Culture

Les livres cultes qui résistent au cinéma

De «Belle du Seigneur» à «L'Ecume des jours» en passant par «Sur la route», une poignée d'ouvrages ont connu leur première adaptation au cinéma ces derniers mois. Mais certains chefs-d'oeuvre y restent inexplorés.

Détail de la couverture de La Conjuration des imbéciles dans sa réédition trentième anniversaire par la Louisiana State University Press.
Détail de la couverture de La Conjuration des imbéciles dans sa réédition trentième anniversaire par la Louisiana State University Press.

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Pour la première fois, Belle du Seigneur, le célèbre roman d'Albert Cohen publié en 1968, vient d'être porté à l'écran, avec dans les rôles principaux les très chics Jonathan Rhys-Meyer et Natalia Vodinova. Sorti en salles en France le 19 juin, le film rejoint d'autres adaptations de livres cultes qui ont fleuri sur grand écran récemment, de Sur la route, d'après Jack Kerouac, à L'Ecume des jours, d'après Boris Vian.

Les œuvres littéraires reconnues sont prisées des réalisateurs. Une histoire déjà testée et validée auprès du public, la caution d'un grand romancier et une aura toute prête de «chef-d’œuvre», autant d'éléments qui peuvent favoriser le succès du film. Mais l'exercice est toujours périlleux: l'attention du public est proportionnelle à la notoriété du livre et les fans comme les critiques sont d'autant plus impitoyables avec toute adaptation ratée.

Est-ce pour cette raison que nombre de grands classiques de la littérature n'ont jamais été portés à l'écran? Alors que Les Trois mousquetaires a été adapté pas loin de 30 fois et Roméo et Juliette environ 80 fois, il reste encore quelques livres cultes –pas beaucoup– qui n'ont jamais eu droit à une version cinématographique. Zoom sur quatre d'entre eux, accompagnés de nos propositions d'acteurs et de réalisateurs pour chacun.

L'Attrape-coeurs de J.D. Salinger

Lorsque l'écrivain américain J.D. Salinger voit Tête folle, l'adaptation au cinéma de sa nouvelle Uncle Wiggily in Connecticut, il est consterné par le résultat. Du coup, jusqu'à sa mort en 2010, il refuse catégoriquement de vendre les droits de L'Attrape-coeurs (1951), roman initiatique vendu à 65 millions d'exemplaires et livre de chevet de plusieurs générations d'adolescents.

Nombreux sont les réalisateurs et producteurs qui ont essayé de se l'approprier: citons les noms d'Elia Kazan, Steven Spielberg, Harvey Weinstein ou Billy Wilder. Tous se sont heurtés à un refus obstiné. Idem question acteurs: Jerry Lewis, Marlon Brando, Jack Nicholson, John Cusack, Tobey Maguire, Leonardo DiCaprio ont tous, au début de leur carrière, rêvé d'interpréter le mythique personnage de Holden Caulfield.

Salinger estimait que la narration spécifique qui fit l'originalité du roman –c'est-à-dire la voix intérieure du personnage– ne serait pas adaptable au cinéma. Cependant, il écrivait dans une lettre en 1957:

« Il est probable qu'un jour ces droits seront vendus: la possibilité que je meure pauvre est grande. Je pense donc très sérieusement à laisser ces droits à ma femme et ma fille comme une sorte de police d'assurance-décès.»

Il n'est donc pas tout à fait improbable que cette adaptation voie le jour avant 2046, date d'expiration du copyright de L'Attrape-coeurs, même si pour l'instant rien n'a filtré du côté des ayant-droits.

Nos suggestions

L'acteur: Justin Bieber incarnera à merveille la rébellion adolescente du jeune Holden Caulfield.

Le réalisateur: Jim Jarmusch, pour rattraper le jeu de Justin Bieber. Prévoir une bande-son à base de hip-hop et de rock lo-fi.

Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline

Plus de 80 ans après sa parution, ce chef-d’œuvre de la littérature du XXème siècle n'a jamais été porté à l'écran, à l'image des autres romans de Céline. L'écrivain en rêvait, pourtant. En 1934, il essaya même de vendre son livre à Hollywood, sans succès.

La liste des réalisateurs qui ont manifesté le désir d'adapter le Voyage juste après sa parution en 1932 est longue comme le bras: citons, parmi les plus connus, Abel Gance, Julien Duvivier, Pierre Chenal, Claude Autant-Lara. Le nom de Jean Gabin était même avancé pour jouer le rôle de Ferdinand Bardamu.

Alors que pendant la guerre, étrangement, aucun projet n'est mis en œuvre, les années qui suivent la disparition de Céline en 1961 donnent lieu à une surenchère d'annonces. C'est comme si, tout à coup, tout le monde voulait faire son Voyage au bout de la nuit: Claude Berri, René Clément, André Téchiné, Alain Corneau, Louis Malle, Roger Vadim, Jean-Luc Godard, Milos Forman se disent sur le coup. Maurice Pialat veut lui tourner Mort à crédit, second roman de Céline, alors que Jean-François Stévenin rêve de Nord, le livre qui raconte l'exil de l'écrivain en Allemagne.

Michel Audiard, en 1964, déclare qu'il a prévu d'écrire le scénario pour Fellini, et que Jean-Paul Belmondo aura le premier rôle. Sergio Leone, autre grand admirateur du roman, caresse lui aussi l'idée, mais il renonce pour ne pas le trahir (il réalisera Il était une fois en Amérique à la place).

Dernières tentatives en date: François Dupeyron, réalisateur de La Chambre des officiers, qui a travaillé à un scénario tiré du Voyage avant d'abandonner en 2005, et Yann Moix, qui voulait transposer le roman de nos jours, sur fond de 11-Septembre (sic). Depuis, plus rien.

