Temps de lecture: 3 minutes
Les Rencontres économiques d'Aix-en-Provence, organisées ce week-end comme chaque année par le Cercle des économistes, donnent l'occasion de revenir sur l'utilité de cette discipline et sur les critiques adressées à cette profession depuis le début de la crise. La cécité de l'immense majorité des économistes, qui n'ont pas vu venir cette crise, leurs erreurs sur les risques de la finance ou sur l'impact de l'austérité, leur incapacité à tracer un horizon clair, ont donné l'impression de médecins de Molière. L'économie apparaît comme une science sociale plus dangereuse qu'autre chose, tant elle est incertaine.
Il y avait, naguère, trois écoles de pensée économique: l'école classique (on dit libérale en France) de Smith à Hayek, l'école marxiste et l'école keynésienne. La deuxième a disparu avec l'effondrement du communisme sauf chez quelques archéo latino-américains ou français, mais la profondeur des outils d'analyse du penseur allemand reste reconnue par beaucoup. Demeurent deux écoles qui louent le marché mais s'opposent sur son efficience et sa capacité d'autocorrection. Une «synthèse» entre les deux fut un moment trouvée, elle a volé en éclats il y a trente ans, avec le triomphe du libéralisme.
Aujourd'hui, la crise vient réhabiliter le penseur britannique, les marchés trop libres se sont cassé la figure. Mais la division est radicale. Pour les «classiques», qu'on trouve à Chicago comme à Francfort-sur-le-Main, les politiques monétaires et budgétaires keynésiennes adoptées contre la crise sont des erreurs funestes: elles fabriquent des dettes publiques et des mauvaises créances dans les bilans des banques centrales sans parvenir à relancer l'économie réelle. Les keynésiens rétorquent que la crise eût été du type de celle des années 1930 si on n'avait rien fait.
Apparaît donc, vu de haut, une profession idéologiquement déchirée entre, somme toute, deux croyances. Le caractère scientifique ne serait que diversion d'un substrat purement politique du jugement économique.
Vu de plus près, il n'en est rien. Sur toutes les questions concrètes, le consensus est en réalité assez large. Mais, comme le démontrent deux professeurs de l'université de Californie[1], il est rendu invisible par les médias. Pour réussir, les économistes ont besoin d'être reconnus par leurs pairs, ce qui les pousse au consensus.
Mais ils ont aussi besoin d'apparaître dans la presse, ce qui les force, dans l'autre sens, à se singulariser en «exagérant les divergences d'opinion». Certains économistes font profession de «se faire l'avocat de vues saillantes» pour attirer l'attention des journalistes, notent les auteurs auxquels on ne peut s'empêcher de donner raison au moins pour la France, quand on voit si souvent la presse accorder autant de poids au jugement d'une alouette qu'à l'avis d'un cheval.
Le consensus, il existe a minima sur l'humilité que doivent adopter aujourd'hui les économistes quant à leur savoir. Olivier Blanchard, chef économiste du FMI, en faisait sa doctrine à l'issue d'un vaste colloque qu'il avait réuni en avril pour «Repenser la macroéconomie»[2]:
«Il y a beaucoup de questions et encore peu de réponses.»
Le prix Nobel Joseph Stiglitz, keynésien pur sucre, admettait à ce colloque que le monde en «transformation structurelle» posait plein de questions nouvelles[3]. Le libéralisme a protégé des petits chocs mais pas des gros (la finance), dit-il. Il faut réfléchir moins à la monnaie et plus aux circuits du crédit. Il faut trouver manière à limiter la volatilité (la précarité) et les inégalités. Il faut, plus globalement, utiliser des outils plus nombreux et plus complexes contrairement au libéralisme qui se borne à fixer le taux d'intérêt à court terme et à s'en remettre pour le reste au laisser-faire.
Cette complexité, Olivier Blanchard la revendique sur les deux grands chapitres de l'économie: la politique monétaire et la politique budgétaire.
Pour la première, il note que l'inflation n'est plus ce qu'elle était, elle bouge peu. Des risques s'accumulent, des bulles, mais «elles sont invisibles de la surface». Il faut regarder sous l'eau et mettre en place des politiques préventives que les économistes nomment «prudentielles». Des premiers pas sont faits avec les pare-chocs de type Bâle III, mais ils ont le défaut d'être grossiers et d'assécher le crédit donc la croissance. Il faudrait les faire dépendre de l'état de la conjoncture.
La politique budgétaire se dessine, elle aussi plus consensuelle et plus complexe: la dette fragilise la croissance, mais plus dans certains pays que d'autres (pourquoi la Belgique est-elle épargnée par les marchés quand l'Italie est attaquée?). La réduction de cette dette est nécessaire. Mais la baisse des déficits doit faire l'objet d'engagements crédibles de moyen terme pour soulager la croissance à court terme.
Cette nouvelle politique économique, pragmatique, prudente, affinée, fait l'objet d'un consensus croissant. Patrick Artus, de Natixis, le confirme autant pour ce qui est du sauvetage de la zone euro que du redressement de l'économie française[4].
Les économistes ne se battent entre eux que dans les journaux. Dans leurs écrits, ils disent, modestement, la direction à prendre. Leur problème est aujourd'hui que «pour des raisons politiques ou idéologiques, leurs recommandations ne sont pas mises en application» par les gouvernements. Le savoir des économistes, le courage des politiques. Molière ou Corneille?
Eric Le Boucher
Article également paru dans Les Echos
[1] Views among economists: are we really sodivided. Gordon Dahl, Roger Gordon. Voxeu.com 16 may. Retourner à l'article
[2] Rethinking macroeconomic policy: getting granular. Olivier Blanchard, Giovanni Dell'Ariccia, Paolo Mauro, voxeu.com 31 may. Retourner à l'article
[3] The lessons of the North Atlantic crisis for economic theory and policy. Voxeu.com 9 may. Retourner à l'article
[4] Flash économie 30 mai. Retourner à l'article