France

Géographie électorale: qui détient les clés du «mystère français»?

Homogénéisé par l’urbanisation, notre territoire recèle-t-il encore des disparités régionales dans ses comportements politiques? Quelles fractures territoriales traversent le pays? Le récent ouvrage d'Hervé Le Bras et Emmanuel Todd a relancé le débat.

La Gaule à la mort de Clotaire (561), dans l'Atlas général d'histoire et de géographie (1894) de Paul Vidal de La Blache, via Wikimédia Commons.
La Gaule à la mort de Clotaire (561), dans l'Atlas général d'histoire et de géographie (1894) de Paul Vidal de La Blache, via Wikimédia Commons.

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Dans moins de neuf mois, les Français éliront leurs 36.000 maires à l'occasion des élections municipales. 36.000 scrutins locaux et autant d'occasions d'explorer le «mystère français», pour reprendre le titre de l’ouvrage des chercheurs Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, récent succès de librairie richement cartographié qui ausculte notre territoire après trente ans de mondialisation.

Pour comprendre l’intérêt de cet essai volumineux et foisonnant qui croise démographie, sociologie, économie et politique, il faut revenir trente ans en arrière, quand les deux chercheurs publiaient L’Invention de la France (1981), un ouvrage qui se plongeait dans les spécificités culturelles du pays pour dénicher de grandes tendances.

Les deux coauteurs dégagaient des explications qui partaient des types de familles et des systèmes anthropologiques, dressant une «géographie des mentalités» françaises, comme l’écrivait le politologue Pascal Perrineau dans sa critique du livre à l’époque. La famille de type communautaire, parce qu'elle est à la fois égalitaire (l'héritage ne favorise pas un enfant) et autoritaire (les enfants cohabitent avec les parents), correspondait alors aux zones de force de la gauche (Provence, Nord, Sud-Ouest). La famille autoritaire ou souche des zones catholiques —où l'héritage favorise un seul des enfants, qui cohabite avec les parents— penchait elle à droite (Alsace, Bretagne, Savoie, Pays Basque).

Une carte célèbre du «Le Bras et Todd» de 1981, comparant vote communiste et pratique catholique et intitulée «Marx ou Jésus?»

«Mutation urbaine, postindustrielle et féminine de la société»

Trente ans plus tard, et un an après une réédition mise à jour de L’Invention de la France, le tandem s’est relancé dans l’aventure. Sans être tout à fait certain de son coup, comme nous le raconte Hervé Le Bras car, en 1981, les structures anthropologiques étaient déjà résiduelles, et c’est largement inconsciemment qu’elles pesaient sur les mentalités:

«On pensait surtout que le grand changement, c’était qu’il n’y avait plus de différences en France. Que L’Invention de la France était la dernière étape et que tout s’etait homogénéisé au niveau des régions francaises.»

Les cartes de la distribution des cadres et des ouvriers sur le territoire reflètent cette homogénéisation supposée, que l’on peut lire selon un schéma, présent partout sur le territoire, de ville à trois vitesses, des cœurs de métropoles jusqu’aux espaces excentrés. Les métiers populaires recensés par les deux chercheurs se concentrent ainsi aux marges des départements alors que les villes-centre des grandes agglomérations en sont vidées.

De même, les chercheurs observent-ils sur ces coeurs de métropoles une «mutation urbaine, postindustrielle et féminine de la société». Le niveau éducatif général a considérablement augmenté: le nombre de bacheliers a doublé depuis 1981, 48% des 25-39 ans ont un bac ou plus tandis que 40% sont titulaires d’un BEPC, BEP, bac pro ou technique. L’industrie a fondu et l’entrée des femmes sur le marché du travail a été massive, notamment dans les emplois qualifiés, puisqu’elles sont désormais plus diplômées que les hommes.

Le lieu produit encore de la politique

Mais l’homogénéisation a ses limites. «Pour la fécondité, l’éducation, il y a souvent un effet urbain, mais aussi des effets régionaux» qui perdurent, soutient le démographe. Exemple frappant: la performance des régions de culture catholique, Bretagne en tête, dans le domaine éducatif.

«Avec une grande exactitude, les régions catholiques sont celles où la préférence pour des études longues est la plus marquée», écrivent les auteurs. «Les bastions du catholicisme, dans l’Ouest, l’Est, la région Rhône-Alpes, le sud du Massif central et les Pyrénées-Atlantiques, apparaissent tous comme des pôles de développement éducatif.»

Mais le plus surprenant, dans l’hypothèse d’un «catholicisme zombie» qui continuerait d’agir sur les comportements et les valeurs, c’est le basculement de la démocratie chrétienne à gauche. «Le gain de Hollande sur Mitterrand en 1981, c’est la carte catho, c’est la démocratie chrétienne qui n’a pas marché avec le sarkozysme», explique Hervé Le Bras. Ce qu'illustrerait par exemple le vote de Bayrou en faveur de Hollande ou les critiques de Raffarin envers Sarkozy.