Pourquoi une telle liste d'échecs ? Plus qu'aux controverses autour de l'antisémitisme de l'auteur, la faute en revient probablement à son style. L'écriture éclatée de Céline est beaucoup trop poétique, trop peu «scénaristique», bref, trop littéraire pour donner lieu à une adaptation qui ne soit pas décevante.

Nos suggestions

Le réalisateur: Gaspar Noé, le réalisateur d'Irréversible et de Seul contre tous, sera parfait. Son refus du bon goût et de l'académisme, son outrance, sa noirceur onirique colleront parfaitement à l'univers de Céline.

L'acteur: Encore mieux que Jean Gabin, le rappeur MC Jean Gab'1. Sa jeunesse mouvementée, qui ressemble à celle décrite dans Mort à crédit, et sa maîtrise de l'argot parisien font de l'auteur du tube J't'emmerde l'acteur idéal pour incarner Ferdinand Bardamu.

La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole

Autre arlésienne, l'adaptation du chef-d’œuvre de John Kennedy Toole, satire suivant les tribulations de Ignatius J. Reilly, un érudit obèse totalement inapte à la vie moderne, écrite dans les années 60 et publiée à titre posthume en 1980, onze ans après la mort de son auteur.

De nombreuses tentatives d'adaptation ont avorté. La première, par Harold Ramis, juste après la publication du livre, tourna court après la mort de l'acteur principal, John Belushi –décédé d'une overdose juste avant de signer son contrat– et celle, cinq mois plus tard, de la directrice de la Commission des films de l’État de Louisiane (l'action se déroule à la Nouvelle-Orléans), assassinée par son mari. Les deux autres acteurs pressentis pour le rôle, John Candy et Chris Farley, connaîtront eux aussi une mort prématurée.

D'autres tentatives ont suivi. Les noms de John Goodman et de Will Ferrell ont circulé pour le rôle. En 2005, c'est Steven Soderbergh qui reprenait le projet. Mais l'ouragan Katrina et les hésitations de la Paramount, qui détient les droits, feront avorter le projet. Dans une interview, le réalisateur déclarait:

«Je ne suis pas superstitieux, mais il y a une malédiction là-dessous.»

Un film maudit pour un livre maudit? John Kennedy Toole, en effet, n'a jamais réussi à le publier de son vivant, ce qui le poussa au suicide en 1969. C'est sa mère qui parviendra à faire éditer son roman, qui reçut le prix Pulitzer en 1981. Le titre, tiré d'une citation de Jonathan Swift, est d'ailleurs inspiré de son insuccès originel.

Actuellement, une adaptation serait en cours, avec Zach Galifianakis, l'un des héros de la série des Very Bad Trip, dans le rôle principal. Mais vu le passif du film, mieux vaut se méfier...

Nos suggestions

L'acteur: Zach Galifianakis est un excellent choix. En plus, si la malédiction continue, ça pourrait nous épargner un Very Bad Trip 4.

Le réalisateur: Judd Apatow, le réalisateur de 40 ans, toujours puceau, devrait faire l'affaire. À condition qu'il se restreigne un peu sur les blagues pipi-caca.

La Condition humaine d'André Malraux

Aucun projet d'adaptation du chef d'oeuvre de l'ancien ministre de la Culture n'a jamais abouti. Le réalisateur américain Fred Zinneman avait passé trois ans à préparer une version ciné mais la Metro-Goldwyn Mayer annula la production une semaine avant le début du tournage, en novembre 1969. Bernardo Bertolucci proposa au gouvernement chinois une adaptation, mais celui-ci préféra son projet alternatif, Le Dernier Empereur. Henri Verneuil et Costa-Gavras eurent également des velléités d'adaptation qui ne concrétisèrent pas.

Il y a pourtant un réalisateur qui n'a jamais lâché le morceau: Michael Cimino. Pour l'auteur de Voyage au bout de l'enfer, qui y pense depuis toujours, adapter La Condition humaine est le projet d'une vie. Il a écrit un premier scénario dans les années 90, qu'il n'a depuis pas cessé de retravailler, en particulier avec Robert Bolt, rien de moins que le scénariste de Lawrence d'Arabie.

En 2001, il annonce que le gouvernement chinois lui a donné l'autorisation de tourner et que le casting est prêt: au programme, les participations de Johnny Depp, Daniel Day-Lewis, John Malkovich et Alain Delon, rien que ça! Malheureusement, le projet avorte. Quelques années après, on entend vaguement parler d'un projet d'adaptation signé Lou Ye, le réalisateur chinois de Nuits d'ivresse printanière, mais l'affaire est classée sans suite.

Mais en mars de cette année, coup de théâtre, Cimino annonce qu'il va enfin tourner La Condition humaine, malgré les difficultés de l'adaptation:

«C'est un livre de philosophie. On est dans la tête d'un jeune type qui se débat avec des idées. Adapter La Condition humaine, c'est un peu comme adapter les Mémoires de Cicéron. Le livre n'a pas de trame narrative.»

Pas de casting annoncé pour l'instant. Reste à savoir si les producteurs vont suivre: Cimino reste célèbre pour avoir précipité la chute du légendaire studio United Artists, à l'aube des années 80, avec son sublime et très coûteux La Porte du Paradis.

Nos suggestions

Le réalisateur: Michael Cimino, pour sa persévérance, mérite de le faire. Son sens de la tragédie épique et son talent pour les reconstitutions en font le candidat idéal.

L'acteur: Pour incarner Tchen, le jeune communiste chinois qui poignarde un trafiquant d'armes, il faut un révolutionnaire au tempérament d'acier et au regard tranchant comme une lame. Olivier Besancenot sera parfait.

Pierre Ancery et Clément Guillet

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