Économie

Pourquoi les poteaux envahissent-ils nos trottoirs?

Les villes françaises dépensent des fortunes pour ces potelets censés protéger les piétons. Mais ne faudrait-il pas plutôt repenser la place de la voiture dans l'espace urbain?

REUTERS/Alessia Pierdomenico
REUTERS/Alessia Pierdomenico

Temps de lecture: 4 minutes

Voici un petit exercice à réaliser lors de votre prochain déplacement à pied en ville. Ouvrez grand les yeux et munissez-vous d’un stylo et d’une feuille de papier. Vous allez devoir tracer un trait sur votre feuille à chaque fois que vous croiserez un poteau, potelet ou plot ressemblant à ça:

Une fois votre trajet terminé, multipliez le nombre obtenu par 30 euros –c’est le prix minimum (hors taxe et hors pose) de ce «mobilier urbain». Vous obtiendrez la somme que votre ville a dépensé pour empêcher les voitures de se garer sur votre chemin.

20.000 euros par mois à Bordeaux

Le résultat final est impressionnant (j’ai compté 2.000 euros de plots sur les 300 mètres qui séparent mon logement de ma station de métro parisienne). Il l’est encore plus à l’échelle d’une ville. Jean-Luc Paret, responsable de la voirie et des espaces communaux de Bordeaux (Gironde), se souvient qu’il n’y avait quasiment aucun mobilier de ce type dans sa ville au début des années 2000, «peut-être 500 en tout». On en compte désormais près de 50.000. «Aujourd’hui, la vitesse de pose a ralenti, mais on en est à environ 2.000 à 3.000 plots par an, soit un budget total d’environ 20.000 euros par mois.»

Pourquoi tant de plots? «Quand les habitants voient une voiture garée devant chez eux, ils demandent à la mairie d’installer des poteaux pour que ça n’arrive plus», témoigne Jean-Luc Paret. Mais le problème n’est pas résolu pour autant: «Quand on installe des potelets dans certaines rues, les automobilistes ont l’impression d’avoir le droit de se garer sur les trottoirs des autres rues, où ils ne voient pas de potelets», explique Daniel Lemoine, chargé d’études au Certu (Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques). Ce que confirme le responsable bordelais:

«Plus on installe de poteaux, plus les gens se garent loin et plus on doit installer de poteaux. On en arrive à des situations incohérentes, par exemple des poteaux sur des trottoirs d’à peine 50 centimètres. Les piétons y tiennent à peine mais des voitures parviennent à s’y garer donc on installe des poteaux, on n’a pas d’autres solutions.»

«Comme le répulsif pour pigeon»

Bordeaux est loin d’être la seule ville dans ce cas. Le phénomène est national, bien qu’aucun texte juridique ne recommande l’installation de dispositif anti-stationnement aux communes, précise Raphaël Apelbaum, avocat spécialisé dans les marchés publics. En région parisienne, un blog a publié des photos de «l’invasion» des potelets entre 2006 et 2010. A La Rochelle (Charente-Maritime), «les poses sont très variables mais on a pu installer jusqu’à 1.500 éléments de mobilier urbain anti-stationnement dans une année», indique Pascal Becaud, responsable de ce mobilier dans la commune.

L’invasion est désormais automatique: «Nous travaillons avec le groupe Eiffage. La pose de ces poteaux est systématique lorsqu’il construit de nouveaux lotissements», justifie Emmanuel Rochand, dirigeant de la société Emrodis. Celui-ci vend ses plots de 30 euros (pour les plus petits sans pommeau) à 300 euros (pour les poteaux «à mémoire de forme» ou au design conçu par une commune) et assure recevoir des commandes de nombreuses petites communes:

«Certains villages de quelques centaines d’habitants ont beaucoup d’entreprises sur leur territoire et donc un budget par habitant très élevé. Les conseils municipaux sont même souvent tentés de choisir des potelets plus sexys.»

Emmanuel Rochand ne défend pas pour autant son produit: «C’est comme le répulsif pour pigeons, ça ne fait pas disparaître le problème mais ça l’éloigne.» «Construire des potelets, c’est la facilité, ça évite de se poser des questions de fond, alors qu’il faudrait revenir à plus de sobriété sur nos trottoirs pour favoriser la marche», défend également Daniel Lemoine.

Et si on faisait autrement ?

Comment éviter de recouvrir nos trottoirs de potelets? Faut-il construire plus de parkings? Pas forcément. Une étude réalisée par le cabinet Adetec en 2001 relevait une voiture en stationnement sauvage tous les 70 mètres à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), alors que dans 40% des cas, il y avait une ou plusieurs places libres et gratuites sur la voirie à moins de 50 mètres.

Automobilistes férus de créneau sur les bordures, les lignes qui suivent vont vous déplaire. L’une des solutions est de verbaliser plus, puisque les amendes pour ces infractions sont bien plus faibles en France que chez nos voisins. Mais il faudrait commencer par verbaliser tout court. Car pour l’instant, c’est peu le cas. «La police nationale sanctionne peu les automobilistes mal garés à Bordeaux, où il est difficile de trouver une place », reconnaît Jean-Luc Paret. « Les élus ont peur de déplaire aux électeurs. […] Avant, beaucoup de PV sautaient. Aujourd’hui, c’est moins possible mais, dès qu’une personne verbalisée ou même avertie verbalement en réfère au maire, on a droit à un coup de fil de celui-ci nous demandant de “faire preuve de tolérance”», témoignait déjà un policier municipal dans l’étude d’Adetec.

Sanctionner, ça marche

L’auteur de cette étude, Bruno Cordier, défend d’ailleurs aujourd’hui l’augmentation des verbalisations pour stationnement sauvage. Il prend en exemple Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), une commune de 30 000 habitants qui a renoncé aux potelets. Des campagnes d’affichage et d’informations régulières sont organisées, et la police municipale est chargée de verbaliser de manière systématique. Résultat, on trouve une voiture sur un trottoir tous les 600 mètres dans cette commune, beaucoup moins qu’ailleurs.

D’autres communes vont-elles suivre l’exemple de Sotteville? Bruno Cordier assure que Bourges (Cher) s’y est déjà engagée. Une mesure législative pourrait en convaincre d’autres. Le Sénat a voté le jeudi 7 juin la dépénalisation des infractions au stationnement. Si l’Assemblée nationale confirme cette décision, elle permettra aux élus locaux de fixer un montant plus élevé pour les amendes. Bruno Cordier veut croire que cela permettra aussi de «flécher de nouvelles sommes vers des investissements pour les modes actifs de déplacement». En clair, la marche et le vélo.

Car sanctionner ne suffit pas: «Les policiers ont autre chose à faire et on n’a pas envie de voir des caméras sur chaque trottoir. Il faut plutôt réfléchir à long terme, tenter de limiter la place de la voiture individuelle en ville et favoriser les modes actifs», préconise Daniel Lemoine. Et ce, si possible, avant que le dernier mètre carré de trottoir disponible ne soit recouvert d’un potelet.

Thibaut Schepman

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