A l’opposé de cette dynamique, écrivent les auteurs, «les anciennes régions de la République, le Nord, la Picardie, la Bourgogne, le Limousin, la Provence, qui étaient des régions de famille nucléaire, d’habitat groupé, qui étaient pour l’égalité, sont devenues des régions en déshérence, alors que les régions dynamiques ont des structures familiales et une Eglise historiquement fortes.»

Un dynamisme et un optimisme —les régions de l’Ouest sont fréquemment en tête des lieux où les Français désirent habiter ou sont satisfaits d’habiter— que Le Bras attribue aux «couches protectrices» locales qui ont longtemps régi les rapports sociaux:

«Les relations sociales on été façonnées localement, et dans ces territoires on attend assez peu de Paris.»

Ce sont aussi des régions qui ont été plus tardivement éduquées, ce qui, combiné à la faible industrialisation, leur donne des atouts pour se tailler une place dans l’économie post-industrielle.

«Il y existe, écrivent Le Bras et Todd, un plus grand dynamisme culturel et cette France-là peut admirer l’Allemagne parce que, sans lui être semblable, elle lui ressemble un peu, par son respect de la hiérarchie et par sa relative efficacité, plus en tout cas que le cœur individualiste égalitaire, souvent anarchiste et rebelle.»

L’explication anthropologique serait donc toujours d’actualité. Une formule résume d’ailleurs parfaitement la thèse défendue sur un peu plus de 300 pages:

«Les déterminations économiques passent, les structures anthropologiques restent.»

La matrice Le Bras et Todd, qu’Hervé Le Bras a bien voulu nous dessiner et nous dédicacer (!!) sur un coin de table. Les espaces représentés correspondent aux trois «couches protectrices»: catholicisme («zombie»),  famille de type complexe et type d’habitat. On peut considérer avec l’auteur que la famille complexe, qui laisse moins d’autonomie à l’individu, devient une forme de solidarité en période de crise. La culture catholique conserve son rôle d’encadrement, notamment des jeunes, tandis que la zone d’habitat dispersé (fond blanc) est celle où les relations conviviales de proximité et de voisinage constituent un rempart contre le vote FN.

L’urbanisation achevée et «la France en archipel»

Une lecture qui est donc à l’opposé de celle proposée par le géographe Christophe Guilluy en 2010 dans son essai Fractures françaises, qui défendait une approche du territoire basée sur l’économique et le social:

«Je veux bien qu’on parle du catholicisme, mais pour moi ce n’est pas une question de déterminisme territorial. Le phénomène majeur, c’est que pour la première fois les classes populaires ne vivent pas là où se crée la richesse. La fragilité sociale est aujourd’hui répartie dans la France périphérique, ensemble composé des petites et moyennes villes, des espaces ruraux et périurbains.»

Dans les termes d’un autre géographe spécialiste de ces questions, Jacques Lévy, qui vient de publier Réinventer la France chez Fayard, les contrastes en France seraient moins entre régions que selon un «gradient d’urbanité», avec un continuum qui irait des villes («centres + banlieues») à l'infra-urbain («zones les plus éloignées des grandes villes») en passant par le périurbain (que le géographe scinde en «anneaux des seigneurs», première couronne aisée et périurbain modeste), l'hypo-urbain («les franges extérieures des aires urbaines») et les petites villes «relativement isolées».

Tout cela apparaît clairement sur la carte ci-dessous, que Jacques Lévy a bien voulu nous dessiner. L’auteur écrit que «la meilleure manière de se représenter l’espace français d’aujourd’hui est de le considérer comme un ensemble d’entités urbaines autonomes reproduisant la même configuration interne». «La carte classique, ajoute-t-il, sans complètement disparaître, est […] devenue une nuance dans une situation spatiale désormais structurée par l’urbain.»

La France selon Jacques Lévy. Un pays en archipel et des métropoles en forme «d'oeuf au plat». Les surfaces sont proportionnelles à la population.

«L’urbanisation absolue, définie comme le passage quantitatif du monde rural au monde urbain, est achevée en France», martèle le géographe dans son nouveau livre. Dans le débat sans cesse renouvelé sur les fractures territoriales, Jacques Lévy tient d’ailleurs un rôle iconoclaste: celui du défenseur des vertus de l’«urbanité», lieu de rencontre et d’altérité où l'espace public joue un rôle important, contre le rural et le périurbain, perçus comme plus homogènes socialement, plus «allophobes» et se caractérisant par une plus grande privatisation des espaces.

Le vote FN est-il une crise de l’habitat groupé?

