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Mandela et de Klerk, Jaruzelski et Walesa, Gorbatchev et Sakharov: les transitions démocratiques sont des histoires de couples

Comment passer d'un régime autoritaire à un plus démocratique en relative douceur? Pour cela, il faut des hommes et des femmes, prêts à le faire, des deux côtés. L'Histoire en donne quelques rares exemples.

De Klerk et Mandela lors d'un débat télévisé en 1994. Pool/REUTERS
De Klerk et Mandela lors d'un débat télévisé en 1994. Pool/REUTERS

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On sait depuis Alexis de Tocqueville (1805-1859) que le plus périlleux pour les régimes autoritaires est le moment où ils tentent de se réformer. L’Histoire offre peu d’exemples de transition en douceur –relative– vers des systèmes plus libéraux ou plus démocratiques.

En ce sens, 1989 a été une année remarquable. L’Afrique du sud a apporté sa contribution à ce «cru» exceptionnel. Grâce à Nelson Mandela, qui vient de disparaître. Mais pas seulement. Si le démantèlement de l’apartheid a eu lieu dans l’ordre et le calme, le président blanc Frederik de Klerk, a aussi joué un rôle essentiel.

La coopération entre un représentant de l’«ancien régime» et le chef des forces montantes semble avoir été la condition du passage d’une époque à l’autre, sans que les vainqueurs ne s’en prennent aux vaincus. C’est en Afrique du Sud mais aussi, pendant cette même année 1989, en Pologne avec le général Wojciech Jaruzelski et Lech Walesa, ou encore, ces deux dernières années en Birmanie, avec une sorte de duo entre Aung San Suu Kyi et l’ancien président de la junte militaire Thien Sein. En résidence surveillée pendant 20 ans, la prix Nobel de la paix 1991 a été élue députée en avril 2012, à l’occasion des premières élections semi-libres. Le général Thien Sein a enlevé son uniforme et ne serait pas opposé à ce qu’Aung San Suu Kyi lui succède en 2015.

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On pourrait rappeler aussi comment, au milieu des années 1970, l’Espagne est passée du franquisme à la démocratie sous la double houlette de Juan Carlos, le dauphin choisi par Franco lui-même aux dépens de son père, et d’Alfredo Suarez, le chef du Mouvement national (franquiste), nommé président du gouvernement. Il a fallu toutefois attendre 1982 et l’arrivée au pouvoir des socialistes de Felipe Gonzalez pour que la page soit vraiment tournée.

Le rôle des commissions vérité

La réconciliation historique est une autre affaire. S’il n’est pas traité dans les premiers temps de la transition, le refoulé peut revenir à la surface après plusieurs années. C’est le cas en Espagne où les dirigeants politiques de tous bords s’étaient mis d’accord pour ne pas irriter les plaies laissées par la guerre civile puis le franquisme. Quelque 20 ans plus tard, les héritiers ont demandé des comptes.

L’Afrique du sud a choisi une autre voie avec la Commission justice et réconciliation dirigée par l’archevêque anglican Desmond Tutu. Dans d’autres pays déchirés par des conflits meurtriers, le même choix a été fait. Même si elles permettent d’entendre et de traiter les griefs réciproques, ces commissions ne sont pas la panacée. Leur efficacité dépend beaucoup des conditions dans lesquelles le changement s’est opéré.

En Afrique du sud, la fin du régime d’apartheid institué en 1948, est le résultat de la rencontre improbable entre le chef de l’ANC Nelson Mandela, emprisonné pendant 27 ans pour avoir mené la lutte armée contre la domination des Blancs, et le président du pays, chef du Parti national, Frederik de Klerk. Les deux hommes s’appréciaient-ils? Difficile de le dire. La retenue était de mise pendant les négociations entre les deux camps qui avaient commencé dès la deuxième moitié des années 1980 dans la Zambie voisine, puis a fortiori pendant la brève cohabitation entre Mandela devenu président de l’Afrique du sud «arc en ciel» et de Klerk, un des deux vice-présidents aux côtés de Tbabo Mbeki, représentant de l’ANC.

Le «coup d'Etat» de Jaruzelski a-t-il permis d'éviter l'intervention soviétique?

Après avoir quitté définitivement le pouvoir, de Klerk a été moins prudent. Il a jugé que Mandela était un interlocuteur «brutal et peu loyal». «Ce n’est pas un saint», ajoutait-il.

Mandela n’en pensait sans doute pas moins de son partenaire bien qu’il lui ait rendu hommage à l’occasion de son 70e anniversaire: de Klerk avait évité un bain de sang en acceptant le principe d’une Afrique du sud multiraciale. De Klerk, qui continue de défendre les droits des Afrikaners, descendants des colons hollandais, et n’a jamais formellement condamné «le développement séparé» avait une expression imagée pour illustrer sa prise de conscience : dans ce pays, «nous étions devenus une omelette et nous ne pouvions plus reconstituer les œufs». En 1993, Frederik de Klerk et Nelson Mandela se sont partagé le prix Nobel de la paix.

