Économie

Bonjour, je voudrais (peut-être) acheter un Rafale...

L'achat d'un avion de chasse par des pays comme le Qatar, où se rend François Hollande ce samedi, ou l'Inde et le Brésil, est un long processus, complexe et très secret, qui mobilise industriels, diplomates et politiques.

Un Rafale en démonstration au «Aero India 2013» sur la base militaire de Yelahanka, vers Bangalore, en février 2013. REUTERS/Stringer
Un Rafale en démonstration au «Aero India 2013» sur la base militaire de Yelahanka, vers Bangalore, en février 2013. REUTERS/Stringer

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C’est un cadre de chez Dassault qui le dit: «On ne vend pas des Rafales comme on vend des savonnettes!» Et pourtant les rebondissements à répétition des contrats de vente de l’avion militaire du constructeur français pourraient bien évoquer le mouvement perpétuel d’un objet glissant. Les «dossiers» Rafale «évoluent» tous les mois, sans jamais vraiment donner l’impression d’aboutir. Le contrat indien, avec 126 appareils, serait le plus proche de la conclusion des négociations «exclusives» ouvertes en février 2012. De passage au salon du Bourget, mardi, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian estime «que nous n’avons pas encore réussit à convaincre les acheteurs potentiels mais qu[‘il] croit que nous allons y arriver».

En matière d’avions de combat, la certitude est toujours à prendre avec précaution. Nicolas Sarkozy s’était montré particulièrement serein au Brésil. Sa bonne relation avec le président Lula devait assurer la signature pour 36 avions en 2008. Depuis, peu d’avancées et plusieurs remises en question de l’avantage de l’appareil français, toujours en compétition avec d’autres aéronefs. Si une discussion vient d’être ouverte avec le Canada, d’autres peinent à progresser au Qatar, aux Emirats arabes unis ou encore en Malaisie… sans revenir sur les échecs aux Pays-Bas, en Suisse, en Corée du Sud et à Singapour.

Pour en savoir un peu plus sur ce qui différencie la vente de Rafales de celle des savonnettes, il faut se rendre sur le stand de l’industriel au Bourget. Deux appareils y sont exposés (un troisième trônant du côté du ministère de la Défense et un quatrième faisant la preuve de ses prouesses dans les airs chaque après-midi). Pourtant, impossible de visiter le stand où se relaient délégations régionales, industrielles, militaires nationales et internationales. Sans le badge adéquat, deux molosses vous interdisent l’accès aux engins. Un journaliste de BFM tentera une percée, brandissant le micro bleu tel un sésame… avant d’être gentiment raccompagné dehors. A l’intérieur, les VIP découvrent, entre cadeaux et coupes de bulles dorées, un simulateur: en une paire d’heures, les équipes de Dassault montrent les capacités et le fonctionnement de l’appareil.

Négociations marathon

«On n’a pas l’habitude de communiquer sur les négociations en cours», explique-t-on chez Dassault. Pour en apprendre un peu plus sur les méthodes commerciales de Dassault, il faut accepter de respecter l’anonymat de ceux qui parlent. On apprendra ainsi la procédure complexe qui accompagne la vente d’avions et qui explique la longueur des négociations. La première étape, baptisée Request for information, est une prise de renseignement informelle. C’est ce que fait le Canada en ce moment: le pays veut remplacer une partie de son parc d’avions de combat et prend contact avec les différents constructeurs. Il cherche à connaître les prix, les capacités des appareils, les conditions dans lesquelles ils peuvent être acquis. 

Une fois ce tour d’horizon réalisé, le pays acheteur peut effectuer un appel d’offre plus complet. C’est le Request for proposal. Dassault, mais aussi tous les autres, le Suédois Saab, le consortium Eurofighter, le géant américain Lockheed Martin et parfois les constructeurs russes font leurs propositions. Le client entame sa réflexion. Il demande des démonstrations, qui peuvent être effectuées par des pilotes de l’armée de l’air française. Techniciens, aviateurs, cadres du ministère de la Défense des deux pays font des allez-retours. On visite les usines et les bases militaires.

