Culture

Métier: interprète pour concerts de rap en langue des signes

Découvrez Holly Maniatty, qui traduit en langue des signes les concerts du Wu-Tang Clan, de Killer Mike et des Beastie Boys.

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Holly Maniatty / photo issue de sa page Facebook

Temps de lecture: 6 minutes

En entrant sur scène la semaine dernière au festival de Bonnarro, Killer Mike repère au milieu de la foule une femme blanche qui rappe en même temps que lui en remuant son corps et en faisant des grimaces en rythme avec la musique. Le rappeur d’Atlanta, qui a son compte de fans féminines et blanches, s’est vite aperçu que celle-ci n’était pas dans la même catégorie: Holly Maniatty n’est pas une fan, mais une interprète en langue des signes.

Intrigué, le rappeur a sauté de la scène sur l’estrade que partageait Maniatty avec une collègue et s’est mis à danser avec elles. Curieux de voir jusqu’où il pouvait pousser son interprète, il entreprit de rapper toutes les obscénités qui lui venaient à l’esprit, en accélérant le flow pour voir si Maniatty état capable de tenir la cadence.

«C’est ça qu’on a envie de voir, tout le monde le sait», m’a confié Killer Mike au téléphone.

«Quand tu regardes la messe le dimanche matin [à la télévision] avec la petite dame en bas de l’écran qui traduit en langage des signes, tu vois? Tu rêves d’un truc, c’est de pouvoir dire quelque chose et de voir ce que ça fait, genre “nan, y a un signe pour 'enculé de ta mère'?”»

Holly Maniatty, qui se définit comme une fille de la campagne du Vermont est doublement diplômée, en langue des signes et en neurologie. Mais elle indique avoir également consacré plus de 50 heures à étudier le travail de Killer Mike avant le concert. Elle a fait plus que de simplement tenir la cadence.

«J'ai jamais vu ça!»

«Je pense qu’il s’agissait d’une sorte de tête à tête entre l’artiste et l’interprète», me raconte Holly Maniatty. A la fin, il a lancé à la foule:

«Ouais! J’ai jamais vu ça. J’ai été dans le monde entier, et dans chaque coin de cette ville et dans chacune de ces rues, j’ai jamais rien vu comme ça.»

Récemment, une vidéo de Maniatty signant au concert du Wu-Tang Clan est apparue sur Internet, et s’est répandue comme une traînée de poudre. Jimmy Kimmel l’a montrée pendant son monologue.

Comme Killer Mike, la plupart des gens n’ont jamais vu un interprète en langue des signes traduire du hip-hop en temps réel. Mais Maniatty a 13 ans de pratique, et utilise son talent d’interprète –et des recherches approfondies sur ses sujets– pour mettre la musique à la portée des sourds.

Ayant passé sa jeunesse à Newport, Vermont, au sud de la frontière canadienne, Maniatty ne connaissait du hip-hop que ce qu’elle en avait vu sur MTV. Elle avait entendu parler de Snoop Dogg, Puffy ou Biggie, mais c’est là toute l’étendue de ses connaissances en la matière.

Les débuts

Elle avait toujours eu un don pour les langues et sur un coup de tête et s’est inscrite au programme ASL (American Sign Language) du Rochester Institude of Technology.  Maniatty, l’une des deux seules élèves à n’avoir aucune connaissance préalable de la langue des signes, a obtenu son diplôme en deux ans avant de décrocher une licence de l’Université de Rochester. A la fac elle s’est retrouvée confrontée à d’autres facettes du hip-hop et a découvert les Beastie Boys et le Wu-Tang. Qu’elle a tous deux adoré.

Sa percée dans le monde de la musique date de l’époque où elle travaillait pour une agence d’interprétariat de Rochester. Alors qu’on demande une interprète pour un concert de Marilyn Manson, aucun de ses collègues ne veut s’en occuper.

«Personne ne voulait le faire, m’a-t-elle dit au téléphone un mardi après-midi, tandis que sa vidéo avec le Wu-Tang devenait virale. Ce fut une façon plutôt stylée d’accéder à l’interprétariat de concert, car Manson, c’est un spectacle à lui tout seul. Un énorme spectacle.»

La prestation avec Manson donne à Maniatty le goût des concerts. Quelques années après, travaillant à présent pour un service d’interprétariat de Portland dans le Maine, un collègue l’introduit auprès d’Everyone’s Invited, un producteur de spectacle qui embauche des interprètes pour des festivals et des événements. Selon la directrice, Laura Grunfeld, il est de plus en plus courant d’avoir des interprètes dans les concerts, même si c’est principalement lors des festivals les plus importants, tels que Bonnaroo.

Découverte du rap

Maniatty s’est rapidement retrouvée à travailler pour le New Orleans Jazz Fest et pour Bonnaroo, partageant la scène avec des groupes comme Bruce Springsteen (qui a chanté et signé Dancing in the Dark avec elle), U2, et même Bob Saget. Elle fait environ 60 concerts par an, paye ses déplacements elle-même, et touche des honoraires fixes.

