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Le 28 juin 2008, les Etats-Unis retiraient de leur liste noire du terrorisme le nom de l'ancien président sud-africain Nelson Mandela et de son parti, le Congrès National Africain (ANC). Le prix Nobel de la paix allait pour la première fois pouvoir entrer facilement sur le sol américain.
Un changement historique car, depuis une législation introduite sous Ronald Reagan dans les années 80, les membres de l'ANC, dont Nelson Mandela, étaient seulement autorisés à se rendre librement au siège des Nations Unies à New York. Ce ne fut que sous l'impulsion de George W. Bush que l'ancien président sud-africain put se rendre aux États-Unis sans visa spécial.
Une décision tardive qui continue de soulever des interrogations. Pourquoi les États-Unis ont-ils tardé à enlever Mandela de cette liste? Pourquoi a-t-il été qualifié de terroriste? La violence politique exercée par l'ANC était-elle légitime et légale?
Une bombe sous un pylône électrique
Nous sommes en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale. Nelson Mandela fonde la ligue de la jeunesse de l'ANC avec laquelle il mène une lutte non violente, inspirée par Gandhi et incarnée par des campagnes de défi. Ainsi, à son appel, des centaines de personnes entrent dans un bureau de poste par la porte réservée aux Blancs.
Un exemple d'action symbolique dont le but n'est pas d'affronter militairement les forces sud-africaines mais de gripper le système, à l'instar de ce que fait Martin Luther King quand il organise des manifestations pacifiques pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, comme le boycott des bus de Montgomery après l'arrestation de Rosa Parks, qui avait refusé de céder sa place à un homme blanc.
Au final, si cela se termine bien pour MLK, qui obtient que la ségrégation dans les autobus, restaurants, écoles et autres lieux publics soit déclarée illégale, en Afrique du Sud, le dialogue avec le régime de l'apartheid demeure rompu. Au point que Nelson Mandela écrira dans son autobiographie, Un long chemin vers la liberté, qu'«il frappait à une porte fermée à double tour».
A partir de ce moment là, et devant l'ampleur des violences du gouvernement sud-africain, il commence à envisager le recours à une lutte moins pacifique. Il décide alors de fonder, en 1961, la branche armée de l'ANC, baptisée Umkhonto we Sizwe («le fer de lance de la nation») et commence à théoriser la violence.
«Pour lui, dans la lutte armée, il y a quatre étapes: le sabotage, dont l'objectif est de détruire des objets matériels en s'assurant qu'il n'y ait aucune victime, la guérilla, qui consiste à former des groupes armés qui luttent contre la police et les forces militaires, le terrorisme et enfin la révolution», explique Jean Guiloineau, l'un de ses biographes. Le chef de la branche armée de l'ANC s'arrêtera à l'acte de sabotage, en organisant la pose d'une bombe sous un pylône électrique en décembre 1961.
En 1963, la police découvre le quartier général de Umkhonto we Sizwe et arrête ses responsables. Mandela, déjà emprisonné pour avoir quitté l'Afrique du Sud sans autorisation, est condamné à perpétuité. Cet acte de sabotage suffit-il à le faire qualifier de terroriste par les Etats-Unis?
Le terrorisme, une tactique politique
Il faut s'entendre sur la signification même du mot «terroriste». Selon le philosophe et politologue Nicolas Tavaglione, «les gouvernements aiment à définir un acte terroriste comme une violence accomplie par des acteurs non-étatiques. De ce point de vue, tout usage non-officiel de la force est terroriste —du blocage d'un convoi nucléaire par Greenpeace, qui utilise une force "douce" ou non-explosive, à l'assassinat d'un policier par l'ETA, une organisation armée basque indépendantiste d'inspiration marxiste révolutionnaire».
Le terrorisme ne serait donc qu'un qualificatif empreint de subjectivité utilisé à des fins politiques. «Ce terme est considéré comme une insulte suprême, qui sert à désigner son ennemi mais n'a aucune autre signification juridique», précise Ghislaine Doucet, juriste spécialisée en droit humanitaire.
Les États-Unis illustrent parfaitement cette subjectivité en qualifiant de terroriste l'ANC, assimilée, en pleine période de guerre froide, à leur ennemi numéro 1, les partis communistes et les alliés du Bloc de l'Est. De plus, l'organisation politique sud-africaine fait écho à la lutte des doits civiques en Amérique du Nord, à cette ségrégation toujours répandue même après l'adoption du Civil Act Rights en 1964 et à ces militants noirs comme Martin Luther King, Malcolm X ou Angela Davis, proches des mouvements communistes et qualifiés eux aussi plus ou moins de terroristes.
Une étiquette qui s'avère profitable quand on veut stigmatiser son adversaire. «Le mot "terrorisme" a toujours eu, me semble-t-il, une fonction fortement rhétorique jouant sur la coloration émotionnelle du terme. Selon la "théorie Beurk-Youpi du jugement moral" (Boo-Hurray Theory of Morality), "terrorisme" renvoie à "terreur", et la terreur, c'est "beurk". Donc si je vous persuade que Monsieur X est un terroriste, je vous persuade que Monsieur X est "beurk". Si vous pensez que Monsieur X mérite votre mépris, dégoût, colère, détestation, alors vous serez plus prompt à accepter les mauvais traitements que je lui réserve», souligne Nicolas Tavaglione.
