser Morsi. Ils voulaient juste un chef d’Etat capable de préserver la stabilité de l’Egypte –et de garantir leurs avantages et privilèges.

Au Caire, le 8 juillet 2013. REUTERS/Asmaa Waguih
Au Caire, le 8 juillet 2013. REUTERS/Asmaa Waguih

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Pour les foules énormes massées sur la place Tahrir ces derniers jours, l'annonce par les militaires de l'abrogation de la nouvelle constitution et de la destitution du premier président égyptien démocratiquement élu, Mohamed Morsi, a fait l'effet d'une seconde révolution, d'une redite de la chute du dictateur Hosni Moubarak, voici trois ans. Pour la foule des pro-Morsi, amassée sur une plus petite place en banlieue nord du Caire, la manœuvre, précédant l'installation d'un gouvernement d'intérim, est un coup d’Etat. Une interprétation que semblent partager bon nombre de commentateurs occidentaux, pour qui les décisions de l'armée s'insèrent dans la droite ligne d'une Egypte vue comme un Etat-caserne, longtemps dirigé par des généraux pour qui l'avènement d'un président élu menace leur pouvoir et leurs privilèges.

Mais en réalité, c'est quasiment l'inverse. Le Président Morsi et ses alliés des Frères musulmans n'ont jamais représenté de danger pour les intérêts des militaires.

Au contraire, ces deux dernières années, ils ont prouvé combien ils étaient à même de satisfaire les uniformes égyptiens. Par exemple, la constitution largement honnie et promulguée par Morsi en décembre ne se contentait pas de rogner sur les droits des femmes et de louvoyer vers davantage de conformité avec la loi islamique, elle consacrait aussi la place de l'armée au sommet de la hiérarchie politique nationale.

La stabilité de leurs avantages

Avec l'article 146, l'armée avait un droit de veto sur les décisions du président en matière de déclaration de guerre. Avec l'article 195, le ministre de la Défense se devait d'être un général. Avec l'article 197 –un vibrant appel du pied en faveur des généraux– une instance dominée par les militaires (le conseil de défense national) était seule à pouvoir chapeauter le budget de la défense. La constitution prévoyait même une clause garantissant le droit des militaires à poursuivre des civils en justice. Les généraux égyptiens n'avaient aucune envie d'abroger cette constitution: ils en étaient les plus ardents admirateurs.

Difficile donc de comprendre ce que les militaires ont à gagner en destituant le président –à part la responsabilité directe d'un pays où une économie vacillante et des foules ingérables leur ont déjà donné de grosses migraines pendant leurs 18 mois d'intendance, entre la chute de Moubarak et l'élection de Morsi.

Les généraux égyptiens ne voulaient pas l'éviction de Morsi, tout autant qu'ils ne voulaient pas celle de Moubarak il y a trois ans.

Ce qu'ils voulaient, c'était continuer à jouir de leurs avantages –dont plus d'un milliard de dollars en aide militaire et les morceaux de choix de l'économie égyptienne. En évinçant Morsi, ils mettent tout cela en péril. Le Président Obama a d'ores et déjà laissé entendre que l'abrogation de la démocratie par les généraux pourrait provoquer l'arrêt de l'assistance militaire américaine –même s'il est peu probable que cela soit suivi d'effet. Et les jeunes à l'origine des récents mouvements de masse, avant d'en appeler à l'armée pour qu'elle restaure l'ordre, sont les mêmes qui, en novembre 2011, pendant la brève période de gouvernement direct de l'armée, étaient dans les rues à scander «Dehors les militaires!».

Qu'importe que les Egyptiens les portent aujourd'hui aux nues, les généraux savent parfaitement que leur temps est compté et que les révolutionnaires se retourneront un jour contre eux.

Les perdants, eux, sont tout trouvés

Sans oublier les nouveaux ennemis de l'armée –les Frères musulmans– pour qui ses dernières manœuvres sont l'un des événements les plus dramatiques et les plus conséquents en plus de 1.400 ans d'histoire islamique. Les généraux craignent que les Frères musulmans n'abdiquent pas sans combattre, ce qui explique leurs arrestations préventives des principaux leaders du mouvement, mercredi, ainsi que la coupure de leur chaîne de télé. Reste à savoir si ces tactiques neutraliseront efficacement les Frères ou, au contraire, enflammeront leurs rangs (qui bruissent déjà de projets de martyre pour le bien de la légitimé démocratique). Autrement dit, difficile de voir comment la situation actuelle donnera au ministre de la Défense Abdel Fatah al-Sissi, et à ses camarades, autre chose que des brûlures d'estomac.

Mais si l'armée n'a pas gagné aujourd'hui, alors qui? C'est quasi impossible à dire.

Les Egyptiens ont beau être à la fête, ils ne sont pas plus proches de la démocratie qu'ils ne l'étaient il y a trois ans. Et même si l’Egypte ne regrettera sans doute pas l'irascible, l'étriqué et l'inflexible Morsi, le fait que sa destitution contredise la loi des urnes ne sera pas sans conséquences.

Mais s'il est difficile d'identifier les vainqueurs, il est par contre relativement facile de savoir qui sont les perdants: la prétendue jeunesse de Tahrir.

Les politiciens ont beau parler de cette place comme d'une source d'énergie infinie –l'outil populaire de renouvellement gouvernemental dès que la population se lasse de ses dirigeants– le fait est qu'à chaque nouvelle manifestation, la patience populaire est un peu plus élimée. La vaste majorité des 81 millions d’Egyptiens ne sont jamais descendus sur Tahrir et n'en ont cure des Frères musulmans; tout ce qu'ils veulent, c'est un retour de l'ordre, de la sécurité et d'une électricité sans coupures.

Dans six mois, quand les jeunes redescendront dans les rues pour protester contre une inévitable trahison des généraux et que les militaires enverront leurs chars et leurs matraques, les Egyptiens hausseront les épaules, à moins qu'ils n'acclament l'armée.  

William J. Dobson et Tarek Masoud
William J. Dobson écrit pour Slate.com sur les affaires étrangères et est l'auteur de The Dictator’s Learning Curve: Inside the Global Battle for Democracy. Vous pouvez le suivre sur Twitter @williamjdobson. Tarek Masoud est professeur associé de politiques publiques à la Harvard Kennedy School of Government.

Traduit par Peggy Sastre

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