A terme, le client choisit sa Shortlist. Deux ou trois avions qui répondent à ses attentes techniques et industrielles. La qualité de l’appareil compte, mais cela ne fait pas tout. Dassault, comme le ministre de la Défense, disent avoir le meilleur avion du monde. Reste à convaincre que la France est aussi, au détriment des Etats-Unis, de l’Europe ou de la Russie, le meilleur partenaire politique et industriel. Car «acheter un avion de combat, nous assure un cadre de l’aéronautique de défense, c’est avant tout un acte politique.» Dassault, qui dispose de bureaux permanents dans chaque pays prospecté, entame alors un intense lobbying pour convaincre qu’un avion français, c’est mieux qu’un avion américain ou suédois. Et pour cela, les arguments changent d’un pays à l’autre.

Les équipes sur place, dont les effectifs fluctuent d’une dizaine à quelques 250 personnes, construisent l’argumentaire technique et commercial. Le politique et le diplomate viennent en soutien. Tous préparent aussi les éléments qui permettront de convaincre les opinions publiques locales, afin d’accompagner les acheteurs dans la justification de leur acquisition et dans ses avantages. Avec les milliards d’euros à la clé (on parle de plus de dix milliards pour le contrat indien), les plus hautes sphères de l’Etat sont de la partie: Eric Trappier, le patron de Dassault, fait partie de la délégation de François Hollande pour son voyage au Qatar ce week-end.

Politiques la semaine, VRP le week-end

Au Brésil, on a promis un transfert de production. Si les militaires n’ont pas toujours préféré le Rafale, le monde industriel et économique s’est laissé séduire: la construction, sur place, d’une bonne partie des 36 avions, pourrait créer 5 à 6.000 emplois. Mais si l’ancien Président français était pressé d’afficher des signes d’avancée sur ce dossier, Brasilia prend son temps. Personne ne menace suffisamment la sécurité du pays pour que l’on se précipite sur l’achat d’avions de combat.

En Inde, les tensions régionales se font déjà plus ressentir. New Delhi a accéléré sa décision sur ce que l’on appelle volontiers dans le milieu «le contrat du siècle». Pour convaincre les Indiens, Paris a accepté non seulement de transférer sur place une partie de la production, mais aussi de partager des savoir-faire précieux qui permettront à l’industrie indienne de rattraper une partie de son retard.

Au Moyen-Orient, beaucoup de pays sont déjà armés par les Etats-Unis. Diversifier son parc aérien, comme envisageraient de le faire les Emirats arabes unis, c’est assurer une totale indépendance stratégique vis-à-vis de Washington. Abou Dhabi garantit sa liberté d’action en pouvant s’approvisionner militairement auprès de deux pays différents. Un luxe qui coûte cher.

Chaque fois, il faut pouvoir garantir ces choix politiques et diplomatiques. Car si Dassault remporte le contrat, l’exportation doit encore être validée par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre. Composée notamment de représentants du ministère de la Défense, du Quai d’Orsay, de l’Elysée, du ministère des Finances, des services de renseignement … c’est elle qui autorise la vente de matériels militaires. D’où une vraie mobilisation dans ces différentes instances.

Un haut responsable du ministère de la Défense explique dialoguer en permanence avec les industriels pour savoir ce qui faisable ou ne l’est pas. La concurrence à laquelle est confrontée le Rafale, tous les matériels français y font face: «beaucoup de contrats sont perdus face aux Américains, ce sont de très gros enjeux, on parle de milliards». La puissance commerciale et diplomatique de Washington pèse lourd dans la balance. Voler en F-35 sonne comme une promesse de sécurité. Derrière l’achat d’un avion de combat, c’est aussi l’appui d’une grande puissance que l’on acquiert.

Politiques et diplomates se plient-ils facilement à cet exercice commercial qui s’ajoute à leurs autres responsabilités? L’un des cadres qui a accepté de nous répondre n’a aucun doute: «Dans le contexte actuel, il me parait évident que vendre 126 Rafales à l’Inde doit être en haut de la liste des priorités de François Hollande … » Pour en savoir un peu plus sur les efforts de lobbying menés aux différents échelons de l’Etat, on repassera: «trop sensible».

Romain Mielcarek

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