Dix ans plus tôt, Lech Walesa avait reçu ce même prix Nobel de la paix. A l’époque, la Pologne était encore un pays du bloc soviétique, étroitement surveillé par Moscou. Depuis trois ans en effet, l’effervescence politico-sociale avait gagné les chantiers navals de Gdansk et atteint toutes les couches de la population polonaise. La distinction attribuée à Walesa récompensait sa persévérance dans la contestation du régime communiste avant et après l’instauration de l’état de guerre le 13 décembre 1981.

L’auteur de ce véritable coup d’Etat était le général Jaruzelski, chef du gouvernement et chef du POUP (le parti communiste polonais). «L’homme aux lunettes noires» était-il animé par un sentiment patriotique en mettant hors la loi le syndicat Solidarnosc et en prison des milliers de ses militants? Après la chute du communisme, la question a été controversée. En déclarant l’état de guerre, Jaruzelski aurait évité le pire, c’est-à-dire une intervention militaire directe des armées du pacte de Varsovie sous la direction de l’URSS.

Lech Walesa et Wojciech Jaruzelski en 2011 à Varsovie. REUTERS

C’est la thèse que défend l’ancien dissident Adam Michnik qui ne peut être suspecté de sympathie envers le système communiste et ses représentants.

Mais Michnik a développé une conception de la Pologne démocratique fondée sur la réconciliation et non la vengeance. La Pologne appartient à tous ses citoyens et pas seulement à ceux qui ont gagné en 1989. Il estime que si la transition entre le communisme et la démocratie a été pacifique, le mérite en revient aux deux camps et notamment au général Jaruzelski. Celui-ci a compris que le système communiste était fini et qu’il ne servait plus à rien de s’opposer à la volonté populaire.

Il a accepté le principe d’élections semi-libres, de négociations autour d’un «table ronde» entre les représentants de l’ancien régime et les forces démocratiques et de la cohabitation. Pendant un an (1989-1990), il resta président de la République aux côtés du premier ministre, le catholique Tadeusz Mazowiecki, le premier chef de gouvernement non-communiste de Pologne depuis la Deuxième guerre mondiale. En 1990, Lech Walesa succéda à Jaruzelski à la présidence de la République.

A la même époque, un «duo» Gorbatchev-Sakharov aurait été possible pour faire passer en douceur l’Union soviétique du communisme à la démocratie. Malheureusement, les relations entre les deux hommes se sont en fait transformées en duel. Le prix Nobel de la paix 1975, défenseur des droits de l’homme, militant du Comité pour le respect des accords d’Helsinki signés mais bafoués par l’URSS, l’infatigable critique du totalitarisme, avait été envoyé en exil intérieur dans la ville de Gorki, en janvier 1980, au lendemain de l’invasion soviétique de l’Afghanistan.

Arrivé au sommet du pouvoir en 1985, Mikhaïl Gorbatchev sait que l’internement d’Andreï Sakharov est incompatible avec sa politique de perestroïka (restructuration) et de glasnost (transparence). En 1986, il autorise le retour de Sakharov à Moscou.

Un contrat a-t-il était passé entre les deux hommes? Sakharov aurait-il échangé sa libération contre un soutien à la politique du secrétaire général du PC soviétique? Le bruit a couru alors mais l’hypothèse est peu probable. En tous cas, Andreï Sakharov ne se prive pas de critiquer «l’indécision» et les hésitations de Gorbatchev, ses concessions accordées aux éléments les plus conservateurs du Parti.

En mars 1989, Sakharov est élu, au nom de l’Académie des sciences, au Congrès des députés du peuple, le nouveau parlement institué par Gorbatchev. Mais les deux hommes ont une vision différente de l’avenir de l’URSS. Le numéro un soviétique cherche à maintenir le système à coups de compromis. Sakharov est partisan d’une évolution démocratique et de l’indépendance des républiques périphériques. L'affrontement entre eux a lieu au Parlement. Vieilli, malade, Andreï Sakharov défend à la tribune l’abrogation de l’article 6 de la Constitution soviétique qui consacre le règne du parti unique.

Les députés communistes protestent bruyamment. Excédé, Mikhaïl Gorbatchev enjoint à Sakharov de se taire et devant son refus, lui coupe le micro. Humilié, l’académicien descend de la tribune et jette les feuillets de son discours à Gorbatchev assis au premier rang. Quelques jours plus tard, le 14 décembre 1989, il meurt sans avoir pu mener jusqu’au bout son combat pour la liberté.

Une décennie plus tard, sous l’égide de la Fondation Gorbatchev, plusieurs protagonistes de cette histoire mouvementée se sont retrouvés en Italie, à Turin. Le père de la perestroïka y côtoyait dans une atmosphère détendue et quasi-amicale Elena Bonner, la veuve de Sakharov, Anatoli Chtcharanski, un ancien dissident banni par Brejnev dans les années 1970, Lech Walesa et Wojciech Jaruzelski…

Tous acteurs, dans des rôles différents, de la fin du communisme. Comme aux antipodes, deux personnalités que tout aurait dû opposer, avaient mis fin à l’apartheid.

Daniel Vernet

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