Ce n’est qu’en 2009 qu’elle aborde la scène hip-hop avec un événement majeur, le concert des Beastie Boys à Bonnaroo, qui sera le dernier concert du groupe. Elle se voit encore dire à un fan sourd venu du Bronx: «Salut, je suis Holly, je viens du Maine et je serai ton interprète.»

«Il m’a regardé et m’a dit: “Quoi? Tu vas traduire le concert?”»

Pour se préparer, Maniatty a consacré plus de 100 heures à étudier les Beastie Boys, mémorisant les paroles, repassant d’anciens concerts. Pour plus de précision et d’authenticité, elle s’est également renseignée sur les signes dialectaux: de la même façon qu’un rappeur d’Atlanta utilise un argot différent d’un rappeur du Queens, selon leur région d’origine les locuteurs en langue des signes utilisent des signes différents. Savoir signer flingue ou brother comme on le fait dans telle ou telle région est crucial pour être authentique.

S'adapter à chaque rappeur

Interpréter un concert de rap en langue des signes va au-delà de la traduction littérale. Il faut décrire les situations, faire comprendre le contexte et raconter l’histoire. Bien souvent, elle parle en deux langues à la fois –avec les mains, et avec la bouche, puisqu’elle rappe en même tant que l’artiste.

Quand un rappeur a récemment évoqué une prise de bec avec Tupac, Maniatty a rappé avec lui tout en faisant le signe pour hologramme afin que les fans sourds comprennent qu’on parlait du Tupac virtuel vu à Coachella, et non d’un fruit de l’imagination du rappeur.

Ceinture noire premier dan de taekwondo, Maniatty se sert de son corps pour faire passer le message et tente de donner à ses signes un impact qui reflète le débit du rappeur. Avant d’interpréter pour Eminem, elle a étudié la façon dont il bouge sur scène afin de l’intégrer dans son travail.

«Il a un rythme corporel très particulier, et si on arrive à se caler sur ça, l’illusion est quasiment parfaite. Jay-Z a une façon très torse bombé de rapper, parfois. Bref, il faut bien regarder chaque artiste, et sa façon de bouger: plus on colle à la façon dont ils se comportent sur scène, plus les spectateurs sourds bénéficieront d’une expérience équivalente.»

Impro

Le hip-hop reste un art fondé en grande partie sur l’improvisation, et toutes les recherches attentives du monde ne peuvent préparer un interprète en ASL à ce qui peut se passer pendant un concert.

«Les artistes partent souvent en freestyle, et il faut suivre, explique-t-elle. Heureusement, mon cerveau est branché sur la cadence du hip-hop, ce qui lui permet de traiter très vite les mots.»

Les rappeurs pour qui elle travaille semblent en convenir. Lors d’un concert des Wu-Tang, pendant Bring Da Ruckus, Method Man est allé vers Maniatty en train de signer, pour lui faire un hug et un check. Il l’avait surveillé à chaque fois qu’il disait «motherfuckin» afin de vérifier si elle signait bien l’expression, et comment. Elle le confirme, «évidemment que je vais le dire, si toi tu le dis. Ce sont tes mots, pas les miens».

Maniatty se sert de la même approche pour un terme plus délicat: N-word [nigger], qui constitue un dilemme pour les interprètes, tout particulièrement blancs. Pour Maniatty, il est de son devoir de représenter les musiciens, et elle fait toujours le signe correspondant au terme.

Elle le prononce parfois aussi avec les lèvres, bien qu’elle essaye de l’éviter. «Il est très clair que ce sont les mots de l’artiste et non les miens», répète-t-elle.

Nouveaux fans sourds

Kat Murphy, 30 ans, originaire de Memphis et malentendante peut percevoir les rythmes mais pas les mots. Avec son compagnon Melvin, «sourd profond», elle était à Bonnaroo et a assisté aux concerts du Wu-Tang et de Killer Mike.

Elle a été témoin des interactions entre Maniatty et les deux rappeurs. «C’était incroyable», s’enthousiasme-t-elle. Quand Method Man est venu la voir «elle n’a pas perdu pied, elle ne s’est pas laissée distraire».

Peu familière de Killer Mike avant le concert, elle en est repartie en pensant qu’il était «l’artiste le plus soucieux des sourds, qui a véritablement intégré les interprètes dans son concert. On est ses nouveaux fans».

De l'art

Jusqu’à Bonnaroo, Killer Mike n’avait jamais imaginé avoir des fans sourds. Il en est reparti «honoré» d’avoir un interprète comme Maniatty:

«Tu te demandes vraiment comment ils peuvent ne serait-ce que garder le rythme. C’est plus que de la technique. C’est de l’art.»

Le prochain gros concert pour Maniatty est pour fin juillet. C’est Phish, à Seattle. Elle a déjà fait plus de vingt concerts avec eux. A la différence des concerts de hip-hop, qui programment généralement deux interprètes, elle gère ces concerts toute seule. «Avec Phish, il y a tellement de bœuf pendant les morceaux qu’on a le temps de se reposer.»

Amy K. Nelson

Traduit par David Korn

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