France

Quand Marine Le Pen décerne d'embarrassantes médailles à l'extrême gauche

La récupération par le FN de thèses plutôt classées à la gauche de la gauche se multiplient. C'est un peu dommage pour la gauche critique, comme les cas Frédéric Lordon et Jean-Claude Michéa en témoignent (Avec la réponse de Frédéric Lordon à l'article)

Fausse capture d'écran du fil Facebook Marine Le Pen, la page officielle / Montage Slate.fr
Fausse capture d'écran du fil Facebook Marine Le Pen, la page officielle / Montage Slate.fr

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Mea culpa. A la suite de cet article, Frédéric Lordon a écrit à l'auteur pour apporter quelques rectifications, que vous pouvez lire dans la rubrique Réactions, sous cet article. Le propos de l'article était de montrer que de plus en plus, des auteurs classés à gauche et même à la gauche de la gauche, trouvent un écho favorable dans des cercles intellectuels et médiatiques classés à droite. L'exemple servant la démonstration utilisée était cependant maladroit, merci à F. Lordon d'avoir réagi.

Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, est devenu en quelques années le chouchou de la gauche antilibérale: Collectif des Economistes atterrés, Attac, Le Monde Diplo, Daniel Mermet, Arrêts sur Image, etc. Quiconque traîne sur la médiasphère anticapitaliste tombera sur ses critiques radicales, brillantes –et souvent pleines d’humour– du capitalisme financier.

Jean-Claude Michéa, philosophe, s’est taillé pour sa part une solide réputation d’essayiste «inclassable» et à contre-courant, atomisant de livre en livre à la fois les racines intellectuelles du libéralisme économique et les idées «de gauche» à la mode, moquant les «nouvelles radicalités» militantes persuadées d'être ce qui se fait de mieux en matière de subversion –et dûment médiatisées, cela va de soi.

En définitive, deux personnages atypiques, qui passionnent et qui agacent, mais qui tranchent avec le conformisme intellectuel ambiant, tout en ne renonçant pas à rêver à ce que pourrait être une meilleure organisation des rapports entre économie et société.

Frédéric Lordon critique l'«Impasse Michéa»

Or voilà que le premier tape sur le second, dans un long article publié par La revue des Livres (numéro 12, juillet-août 2013), intitulé «Impasse Michéa. La gauche et Progrès», en référence à l’un des premiers ouvrages du philosophe, Impasse Adam Smith.

«L’intransigeance de son anticapitalisme est, en tant que tel, un parti qu’on prend sans hésiter avec lui. Sa démolition de la gauche de droite en ses organes branchés –Libération, Les Inrocks, Canal– est réjouissante, comme l’est toute offense faite à ceux qui universalisent axiologiquement leur mode de vie (de privilégiés) sans aucun souci de l’universaliser pratiquement (c’est-à-dire politiquement) –il est vrai qu’il faudrait pour ce faire mettre en question la machine néolibérale à inégalités généralisées, conclusion sans doute inaccessible à l’esprit hipster, dont la vertu de conséquence en politique n’a jamais été le fort.»

Tout partait plutôt bien, donc. Mais Frédéric Lordon détaille son désaccord sur la «common decency», la vertu populaire vantée par George Orwell qui sert de point d’ancrage à la défense du peuple par Michéa. En gros, il lui reproche de fétichiser le peuple, comme nombre d'intellectuels de gauche qu'il moque ou condamne, alors que ce peuple n'est vertueux que par nécessité...

«[…] Michéa s’interdit de voir que le peuple ne doit qu’à des conditions sociales extérieures (et pas du tout à son “essence” de “peuple”) de ne pas choir dans l’indecency –et ceci exactement de la même manière que n’importe quelle catégorie sociale ne doit qu’à ses propres déterminations sociales de faire ce qu’elle fait. Le “peuple” n’est pas moins disposé que les grands à la démesure et aux obscénités de la grandeur quand elle devient affranchie de tout. Simplement, peuple, il n’en a pas la possibilité

Il critique aussi l’angoisse de la «déliaison» qui chez Michéa caractérise la modernité et son pessimisme face à l’atomisation des individus qu’elle engendre, une angoisse qui le placerait –accusation fréquente– chez les conservateurs, au mieux, les réactionnaires, au pire.

Marine Le Pen félicite Frédéric Lordon

Par ailleurs, le même Lordon débat avec Emmanuel Todd dans Marianne (numéro du 29 juin) de son grand dada: la sortie de l’euro. Il y critique «un modèle inédit de soumission des politiques économiques nationales à des règles constitutionnelles… renforcées par la surveillance constante des marchés financiers!», et «la disparition de toute souveraineté politique». Il plaide en revanche pour une monnaie commune (qui n’est pas une monnaie unique).

Lordon enfin s’en prend à «la chose que, par un abus de langage caractérisé, on appelle la “gauche”, je veux dire le Parti “socialiste”… dont le néolibéralisme est plus forcené encore» que celui de la droite.

«Des fausses alternances entre droite décomplexée et droite complexée, conclut-il, dépité par les propositions économiques et les logiciels respectifs de chaque camp, c’est le FN, bien sûr, qui tire tous les profits. Sauf si une vraie gauche parvenait à se faire entendre.»

Marine Le Pen s’est invitée dans le jeu le 2 juillet, louant sur Twitter «un excellent article d’E.Todd et F. Lordon dans Marianne», et y reconnaissant ses propres positions sur l’euro et la souveraineté économique.

Evidemment, cela fait exulter Jean Quatremer, un des derniers «europhiles» assumés.

Marine Le Pen vient de vous féliciter... Au revoir!

Et donc, là, il y a un problème. Lordon affirme en introduction de son article sur Michéa qu’il n’y a «rien d’étonnant à ce que Jean-Claude Michéa […] reçoive un accueil des plus bienveillants chez les commentateurs de droite, du Figaro à Valeurs actuelles en passant par l’Express».

Mais Lordon se faisant rattraper lui-même par d’encombrants soutiens, faut-il pour autant le blacklister à jamais des débats sur l'économie? Ce serait absurde, et cela amoindrit quelque peu l’angle d’attaque choisi par le même Lordon: si mes ennemis t’aiment, c’est que tu es un ennemi.

A ce petit jeu, Marine Le Pen peut jouer toutes les parties et gagner à tous les coups. Avec la dédiabolisation, c'était elle qui était à la traîne: elle devait dire des choses censées que d'autres avaient dites avant elle, pour se normaliser. A présent, c'est le contraire: qu'elle vienne donner son soutien à une prise de position, et celle-ci sera à jamais jugée nulle et non avenue!

Jean-Laurent Cassely

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