A cette époque, les États-Unis ne sont pas les seules à identifier l'ANC comme une organisation terroriste. La Grande-Bretagne, en raison de ses accointances avec les États Unis et de son passé de puissance coloniale, s'aligne sur la politique américaine de l'époque. Margaret Tchatcher s'oppose ainsi aux sanctions contre le régime de l'apartheid et désigne du même coup l'ANC comme «une organisation terroriste type», ajoutant que «quiconque croit qu'elle va gouverner l'Afrique du Sud est dérangé».
Du côté de la France, aucun gouvernement, pendant les 27 ans d'emprisonnement de Nelson Mandela, ne le qualifie de terroriste, à l'inverse du Front National et de son président Jean-Marie Le Pen. Néanmoins, la France joua pendant longtemps la carte de l'ambiguïté avec l'Afrique du Sud, selon Philippe Hugon, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques en charge de l'Afrique, «en soutenant l'embargo vis-à-vis du système de l'apartheid mais, en même temps, en contribuant à doter ce régime d'une puissance nucléaire».
La légitimité de la lutte armée
Si le mot «terrorisme» sert à cette époque à définir un ennemi, il n'a donc aucun fondement juridique. «Qualifier l'ANC de terroriste n'avait pas de sens car l'organisation n'était pas considérée comme telle à l'époque, puisque le régime de l'apartheid était fermement condamné par les Nations unies, et ce par plusieurs résolutions. Dès 1950, l'assemblée générale des Nations unies avait déclaré qu'une politique de ségrégation raciale était condamnable», souligne Ghislaine Doucet.
En 1977, deux protocoles additionnels aux quatre conventions de Genève de 1949, dont le protocole 1 relatif aux conflits armés internationaux, sont adoptés. Ce texte considère comme conflit armé international «les situations dans lesquelles les peuples luttent contre la domination coloniale, l'occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes».
Une définition relative aux conflits armés internationaux qui, pour la juriste, serait probablement utilisée si une situation semblable à celle de l'Afrique du Sud devait à nouveau se présenter. «Cette lutte, au sens du droit international humanitaire, peut être qualifiée de conflit armé international et ceux qui luttent dans ce cadre sont des "combattants". Cela veut dire que Nelson Mandela serait considéré comme un combattant au sens strict du terme. Il aurait été arrêté, il aurait eu droit à un statut de prisonnier de guerre... ça veut dire aussi que les actes de guerre qui sont menés dans le cadre d'un conflit armé international sont des actes qui sont licites à condition que ceux-ci ne mettent pas en danger la vie des civils», observe Ghislaine Doucet.
Terroristes des uns, freedom fighters des autres
Si Nelson Mandela n'a dirigé qu'un acte de sabotage et peut être juridiquement qualifié de combattant, il semble cependant en être autrement pour l'ANC qui, pendant son emprisonnement, multiplia les actions de plus en plus meurtrières.
Parmi les plus marquantes, l'attentat contre un édifice dans la rue centrale de Pretoria en 1983 et l'explosion d'une bombe dans un centre commercial de la station balnéaire d'Amanzimtoti dans le Natal en 1985, deux actions qui tuèrent au total 24 personnes. Une violence exercée en réponse à celle du régime de l'apartheid, qui fut à l'origine de nombreuses répressions policières brutales, dont le massacre de Sharpeville en mars 1960, condamné fermemement à l'époque par le conseil de sécurité de l'Onu et la communauté internationale.
Selon Nicolas Tavaglione, l'ANC, comme toute organisation de résistance faisant face à une répression sauvage, aurait fini par «déraper»:
«La violence est contagieuse, la sauvagerie des uns contamine les autres, et on a cet effet de spirale bien connu. Cela ne justifie absolument pas qu'on vise des civils. Mais cela ne justifie pas —si le ciblage d'innocents n'est pas une marque de fabrique assumée— qu'on disqualifie toute l'organisation dans toute son histoire.»
Pour compléter son argumentation, le philosophe oppose l'organisation de l'ANC à celle de la nébuleuse djihadiste:
«S'il fallait donner une définition, non pas de l'acte terroriste, mais d'une organisation terroriste, je dirais quelque chose comme: "Organisation dont l'objectif où le moyen d'action principal, revendiqué et assumé comme tel, est le meurtre de civils innocents". Cela colle bien pour al Al-Qaïda ou l'ETA. Cela colle mal pour l'ANC.»
Selon Hélène L'Heuillet, maître de conférences en philosophie morale et politique à l'Université de Paris-Sorbonne, il faut en fait distinguer deux formes de terrorisme: le terrorisme résistant et le terrorisme nihiliste. Le premier vise à l'établissement d'un état de droit légitime: le recours à la lutte armée est alors conçu comme une tactique dans une politique. «Une fois le but atteint, en l'occurrence, la fin de l'apartheid, la lutte armée cesse. Il n'y pas d'attentat aveugle mais les actions sont toujours ciblées, toujours politiques. La différence est nette avec le terrorisme nihiliste comme al-Qaïda, qui vise à produire le plus de destruction possible dans l'idée qu'en sorte un ordre nouveau», explique la chercheuse.
Nelson Mandela, perçu comme un terroriste, est devenu aujourd'hui un héros de la lutte anti-apartheid. La politique américaine serait-elle victime de schizophrénie pour transformer régulièrement les ennemis d'hier en alliés d'aujourd'hui? En septembre 2012, les Etats-Unis ont retiré de leur liste noire le président birman Thein Sein, reconnu auparavant pour sa politique répressive. Un nouveau symptôme de cette psychose dissociative.
Stéphanie Plasse