C’est d'ailleurs sur la question des attitudes de «repli» et du vote FN que les thèses du Mystère français sont les plus discutées. Fidèles à leur grille de lecture anthropologique, Le Bras et Todd consacrent un gros morceau de leur cartographie politique à ce phénomène apparu au début des années 80, à ses causes et à son évolution. Là encore, le tandem surprend par son analyse, que résume Hervé Le Bras:

«La corrélation très forte entre FN et proportion de Maghrébins baisse continuement et est maintenant nulle. Marine Le Pen a compris que ce n’était pas la bonne corde. Désormais, il faut faire dans l’assistanat social, même si la vieille garde est accrochée à la xénophobie.»

Pour le démographe, les rapports locaux ont été bouleversés par les nouveaux modes de vie. Travailler plus loin, faire ses courses dans les grandes surfaces, tout cela a eu un effet de délitement sur les régions d’habitat groupé, où les gens résidaient dans des villages compacts, comme le Sud-Est et l'est de la région parisienne. «C’est le voisin qui est devenu l’étranger», explique Le Bras. C’est l’hypothèse d’un vote de recroquevillement, comme l’a longtemps expliqué Emmanuel Todd.

Les deux chercheurs montrent aussi dans leur livre que la carte du vote FN, si elle recoupe pour partie celle du vote ouvrier, n’en est pas un décalque. D’autres logiques sont donc à l’œuvre.

«Le FN peine à l’Ouest. La société bretonne n’a pas connu de grande vague d’immigration et l’économie y est plus stable», affirme ainsi le géographe Michel Bussi, qui a organisé début juin un colloque autour du centenaire du livre Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried, pionner de l’étude électorale des territoires. «Il n’y a pas de corrélation directe locale entre présence immigrée et vote FN, poursuit-il, mais au niveau national il y a encore des spécificités. Les ouvriers de l’Ouest votent beaucoup moins FN que les ouvriers de l’Est.»

Mais les différences anthropologiques entre Est et Ouest suffiront-elles à faire barrage au FN, la montée du niveau éducatif représentant un plafond de verre sur lequel il viendrait se cogner? Pour Christophe Guilluy, au contraire, «si la gauche est forte dans l’Ouest, dès qu’on s’éloigne des grandes villes, cela change. C’est dans l’Ouest que Marine Le Pen a le plus augmenté. Ca touche donc une France du tertiaire, et pas seulement des ouvriers industriels.»

De même, celui qui soutient que l'éloignement des classes populaires des centres de productivité se renforce d’une séparation ethno-culturelle des classes populaires entre elles en fonction de leur origine —«ce que longtemps les chercheurs n’ont pas vu ou pas voulu voir», dit-il­­­­—, contredit l’explication du tandem Le Bras et Todd sur la perception de l’immigration. «Le fait qu’il n’y ait pas de corrélation entre présence immigrée et vote FN est justement, au contraire, une énorme corrélation», dans la mesure où ces Français voteraient «avec les pieds».

Quelles politiques de rééquilibrage?

Si on peut trouver au moins un point commun entre l'ensemble de ces chercheurs, c’est qu’ils estiment tous que la représentation de la France que se font ses dirigeants est biaisée. La quatrième de couverture du Mystère français s’achève sur cette phrase:

«Nos dirigeants, parce qu’ils ignorent tout du mode de fonctionnement profond de leur propre pays, aggravent sa condition par des politiques inadaptées.»

Mais on ne trouvera pas de propositions de politiques plus adaptées dans ce livre, ou très peu, même si Hervé Le Bras affirme qu'il ne diffère pas forcément radicalement de son coauteur sur les solutions:

«Emmanuel Todd est plus nationaliste que moi, mais la sortie de l’euro est le seul truc qui nous sépare.»

Plutôt que de s’en prendre à l’Allemagne, Hervé Le Bras met en avant le risque de la montée des disparités entre les territoires dont l’avantage compétitif est fort et le reste:

«On est un peu arrivé à l’idée qu’il va falloir raisonner en terme de discrimination positive territoriale. Jusqu’ici, c’était l’exception, comme avec les zones franches ou les ZUS, mais à un moment donné, il va falloir dire que telle région étant dans telle situation, il faut qu’elle ait plus, comme pour les fonds structurels européens. La France aura besoin de cela.»

La position qui détonne le plus sera sans doute celle de Jacques Lévy, très critique du système de redistribution territoriale actuel. A partir des travaux de Laurent Davezies, qui montrent la participation prépondérante des métropoles et surtout de l'Ile-de-France au PIB français, le géographe estime qu'aujourd'hui «les pauvres des régions riches paient les riches des régions pauvres».

Christophe Guilluy, plus pessimiste, estime lui que «comme la question sociale s’est déportée sur ces territoires périphériques, elle n’est plus traitée par personne», ce qui ouvre au FN encore des perspectives de progrès:

«C’est un éloignement géographique qui est en train de structurer le mental des gens et cette population a une conscience territoriale: la conscience d’être là où ça ne se passera plus jamais.»

Jean-Laurent Cassely

Toutes les cartes sont extraites du Mystère français, de Hervé Le Bras et Olivier Todd, sauf mention.

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